jeudi 27 avril 2023
Le blocage actuel de la situation politique française nous frappe et consterne tous. Une part appréciable de la responsabilité tient évidemment au style et à la personnalité d’Emmanuel Macron : personnalisation extrême, pouvoir totalement centré sur une personne, éloignement de la population, arrogance et amateurisme etc. Mais cela va plus loin, et concerne aussi plus largement le jeu politique tel qu’il a évolué en France.
Une comparaison avec les Etats-Unis, autre pays à pouvoir présidentiel affirmé, peut être ici éclairante.
Comme on sait, le point premier est la bipolarité du fonctionnement politique américain, les deux grands partis maintenant leur rôle dans l’alternance (malgré de profondes évolutions de chacun dans le temps). En sens contraire, la France est au minimum tripolaire (hypercentre macroniste, gauche dure et RN), voire plus si on tient compte de ce qui reste des anciens partis de gouvernement, et d’autres. Ce qui veut dire que les multiples fractures des deux sociétés se résolvent aux Etats-Unis par rassemblement en deux camps, mais pas en France. De ce fait, les deux camps sont là-bas potentiellement en mesure de gouverner, alors qu’ici la situation se bloque.
Cela ne veut en rien dire que les Américains sont moins divisés que les Français, bien au contraire : les oppositions politiques y sont désormais farouches et radicales, plus que depuis longtemps dans leur histoire, et cela dépasse largement le phénomène Trump. De plus, dans les deux pays le système électoral favorise la bipolarisation.
L’originalité française consiste avant tout, d’évidence, dans l’opposition entre un hypercentre (macroniste actuellement) et deux partis classés ‘extrêmes’ forts. Ce qui veut dire d’une part qu’il n’y a pas une grande fracture dans laquelle les différentes fractures finissent en gros par se fondre, mais au moins deux fractures : entre la droite et la gauche (n’en déplaise à Marine Le Pen), et entre les ‘mondialistes’ et les ‘populistes’.
La fracture droite-gauche est commune avec les Etats Unis. Là-bas elle est particulièrement nette sur les questions de mœurs et de société, qui est le marqueur le plus puissant de l’opposition droite-gauche, suivie par les questions de migration et dans une certaine mesure celles de la loi et de l’ordre. Pourtant sur toutes ces questions une opposition existe en France, et selon les mêmes lignes droite-gauche. Mais la traduction pratique en est bien différente. Sur le thème culture et mœurs, l’expression publique et politique en France est massivement dominée par les vues progressistes, et peu de politiques se hasardent à la contester sur ce terrain, même s’ils sont très à droite, et souvent même s’en repentent ensuite (mariage pour tous). Sur l’immigration, en France le discours est un peu plus visible, mais la scène politico-médiatique reste globalement hostile à tous ce qui paraît ressembler à une remise en cause volontariste des migrations. Dès lors, même la partie droite est assez timide sur ce plan ; le RN y insiste bien moins que ne faisait le FN. Et sur la loi et l’ordre on ne peut pas dire que le débat soit politiquement très structurant. En résumé, la coupure droite-gauche sur ces thèmes est centrale aux Etats Unis, mais atténuée en France, et faiblement reprise sur la droite ; ce qui veut dire a contrario que les idées de gauche dominent largement dans les discours publics et les médias ; elles sont d’ailleurs largement reprises par l’hypercentre, au moins dans le discours. Et ces thèmes servent à stigmatiser la droite et l’extrême-droite.
La situation est différente sur des questions comme le rôle de l’Etat ou le modèle économique et social. Aux Etats-Unis, l’ancienne opposition entre des républicains très attachés à la liberté économique (et plus encore avec le Tea Party) et des démocrates plus redistributifs (et parfois sociaux-démocrates) s’est nuancée de façon non-négligeable : du fait de Trump d’un côté, qui est plus sensible au populisme et moins favorable au libre-échange, et au contraire de par l’hégémonie croissante chez les démocrates des thèmes de société déjà évoqués. Mais cette évolution relative ne nuit pas au maintien de l’opposition politique droite-gauche dans son ensemble.
En France en revanche, une opposition entre populisme (ou périphéries) et hypercentre est devenue fortement structurante ; mais elle ne recouvre pas l’opposition ancienne droite-gauche, puisqu’au contraire le populisme le plus ancré est à droite, au RN qui en a fait son cheval de bataille principal, sans pour autant qu’il ait pu reprendre tous les thèmes et outils de la gauche en la matière (les syndicats par exemple sont tous à gauche). Résultat : cette opposition ne se traduit pas par une opposition binaire, mais ternaire. Elle est même suffisamment forte pour que l’hypercentre ait été conduit à lâcher du lest, comme on a vu avec son invraisemblable ‘quoi qu’il en coûte’. Même remarque pour la question européenne, qui oppose elle aussi l’hypercentre aux populistes mais sans être un sujet d’opposition majeur.
Quand aux autres questions, par exemple internationales, leur capacité à structurer le débat politique est faible, surtout en France.
Au total, en résumé, la structure grosso modo ternaire qui prévaut actuellement en France s’explique par la rencontre de deux polarisations qui ne convergent pas : celle entre droite et gauche sert à tenir la droite en respect et exclut la convergence des populismes ; celle entre des populismes fractionnés et un hypercentre empêche toute véritable alternance et désormais la capacité même à gouverner.
Notons que ce rôle original de l’hypercentre n’a pas non plus son répondant dans les autres pays européens, sachant que la logique politique y est différente du fait que ce sont des régimes parlementaires, en général avec un mode de scrutin proportionnel. C’est donc une bizarrerie absolue de la situation française.
Or si Emmanuel Macron a joué un rôle central dans le phénomène, il n’est pas certain qu’il disparaîtra avec lui, car les oppositions comme on les a décrites sont désormais structurées sur cette base. En d’autres termes, pour sortir de cette situation il faut plus que cela : il faut que les forces politiques se structurent autrement. La ligne de l’hypercentre aboutit comme on l’a vu à monopoliser le pouvoir ou ce qu’il en reste, mais pour finalement se faire paralyser ; la ligne de l’extrême gauche (LFI) est à l’inévidence efficace pour s’opposer mais ne saurait en aucun cas gouverner, pas plus que des Verts inconsistants et bien trop idéologiques ; au RN, la ligne de Marine Le Pen, qui s’est révélée très habile pour passer entre les gouttes, pourrait peut être la conduire à être élue, mais certainement pas à gouverner avec une vraie majorité et sans rencontrer une opposition radicale dans le pays. Car le populisme pur, qui est son cheval de bataille principal, d’une part ne permet pas de gouverner sans décevoir sur la durée, et d’autre part ne permet pas non plus de fédérer, du fait de la persistance du critère droite-gauche qui fait que la réunion des deux populismes (droite et gauche) est illusoire.
Il faudrait donc que se révèle une vraie gauche, fédérant les durs avec d’autres capables de gouverner ; et une vraie droite, s’affirmant comme telle, et donc sur des thèmes de droite, rejetant le joug du progressisme médiatique et du politiquement correct, mais sans s’enfermer dans un populisme pur comme le RN actuellement., donc par ouverture au reste de la droite. C’est ce que j’avais évoqué dans Perspectives-politiques après les élections de 2022 ; les dilemmes de la droite www.pierredelauzun.com/Perspectives....
On en est loin. Et donc, à nouveau, on peut se demander si une voie de sortie, ou plutôt de déblocage sans garantie, ne serait pas, en attendant une vraie recomposition de la droite, la voie institutionnelle que j’avais évoquée dans La 5e république dans l’impasse www.pierredelauzun.com/La-5e-republ... : le retour au septennat et une dose de proportionnelle. Après tout, au point où on en est…