vendredi 23 août 2024
L’évolution de la situation politique française est très préoccupante. Mais est-ce conjoncturel, ou le signe d’une décomposition profonde ?
Un blocage désormais avéré
Comme on sait, on se trouve face à trois ensembles plus LR, eux-mêmes plus ou moins divisés, et se présentant comme incompatibles.
Une gauche disposant de deux atouts majeurs : sa capacité à se rassembler électoralement, et son hégémonie idéologique maintenue sur les médias, l’éducation etc. Mais elle est traversée de divisions profondes, notamment faute d’une mission claire comme l’avaient autrefois dans leur optique radicaux ou socialistes. Ni le wokisme, ni les revendications sociétales, ni l’immigration, ni la frénésie de dépenses et d’impôts n’y suppléent au niveau voulu. Ne reste alors que l’opposition : le refus du ‘système’, et surtout de ‘l’extrême droite’.
Un centre macroniste, hétérogène au départ, sans équivalent dans aucun pays, réuni par certains thèmes comme l’européisme et le pilotage du système existant, ce qu’on appelle culture de gouvernement. Mais cela ne suffit pas et ce qui en a fait le ciment est un homme désormais démonétisé. D’où une fragilité intrinsèque de la base politique, et une peur bleue de tous les mouvements populaires, la paix sociale ayant été achetée pendant sept ans à coups d’endettement. Ce centre est à bout de souffle mais subsiste faute de mieux au milieu du système. A droite, il est flanqué d’un parti résiduel LR, incapable de se dégager de sa sujétion historique aux idées dominantes et qui peine à survivre de façon autonome.
Une droite nationale particulièrement paradoxale : dominée par un parti populiste qui ne se veut pas de droite, sans base doctrinale véritable, mal armé pour gouverner ou rassembler parce que trop monolithique, mais en phase avec une part appréciable et croissante de la population. Il est surtout placé dans une position d’exclusion sans équivalent dans l’histoire de la république.
Sociologiquement, ceci reflète un pays balkanisé, en archipel comme dit Jérôme Fourquet, et cela avant même prise en compte d’une immigration qui s’accélère. Il y a bien sûr là derrière l’opposition chère à Christophe Guilluy entre centre et périphérie, deux mondes qui s’ignorent et ne se font pas confiance ; mais si cela correspond à une réalité, cela ne suffit pas comme grille d’analyse, car cela néglige le niveau idéologique et la médiation du politique. Sinon il y aurait deux blocs et non plusieurs.
Le pays s’avère dès lors difficile à gouverner ; et il peine à susciter des hommes d’envergure pour faire face à cette situation. Et la dette file, donc la crise à terme.
Le rôle clef de la marginalisation du RN
Dans ce contexte, la marginalisation du RN joue un rôle essentiel. La martingale macronienne était simple : jouer sur la faiblesse politique de la gauche (malgré son hégémonie idéologique) pour camper une opposition entre un camp de la raison et du bien (eux), et un extrémisme dangereux et immoral (le RN). Mais avec la dissolution la gauche a montré une résilience qu’il n’attendait pas. Le schéma a été dès lors réactivé en juillet mais sous une forme modifiée, par une alliance électorale de fait avec la gauche. Cela a marché face au RN, mais pour un résultat illisible et difficilement utilisable. Concrètement, il est absurde d’échafauder des hypothèses de gouvernements compatibles avec l’Assemblée actuelle sans aborder la question du comportement du RN, qui peut notamment voter ou non les motions de censure visant des gouvernements par définition minoritaires ou très fragiles.
Une des conséquences de cet anathème est en effet de détraquer la logique même du système représentatif. C’est ce qu’a bien analysé Pierre Manent (Figaro du 18 juillet 2024). « Ne sont plus en présence deux partis représentant deux parties du corps politique, mais s’opposent les membres légitimes du corps civique et ceux qui en sont exclus. Ce n’est plus un débat dont l’enjeu est la définition de la chose commune, c’est la mise en évidence d’une séparation ontologique ou religieuse entre les élus et les réprouvés. » Or « quand la république représentative remplissait sa finalité, elle a accommodé …des oppositions bien plus vives, puissantes et menaçantes que celle occasionnée par le Rassemblement national. »
Constat indiscutable. Mais pourquoi ?
Une dérive qui vient de loin
Pour comprendre, il faut prendre un angle large. J’avais souligné dans L’Avenir de la démocratie, que, loin d’entre un ensemble cohérent, celle-ci était basée sur trois fondements hétérogènes : l’état de droit ; le système représentatif (démocratie au sens propre) ; et l’idéologie démocratique, relativiste mais promettant l’émancipation. Ces trois éléments ont assez d’affinité pour se combiner, mais ils sont distincts et ont une évolution propre, qui peut les faire entrer en collision. La réunion des trois, ou système démocratique, est en outre incapable de fonctionner sans deux éléments extérieurs, qui se sont développés en même temps : la nation et le capitalisme, l’un fondant la communauté, l’autre lui donnant un horizon de progrès matériel inespéré ; sachant qu’eux peuvent se passer de la démocratie (voir la Chine). La démocratie moderne, loin d’être la fin de l’histoire, est donc un régime fragile et rapidement évolutif.
Or ce qui caractérise la phase actuelle, en France et au niveau européen, est que désormais l’idéologie ronge les deux autres composantes. C’est ainsi que l’état de droit est gangréné par le militantisme des juges, et cela remet en question la légitimité même du politique, outre son efficacité. Parallèlement, la démocratie représentative est bloquée par l’ostracisme idéologique portant sur plus d’un tiers des électeurs ; or si cela a un effet électoral réel, cela ne donne pas de solution de gouvernement stable.
C’est que l’hégémonie, au sens de Gramsci, de l’idéologie démocratique est plus que jamais envahissante. Déjà, les conceptions alternatives sont bien plus faibles qu’auparavant. Ensuite, cette idéologie a pris une forme nouvelle : elle est désormais multiforme, éclatée, et descend au niveau personnel voire intime (mœurs). Enfin, un autre élément essentiel de la synthèse républicaine est affaibli : l’attachement à une communauté nationale dotée d’une histoire et d’un patrimoine communs. On cherche à y substituer une conception purement idéologique, mais loin de réunir, elle divise, et ne fonde pas une vie commune. On a vu cela à l’ouverture des Jeux Olympiques : l’agitation LGBT et pansexuelle n’est évidemment pas un projet politique pour un pays. Ne reste alors d’un tel spectacle que l’idée de métissage et une juxtaposition relativiste de styles de vie ou de communautarismes, qui trouve par ailleurs son expression concrète dans une immigration débridée. Mais cela remet par nature en cause le patriotisme : qu’est-ce qu’une communauté s’il n’y a rien de commun hors ce programme de confusion ? Le tout est aggravé comme on sait par l’autonomisation du capitalisme mondialisé, qui ronge les solidarités. La synthèse à la base de notre système politique depuis un siècle et demi paraît donc se décomposer, et par là, la base de vie commune.
Dans ce contexte préoccupant, on ne peut que souligner la faiblesse des alternatives à cette hégémonie destructrice : l’influence de la pensée classique, ou conservatrice au bon sens du terme, reste marginale ; ce qui domine dans l’opposition idéologique est un populisme au fond un peu simpliste, malgré l’intérêt qu’il présente comme réaction instinctive à la dérive.
Remarquons cependant que le monde en dehors de l’Europe, qui compte de plus en plus, suit de tout autres voies, bonnes ou mauvaises. Le patriotisme y est fort. Et même le paysage américain est différent : plus heurté, mais moins bloqué. En outre, des blocages ne durent pas indéfiniment, notamment en cas de crise. Cela conforte dans l’espoir qu’il y a une marge d’évolution, même si le chemin sera rude et aléatoire.
Paru dans Politique magazine n° 239.