mardi 15 juillet 2014
Une nation est une communauté de destin. La solidarité qu’elle implique est un élément essentiel pour ses membres, dont elle est un horizon d’appartenance, de sens et aussi de sécurité essentiel. Quand je parle de solidarité je ne vise pas principalement la redistribution fiscale et sociale massive qui caractérise nos sociétés : plus de 55% du PNB consacré à la dépense publique dans un pays comme la France. C’est énorme, décourageant et assez peu efficace même sur le plan purement social. Je pense plutôt à l’agriculture de pays comme la Suisse ou le Japon, largement montagnards, mais que leur statut national préférentiel permet de maintenir, reconnaissant qu’elle est un élément essentiel de la communauté nationale.
Ce sens de la communauté de destin s’érode rapidement en Europe, et de façon particulièrement préoccupante en France, du moins au niveau public et visible, ce qui est étonnant au vu de la profondeur du sentiment national subsistant dans la population. En se limitant au champ économique, des symptômes bien connus en sont les départs nombreux de jeunes diplômés à l’étranger, les transferts de sièges sociaux de multinationales, la désindustrialisation, ou encore l’indifférence étrange aux transferts de pouvoirs à des autorités européennes, même totalement non élues et purement technocratiques, dont le transfert de la supervision des banques à Francfort est un symptôme particulièrement éclatant. Cette indifférence relative du système français officiel contraste avec l’attention extrême que de telles questions suscitent en Grande-Bretagne, l’autre grande nation ancienne d’Europe. Sans parler des pays non européens, qui restent partout fidèles au patriotisme classique.
Ce sont là des symptômes de la détérioration voire de la désintégration menaçante du sens de la communauté que j’évoquais. Or sans communauté l’homme est seul et inquiet. Pas besoin de chercher plus loin une explication au malaise diffus qui caractérise l’opinion française, et dont de multiples sondages témoignent. Ce serait moindre mal si l’Europe pouvait à terme jouer ce rôle. Mais l’Europe n’est pas une communauté et ne le sera pas à vue humaine : il n’y a en commun ni nation ni peuple européen, seulement des éléments de civilisation : assez pour créer des liens et des intérêts communs, pas pour faire une communauté. Plus une construction abstraite et technique, plus répulsive qu’attirante : cette étrange excroissance fruit des traités bruxellois qu’on appelle l’Union européenne. Le sentiment de manque est donc là, diffus, malsain et incontrôlable. On le voit de plus en plus aux élections.
Un tel état de fait est particulièrement préoccupant si on considère la problématique maintenant obsédante de la crise. Il y a d’abord la crise sourde qui nous affecte dès aujourd’hui : d’un côté, l’absence de croissance est insupportable dans des sociétés qui sont construites sur elle (faute de quoi le chômage s’accroît et les meilleurs partent) et pour qui elle est désormais une forme de fuite en avant financée à crédit. Or cette stagnation a toute chance de durer comme je l’ai montré par ailleurs, d’autant que la France ne veut pas se réformer. Son déficit persistant et la dette extravagante qui en résulte sont un témoignage préoccupant de l’absence d’accord politique sur l’essentiel. Il y a ensuite et surtout la vraie grande crise, celle qui a été évitée de justesse en 2008 mais qui statistiquement est quasi certaine au moins un jour, en tout cas dans un système mondial aussi déséquilibré que le nôtre. Face à une telle éventualité, une société doit être forte, assurée de ses fondements essentiels. Nous en sommes loin.
Plus généralement on ne fonde pas la solidité d’une société sur la seule économie, de toute façon trop fluctuante, trop vulnérable à la conjoncture. Il faut des références communes fondatrices, et notamment ce sentiment vécu d’une communauté de destin active. Comme d’ailleurs, dans cette même perspective on a besoin à leur niveau de familles fortes et solidaires. Plus une société est individualiste, moins elle est à même de supporter une crise. On l’a vu avec l’Allemagne des années 20 et 30 : comme l’a montré E. Todd, l’effondrement de la foi protestante y a été pour beaucoup dans l’affolement moral du pays et la montée d’Hitler, à côté d’autres causes bien connues.
Notre pays a un besoin vital de restaurer son sentiment d’être une communauté de destin, comprise comme communauté de communautés. Cela supposerait bien sûr pour se réaliser pleinement un tournant majeur dans l’esprit public. Mais il dépend de chacun de nous d’œuvrer en ce sens à son niveau.