lundi 22 avril 2024
1/ Le modèle social français actuel est-il soutenable financièrement compte tenu du niveau de la dette publique et des projections économiques, financières et démographiques ?
Les dépenses publiques françaises connaissent une dérive insoutenable depuis 1981 : la dette publique, 3100 milliards, environ 113 % du PNB, est très élevée, et les déficits continuent à l’alimenter. Or ils sont financé par l’emprunt sur les marchés, en bonne partie à l’étranger. Le marché n’est comme on sait pas entièrement rationnel, mais sur le long terme il ne peut pas ne pas prendre en compte les réalités. Celle de la France est celle du grand pays européen le plus mal géré. D’autant que cette dette ne résulte pas d’un investissement dans des activités productives, permettant le remboursement, mais de dépenses courantes, qui devraient être financées sur les ressources de l’année. Une étude récente de Fipeco sur les dépenses publiques montre que la France « dépense plus que la moyenne européenne dans quasiment tous les domaines » : 58,3 % du PIB en 2022 contre 49,6 %. Le décalage est énorme.
Parmi celles-ci, les dépenses sociales, en déficit permanent : il est délirant que l’on finance des soins médicaux ou des paiements de retraite par l’emprunt. J’évoquerai donc ici surtout la dimension budgétaire et dépenses du modèle social, plus que le côté structure économique (smic, code du travail etc.) malgré son importance.
Un second problème vient du fait qu’en France, quand on fait un effort de contrôle des dépenses, c’est par la méthode budgétaire ; on réduit les enveloppes, selon la résistance de ceux qui les gèrent ou en profitent. Résultat, on peut avoir des dépenses toujours très élevées mais des manques graves là où on a taillé dans les budgets, et on sabre la préparation de l’avenir. L’hôpital en est un bon exemple. Il nous faut pas incriminer ici les budgétaires, mais les politiques. La seule manière rationnelle de réformer est de reconsidérer dans son ensemble l’action menée dans le domaine considéré : ses priorités, son organisation, ses méthodes etc., et de la restructurer en conséquence. Mais cela suppose un travail en profondeur, demandant du temps, et surtout une légitimité politique forte.
Ce dernier point est essentiel. Si le sujet n’est pas abordé dans les périodes électorales, ni en dehors - comme c’est le cas maintenant- , aucune vraie réforme n’est possible faute de légitimité. On l’a vu avec les retraites : le projet initial de réforme structurelle a été abandonné, et on s’est borné à modifier des curseurs à la marge, avec une très forte résistance et un impact limité.
Dans ce contexte, une réforme ayant un vrai effet ne peut se produire qu’à la suite d’un crise grave. Mais comme on l’a vu avec la Grèce, la réforme est alors sauvage : pratiquée vite et à la hache, en partie dictée par des organismes internationaux, c’est la méthode budgétaire en beaucoup plus brutal. Elle est alors cruelle et insatisfaisante.
2/ Faut-il sauver ce modèle ou le réformer ?
Il faut évidemment le réformer.
En premier lieu, parce qu’on n’arrive pas à le piloter et à le maîtriser, et que des années de méthode budgétaire l’ont gravement déformé sans tenir la dépense. En outre, des évolutions profondes le remettent en cause ; la démographie - le vieillissement de la population, mais aussi l’économie, très différente de l’économie de reconstruction, autarcique et industrielle d’il y a 70 ans. Mais aussi parce que plusieurs de ses présupposés sont contestables, ainsi le statut de fonctionnaire, qui n’a pas de sens en dehors du cœur de la fonction publique. Ou la centralisation forcenée, qui sévit presque partout mais est particulièrement caricaturale à l’Education nationale. Ou la juridisation de la notion de droits, déconnectée des possibilités, soit pour des motifs d’égalité, soit par abus de droits acquis.
En second lieu, parce qu’il faut aller plus loin dans la révision des principes directeurs. Certes, réformer ne veut pas dire abandonner ce qu’il y a de bon ; l’autorité politique a dans ses responsabilités que la population soit éduquée, soignée, qu’elle ait des retraites décentes et équitables, qu’on aide les personnes dans le besoin etc. Mais cela ne veut pas dire un système généralisé de distribution gratuite.
De plus, il ne va pas de soi et il est même souvent contestable que l’autorité politique assure cette tâche directement. Le principe de subsidiarité demande de laisser le plus possible l’autonomie et de responsabilité aux intéressés par eux-mêmes ou en association, mais en les aidant. Or il ne joue qu’un rôle mineur dans notre système social, foncièrement jacobin sauf exceptions.
C’est là un premier exemple.
Un deuxième est celui du principe de solidarité. Le terme recouvre en effet deux notions. D’un côté, aider ceux qui sont vraiment dans le besoin : la priorité est incontestable - pourvu qu’on ne les entretienne pas dans la dépendance. Mais d’un autre côté, on appelle solidarité ce dont bénéficient les membres d’une communauté : la santé, l’éducation, des retraites fiables etc. Mais cela suppose à la fois l’appartenance effective à cette communauté, en général nationale, et que les bénéficiaires assument leurs devoirs envers elle (notamment par leur travail et leur loyauté).
3/ Quelles grandes lignes devrait respecter, selon vous, une réforme substantielle de notre modèle social ? Quelles priorités faut-il fixer ?
Une réforme doit partir des réalités et les réponses varient selon les sujets, même s’il y a des principes communs. Il s’agit de combiner l’autonomie des initiatives avec le souci de ceux qui sont dans le besoin : subsidiarité et solidarité.
Selon Fipeco, « tout agrégée, la protection sociale représente 32,9 % du PIB, contre 27,2 % au niveau européen ». Dans ce total, certains secteurs sont encore mieux traités. Ainsi les retraites, avec 14,4 % du PIB, soit 2,5 points de plus que la moyenne européenne ; la santé (12,2 % contre 10,5 %) ou le chômage (1,7 % contre 1,2 %). L’éducation (qu’ils n’incluent pas avec le social) est à 5,2 % contre 4,7 %. D’où leur recommandation d’un ajustement des retraites, faisable en théorie par la méthode budgétaire, alors que mettre en ordre les dépenses de santé demande un effort structurel complexe. Mais politiquement les choses sont bien moins évidentes comme on l’a vu.
De façon plus précise il faut distinguer 4 grands domaines.
Le premier est le système éducatif ; c’est là que la réforme doit être la plus profonde, dans le sens d’une très grande autonomie du système, son transfert (pour la partie publique) aux autorités locales, combiné avec l’ouverture à une vraie pluralité, avec des écoles publiques très autonomes et des écoles privées (non commerciales) beaucoup plus libres. Ce qui implique un financement bien plus souple, par exemple par chèque éducatif. Et le contrôle indispensable doit être disjoint de l’organisation même de l’enseignement public.
Le second est le système de santé. L’actuel a un petit élément de subsidiarité avec les mutuelles ou la médecine libérale ; mais il le gâche par son traitement bureautique, la longue période du numerus clausus étant un exemple caricatural. Il serait bon de maintenir cette médecine libérale à financement public, avec une rémunération plus élevée des praticiens, mais aussi plus de responsabilisation : un service de garde réel sur tout le territoire et pas d’ordonnances de complaisance. Quant à l’hôpital, on cumule un niveau élevé de dépenses avec de fortes restrictions de moyens, nocives pour les malades. Il faut donc simultanément réduire sensiblement certains frais, notamment le nombre exagéré des non-soignants, ou l’abus des urgences ; et augmenter les investissements dans les maladies graves. Mais là aussi, cela ne peut pas se faire depuis Paris ; une large décentralisation s’impose, et un recours plus important aux structures privées.
Le troisième est le système des retraites. Les fait récents ont confirmé la sensibilité du sujet, mais aussi le besoin de réforme de ce bric-à-brac incompréhensible. Les régimes spéciaux : qu’il y en ait n’est peut-être pas le plus gros problème, mais le fait que leurs avantages élevés sont de fait pris en charge par la collectivité. De même, le régime des fonctionnaires devrait sortir du budget, ne serait-ce que par transparence ; et sa logique est à reconsidérer. Quant aux curseurs, l’allongement de la durée de vie et donc de la période de retraite implique par nature celui de la durée de travail. Ajouté au fait que les retraités ont un niveau de vie supérieur aux actifs, cela justifie ici des ajustements de type budgétaire (notamment par l’inflation), en sus d’une réforme structurelle. Cela dit, la mise en œuvre doit si possible être le fait des intéressés, hors du champ politique : de ce point de vue, l’Agirc-Arrco est un des bons points de notre système. Enfin, pour des raisons de diversification des risques et d’autonomie, le développement de la partie capitalisation devrait être fortement encouragé.
Un quatrième est la famille. Non seulement c’est un pilier de la société, mais l’effondrement de la démographie lui donne une priorité évidente. La dérive actuelle qui en fait une aide aux plus défavorisés doit être enrayée : la solidarité vaut pour toutes les familles. Et donc il faut globalement plus de dépenses, et les familles nombreuses devraient être privilégiées, car outre leurs besoins elles assurent seules un niveau de natalité satisfaisant. Mais on peut et doit aussi réduire des dépenses dépourvues de sens : ainsi les étrangers ne devraient pas y avoir droit.
Viennent ensuite diverses questions, qu’on ne peut qu’évoquer ici. Ainsi, hors assimilation, l’aide aux migrants devrait drastiquement se réduire à la solidarité avec des besoins immédiats. Ou des questions plus directement liées avec la vie économique, comme le chômage, qui devrait devenir essentiellement paritaire et orienté vers la remise en activité (combinant formation et réorientation), comme aussi le RSA. Sans parler de sujets non budgétaires comme le code du travail, titanesque, ou le Smic, devenu une machine à niveler.
A cela s’ajoute la réforme des cotisations, d’une complexité inouïe sans raison véritable. Outre une simplification drastique, et dans bien des cas retour à des cotisations variables selon les organismes, on basculerait celles qui resteraient publiques du côté salarié, tout en ajustant les salaires bruts pour ne pas changer le résultat net ; les gens se rendraient mieux compte du coût réel du système. Il faut enfin rappeler la nécessaire lutte contre la fraude, à commencer par les faux ayants-droits, nombreux notamment dans les branches retraite et maladie. Cela peut représenter des sommes importantes, même si l’expérience de la lutte contre la fraude montre que ce n’est pas à la hauteur des attentes et ne dispense pas de la réflexion sur les dépenses.
4/ Une réforme d’ampleur vous semble-t-elle acceptable par l’opinion publique ?
C’est une difficulté centrale. On peut craindre que l’état désastreux du système politique et du débat public excluent que des réformateurs obtiennent par les urnes la légitimité politique de vraies réformes. Il est donc à craindre que cela ne se fasse, comme on l’a noté, qu’à l’occasion d’une crise grave. Cela dit, dans un tel cas les décideurs se jettent sur les solutions déjà élaborées qu’ils trouvent ; il est donc très important d’élaborer de telles solutions, même si le jeu politique ne leur donne pas de débouché immédiat. Il est important aussi de combattre la démagogie ambiante, notamment à gauche, qui prétend que la solution est dans la taxation. Or non seulement notre fiscalité est d’une lourdeur aberrante et représente un vrai handicap pour l’économie, mais voir la solution dans le seul financement conduit à ne pas traiter les graves disfonctionnements du système.
Un autre obstacle de taille est juridique et judiciaire. On connait l’emprise actuelle des tribunaux et le droit qu’on leur a alloué, ou qu’ils se sont pris, de juger la législation en fonction de principes abstraits comme l’égalité de traitement, profitant massivement aux migrants même irréguliers. Aucune réforme complète n’est possible, comme dans d’autres domaines, sans remise en cause de ce rôle exorbitant.
5/ Que pensez-vous de l’idée de revenu universel, à la fois sur le plan économique (est-ce réaliste et réalisable ?) et sur le plan éthique ?
C’est une mauvaise idée. Outre son coût, elle diffuse une idée fausse de ce que signifie l’appartenance à la société, ne mettant l’accent que sur de supposés droits et non sur la contribution de chacun. En outre elle est radicalement à l’opposé de l’idée de subsidiarité, et même à la dignité de l’homme bien comprise, qui suppose son autonomie (sauf handicap réel). En outre si on l’appliquait réellement, donc avec un revenu permettant au moins de survivre, son coût serait démentiel : 1000 € par mois pour 40 millions de personnes adultes coûteraient 480 milliards par an.
6/ Quelle évaluation d’ensemble faites-vous des politiques publiques en matière sociale depuis 1945 ?
Bien que se développant sur la base d’un même noyau initial défini après la guerre, les dépenses sociales ont considérablement évolué depuis, en quantité (de 15% du PNB vers 1960 à plus de 30% hors éducation), et dans leur structure. La part des retraites a par exemple massivement augmenté ; inversement, celle de la famille a été réduite en termes réels. Mais le fait dominant a été cette dérive constante que personne ne paraît en état d’arrêter, alors que l’insatisfaction croît.
7/ L’État semble dans le même temps vouloir régenter de plus en plus de domaines tout en se montrant défaillant sur ses missions régaliennes. Comment penser aujourd’hui le rôle de l’État dans la société ?
Les mission régaliennes de l’Etat ont souffert de deux grands facteurs. D’un côté l’inconscience ou l’hypocrisie des politiques, mais aussi de la population, ainsi en matière de défense (et de diplomatie). Et d’un autre côté, l’application de la méthode budgétaire, particulièrement nocive dans certains secteurs comme la justice. Paradoxalement donc, il faudrait, outre des réformes structurelles, des moyens sensiblement accrus, ce qui complique encore l’équation.
8/ Quels éléments de la pensée sociale de l’Église peuvent éclairer les nécessités du moment quant à la protection sociale et au rôle de l’État ?
La Doctrine sociale de l’Eglise n’est pas détaillée sur la protection sociale, mais elle pose plusieurs grands principes qui donnent beaucoup à réfléchir sur le système, notamment la subsidiarité et la solidarité, que nous avons évoquées. Il en est de même de la centralité de la personne humaine, comprise en termes d’autonomie et de créativité, mais aussi de responsabilité. Citons ici un passage important de Benoît XVI dans Caritas in veritate au n°43. « La solidarité universelle qui est un fait, et un bénéfice pour nous, est aussi un devoir. Aujourd’hui, nombreux sont ceux qui sont tenté de prétendre ne rien devoir à personne, si ce n’est à eux-mêmes. Ils estiment n’être détenteurs que de droits... C’est pourquoi il est important de susciter une nouvelle réflexion sur le fait que les droits supposent des devoirs sans lesquels ils deviennent arbitraires. ».
Il faut évoquer enfin un principe pertinent ici, l’option préférentielle pour les pauvres. L’idée même d’une option préférentielle conduit à une logique très différente de celle mise en avant par notre système, qui vise à prendre tout le monde en charge sur la base d’un principe égalitaire. Poser une telle option implique de reconnaître que les besoins varient, qu’on n’a pas des ressources infinies, et que certains besoins sont prioritaires. Cela porte en définitive sur la solidarité au premier sens du terme (envers les plus démunis, en fonction de leurs besoins) ; mais pas sur un système généralisé à l’ensemble de la population, dont on espérerait qu’il toucherait aussi les pauvres.
Interview à paraître dans la revue Permanences.