mardi 14 décembre 2021
Nous avons vu dans un précédent article les principes de base du confucianisme. Voyons ce qu’il peut signifier aujourd’hui, sur la base de ce que nous disent les principaux auteurs néoconfucéens actuels. Le confucianisme face à la société actuelle Il va de soi que les sociétés asiatiques actuelles sont très éloignées du modèle initial. L’influence des conceptions occidentales d’un côté, les évolutions sociales et économiques de l’autre, ont favorisé l’individualisme – outre l’effondrement de la natalité partout, fruit indirect et paradoxal du souci de l’éducation. La vision confucéenne est très décalée par rapport aux métropoles d’aujourd’hui, fragmentées, individualistes et globalisées, avec la culture de masse, la mobilité sociale, et les média. La culture que demande le confucianisme n’est pas facile à développer dans ce contexte. Rappelons cependant que les traces de la tradition confucéenne restent considérables. Le souci du consensus social reste fort. La discussion ne peut être totalement libre car il y a les règles morales et de décence. Même à Taiwan, le plus pays peut-être libre et le plus ouvert de la zone, on cultive le consensus et on limite le pluralisme moral. Par exemple, les lois obligent les enfants à s’occuper de leurs parents âgés ; on réprime la pornographie et le journalisme à sensation.
Par ailleurs, on l’a vu, le confucéen tend à voir les désaccords éthiques comme quelque chose de regrettable : comme un manque d’information ou de formation. De même au niveau collectif : le gouvernement des sages doit autant que possible éliminer les désaccords. D’où le défi posé par le pluralisme moderne : parce qu’il y a désaccord sur ce qu’est la vie bonne ; parce que le pouvoir risque d’imposer de façon paternaliste ou moraliste ses vues ; parce qu’il y a risque permanent d’autoritarisme. D’autant que le confucianisme n’a pas la notion d’autonomie personnelle pour équilibrer, et que sa conception du bien est problématique dans nos sociétés. Il reste que dans la perspective confucéenne une souplesse existe ; on peut avoir une pluralité ou même des contradictions entre jugements moraux, notamment selon la grande variété des circonstances. D’où l’importance du discernement, de la flexibilité, et du sens du temps approprié. Et on peut avoir des conclusions différentes selon les personnes, toutes deux respectables. De même pour les rites, qui doivent être eux aussi appropriés, et peuvent évoluer dans le temps. En revanche s’agissant de désaccords de fond, il ne peut y avoir de désaccord raisonnable. Dans un tel cas, deux solutions : soit viser la perfection et intervenir, soit préférer la non-coercition. L’influence de la tradition légiste pousse alors au premier terme, alors que le deuxième est plus confucéen.
Dans une société confucéenne, on l’a vu, les relations humaines sont largement non instrumentales et la communication se réfère à un dépôt de discours communs partagés ; on a vu la recherche de l’harmonie et de la réconciliation. On perçoit dès lors les choses autrement que dans l’individualisme dominant, avec son égalité quantitative, son système économique ne valorisant que le mérite mesurable, son ‘progrès’ social mesuré par des règles formelles, et une insistance sur les droits individuels au détriment des responsabilités sociales. Sur le plan de la loi et des coutumes, le point central pour le confucéen est de savoir comment cultiver des habitudes socialement productives. Dans ce système, il n’y a pas antagonisme obligé entre dirigeants et dirigés, ni pluralité de conceptions individuelles de la bonne vie ; la loi est un simple complément bureaucratique aux mœurs, qui sont l’essentiel. Den outre, dans cette conception on ne peut construire une communauté sur la base d’une égalité simple : chaque rôle et fonction doit être reconnu. Cela dit, chacun sait même en Occident que des biens communs essentiels comme la famille, le mérite académique ou les associations sont des institutions non égalitaires.
La notion de droits n’a pas naturellement sa place dans un tel contexte : ils sont donnés par la société et doivent être développés par l’éducation ; le recours à la loi est jugé négatif car destructeur des rapports sociaux. On tend à privilégier l’harmonisation des intérêts par rapport à la pure défense de droits individuels. Il faut développer alors les mécanismes non légaux : les pratiques et les valeurs importent plus que les droits. Le rôle du langage et de la culture est ici essentiel. Pour nos auteurs, un des enjeux essentiels est l’enchantement du monde social : la culture est ‘enchantée’ en cela qu’elle opère en nous avant tout niveau conscient. La sécularisation ou démystification aboutit en revanche à son désenchantement, d’où un monde post-culturel. Or l’art et l’expérience esthétique sont essentiels pour toute société. Or une société confucéenne complètement rationalisée est difficile à imaginer. Si donc la démocratie suppose le désenchantement, elle ne peut être confucéenne. Comment alors s’inspirer du confucianisme ? A nouveau, les rites sont des moyens d’enchanter les choses. Ils sont basés sur les personnes, leurs relations mutuelles, le moment et le lieu ; c’est une identité en action, qui vaut à tout moment et pour tous les gestes de la vie, même privés, et elle est familiale : c’est de la famille que tout rayonne, et non d’une transcendance religieuse. Nos auteurs déduisent de ceci que si la démocratie se développe en Chine, elle doit le faire sur la base de pratiques culturelles et de mouvements venant naturellement de la base.
Cela dit le dilemme n’est pas simple à résoudre. Il faut reconnaître que partout en Asie les systèmes traditionnels confucéens d’éducation ont disparu ou disparaissent, notamment les classiques, et sont remplacés par d’autres plus modernes. Par ailleurs, l’importance de l’éducation morale était encore fortement soulignée dans les manuels récents, mais cela évolue. En revanche, les médias y promeuvent une image d’uniformité individualiste, qui se veut libérée et en réalité remplace un modèle par un autre. Ce modèle, répandu partout, influence tout le monde ; mais il n’a pas été conçu pour fournir une référence commune. La démocratie supposerait un sentiment d’appartenance, mais elle ne diffuse pas une culture qui fournisse cette référence. La combinaison entre les deux est donc difficile : qui dit démocratie dit libéralisme, individualisme ; cela ne se relie pas avec les valeurs confucéennes. Les enseignants coréens disaient que ces dernières valent dans la sphère familiale, mais pas dans celle publique, où prévaut la démocratie. Mais cette dichotomie ne s’est avérée pas durable.
Dans un recueil collectif récent (Confucianism for the Modern World), les auteurs proposent l’idée de démocratie personnaliste, dans laquelle le sens du groupe, de la consultation mutuelle, de la décision collective perçue comme plus sûre que la décision individuelle, permet d’éviter les phénomènes d’exclusion caractéristiques de nos démocraties. Certains éléments importés avec la démocratie occidentale leur posent problème : ainsi la relativisation des ‘rites’ au profit du formalisme juridique ; ou l’insistance sur le droit au détriment de la responsabilité sociale. Pour résoudre les disputes, la médiation était le moyen préféré dans la Chine traditionnelle, plus que la poursuite en justice ; celle-ci est vue comme socialement négative, et égoïste. On vise avant tout la réconciliation, l’harmonie. Dans cette optique, le sens de la communauté est absent des Lumières ; il n’y a pas de ‘fraternité’. Il faut au contraire remplacer l’intérêt de l’individu par la règle d’or, le souci du commun.
L’idée occidentale de constitution, disent-ils, mélange deux concepts contradictoires : une confiance dans le peuple pour gouverner, mais une méfiance envers le pouvoir de la majorité. L’idée est en tout cas de restreindre le pouvoir gouvernemental. Or pour le confucéen ce qui est le plus important est la culture des citoyens, l’harmonie entre leurs dispositions intérieures et l’ordonnancement public. Mais nos auteurs admettent que ce peut être une méthode commode pour un gouvernement autoritaire : il faut donc le combiner avec le constitutionnalisme occidental, et admettre que le confucianisme est évolutif.
En Chine la politique est d’abord l’art d’obtenir une harmonie politique – et pas le pluralisme occidental comme tel, avec une procédure pour décider. L’idée est plutôt que les intérêts doivent pouvoir se concilier. On insiste sur la flexibilité et non les dogmes, la pratique plus que la théorie. On séduit et manipule plus qu’on n’en appelle à des principes généraux. Ou alors c’est la violence (celle des ‘légistes’). On insiste donc sur l’agent unificateur, le dirigeant. D’où l’importance donnée au langage et à la formulation correcte de la politique suivie. Car l’accent est mis sur la dimension performative du langage ; la langue est une pratique sociale. Et peu d’importance est donnée au choix moral autonome.
Pour nos auteurs, il faut à la fois des droits et des rites ; ils sont complémentaires. Si on insiste trop sur les rites comme les confucéens, on menace la liberté de pensée ; les rites soutiennent une hiérarchie et assurent la solidarité de la société. En Chine on tend à voir les droits comme de simples intérêts, et non comme des principes moraux. Mais selon Tu Weiming le confucianisme repensé peut aider à inscrire les droits dans le langage commun de l’humanité, car il permet leur enracinement dans la culture locale.
La question de l’égalité est une autre divergence majeure avec l’Occident. Côté dirigeants, il faut transparence et acceptation de la responsabilité (accountability) envers tous ; mais pour que des dirigeants soient responsables, il faut qu’ils soient disciplinés. Or paradoxalement, avec la démocratie moderne, les dirigeants sont placés plus hauts que des monarques : on trouve en effet étrange l’idée de les sermonner sur le plan moral. Comme le développe Tongdong Bai notamment dans son livre au titre évocateur Against Political Equality, les premiers confucéens ont très tôt perçu que les masses n’avaient pas la capacité nécessaire à prendre des décisions politiques saines. Mais en même temps l’Etat, dit Mencius, est là au service du peuple. Il semble donc que le peuple a la capacité de juger s’il est satisfait ou non du gouvernement, mais pas de décider ce qui peut le satisfaire : apprécier et non décider. Il ajoute que le principe « une personne, un vote » crée un sentiment anti-élite stérile, et surtout ne tient pas compte de ceux qui ne votent pas : les futures générations, les étrangers, etc. Les intérêts de ceux qui parlent haut et fort l’emportent sur ceux des autres. Par ailleurs, les questions complexes d’aujourd’hui dépassent totalement la compétence de la plupart des gens. En outre dit-il, aujourd’hui se tenir informé est presque impossible ; et beaucoup de gens peuvent légitimement préférer d’autres centres d’intérêt plus personnels que la vie politique. Cela débouche sur une idée de régime politique hybride : on cherchera à réduire l’influence des citoyens incompétents, mais on exigera des gouvernants le souci du bien commun, car leur statut repose sur le fait de servir le peuple.
Dans un livre relativement récent (Le Sage et le peuple - Le renouveau confucéen en Chine), Sébastien Billioud et Joël Thoraval analysent le confucianisme dans la Chine actuelle, et notent une multiplicité de niveaux : le niveau populaire spontané, qui y voit une règle de vie ou un modèle éducatif ; le niveau officiel, qui y voit un rappel de la tradition nationale chinoise, combiné à un appel à la moralité et au respect de l’autorité ; l’un et l’autre s’ajoutant enfin au confucianisme des intellectuels.
Mais c’est avec le niveau officiel que le rapport est le plus ambigu. Dans la Chine actuelle, on cite à l’occasion Confucius, et on organise des manifestations en son honneur (ou les laisse se produire). Mais deux caractéristiques du régime sont l’idéologisation (en théorie, marxiste) et la marchandisation de la culture. D’où la contradiction performative des manifestations officielles : c’est en pratique un Confucius sans confucianisme ; il n’y a pas d’intériorisation, mais une rationalisation instrumentale. Cela ressemble d’ailleurs surtout à des meetings politiques maoïstes, avec une allure martiale et une population hétéroclite. Or le maoïsme tient bien plus des ‘légistes’, d’ailleurs admirés par Mao, que de Confucius, qu’il a combattu énergiquement. S’il y a donc bien une sorte d’approbation publique de Confucius dans le discours officiel chinois actuel, contrastant avec la critique de la démocratie libérale dans ce même discours, les confucéens, intérieurs ou extérieurs, sont eux assez critiques du gouvernement chinois, celui de Mao évidemment, mais aussi le régime actuel.
Cela contraste fortement avec la position bien plus forte du confucianisme à Taiwan : son rayonnement relatif s’y appuie sur des organisations religieuses autonomes, pluralistes et œcuméniques. A Pékin il y a une volonté de contrôle idéologique, d’où une diffusion restreinte et trop formatée de l’héritage culturel.
S’agissant du confucianisme proprement dit, la question de l’avenir reste ouverte. Un retour à une société pleinement confucéenne reste évidemment improbable. Mais trois points méritent une attention particulière, compte tenu de l’importance de l’Asie et notamment de la Chine.
Le premier est de garder en mémoire l’arrière-plan d’imprégnation confucéenne dans toutes ces cultures, qui explique bien des comportements.
Le deuxième est la leçon qu’on peut tirer pour nous d’une tradition de pensée qui présente de fortes affinités avec la pensée classique occidentale, malgré ses limites et des différences évidentes. Notamment dans son souci de la communauté, du bien commun, et de la morale sociale.
Le troisième est d’aider à penser l’expérience politique chinoise actuelle, notamment avec Xi Jinping, qui hybride le maoïsme et la tradition des ‘légistes’ avec des éléments de confucianisme (au moins au niveau verbal), et se présente comme une alternative à la démocratie occidentale : gouvernement d’une élite issue du peuple, mais prétendant œuvrer pour le peuple, en pratique d’une main de fer.
A paraître dans Politique magazine