dimanche 14 novembre 2021
Il y a à l’évidence un lien étroit entre écologie et économie, notamment parce que le rôle premier de l’écologie actuellement est de contester l’économie, considérée comme insuffisante ou dangereuse, notamment en ce qui concerne la croissance. A cela s’ajoute le fait que tous deux, au fond, se basent sur une notion de rareté, de limite : l’économie, pour fonder le système des prix ; l’écologie, pour exiger une prise en compte de limites résultant d’équilibres naturels.
Cela dit, comme on le verra, en réalité toutes deux souffrent d’insuffisances graves, liées à la nature même de leurs points de départ et présupposés.
Limites de l’écologie comme de l’économie
Les limites de l’économie au sens actuellement dominant du terme sont bien connues : elle ne regarde que la dimension monétaire des choses, telle qu’elle se traduit sur un marché, ou dans des mécanismes publics (impôts, prestations de tout type). Ce qui laisse déjà en dehors au moins deux grandes domaines : d’un côté tout ce qui relève de la gratuité (et notamment l’action ou le travail des ménages, communautés et associations). Et d’un autre côté les externalités et plus généralement la prise en compte de l’avenir, car les uns et les autres ne sont incorporés dans le calcul économique qu’à travers leur traduction actuelle dans les anticipations. Corrélativement, dans l’économie au sens usuel du terme, il y a peu de notion de stocks, en d’autres termes de patrimoine, en dehors de la comptabilité des entreprises. Enfin et peut-être surtout, il n’y a pas de prise en compte de la société dans ses dimensions politiques, morales, culturelles et autres. L’économie fait en dominante ses raisonnements sur la base d’une vision appauvrie de l’homme. Plus généralement, elle proclame comme scientifique ce qui relève en partie d’une société donnée et de ses modes de fonctionnement, sans obtenir de certitude comme le montrent les résultats pas toujours fiables de la prévision. Mais cela ne l’empêche pas d’être activement prescriptive, en faveur en général d’une société de type libéral et individualiste, dérégulée ; mais aussi parfois au contraire d’une intervention étatique résolue.
On pourrait donc en un sens dire que la critique écologique de l’écologie est pertinente, même si c’est de façon partielle. Mais l’écologie est elle-même limitée, et sujette à une critique analogue. Un premier problème est d’abord là aussi l’absence de certitude scientifique sur beaucoup de dimensions de ce qu’elle affiche, ce que l’écologie dominante complique par sa tendance à privilégier systématiquement la perspective malthusienne. Ensuite, on retrouve comme en économie la négligence du facteur politique, et des autres dimensions humaines et culturelles de la société. Mais cela ne l’empêche pas aussi d’être elle aussi très affirmative dans ses prescriptions, sauf qu’ici c’est selon la tentation d’une politique autoritaire et étatique ; en cela elle s’oppose à l’individualisme libéral de la précédente. Alors que l’économie dominante évite fondamentalement de se poser la question de l’avenir du système, confiante qu’elle est dans le fait qu’on trouvera les solutions grâce au jeu des initiatives, régulées par le marché, l’écologie dominante tend à faire le contraire : elle tire de ces considérations le besoin d’une intervention publique massive. D’où un autre trait important dans la pratique, sa confluence avec les idéologies de gauche du moment. Voyons cela de plus près, dans les deux cas.
La question écologique : précisions
De façon plus précise, tout le monde ou presque admet que le souci de l’environnement, l’écologie comprise dans son principe, sont des exigences incontournables. Là où cela se complique, c’est dans l’ampleur du mal, et dans la portée et la nature des mesures à prendre. Déjà, toute analyse des questions écologiques comporte une dimension scientifique importante, afin de mesurer où sont les problèmes, les enjeux réels et les solutions possibles. Or en l’espèce les consensus scientifiques n’existent souvent pas, et ils peuvent s’avérer contestables sur la durée. Il en est de même de la notion de développement durable : la question de nos devoirs envers les générations futures est complexe et ne débouche pas sur des conclusions précises, utilisables par l’économiste. Derrière son apparence simple, ce concept est en effet susceptible de lectures multiples. Comment d’ailleurs définir et gérer précisément un dû envers des gens qui n’existent pas encore ? S’y ajoute notre ignorance des besoins du futur et des priorités qui seront celles des générations à venir, et des capacités dont ils disposeront, notamment techniques. En fait, nous n’avons aucune idée précise de ce que sera leur monde – en dehors des données permanentes sur l’homme et la nature.
Nous constatons donc ici un fait majeur : en matière écologique comme dans les autres réalités humaines au niveau collectif, même si l’exigence morale est claire et peu discutable dans son principe, sa mise en œuvre et sa portée le sont beaucoup moins. Cela suppose des choix difficiles, personnels et collectifs, et largement politiques (ou de la société). Même si on supposait l’analyse scientifique unanime dans chaque cas, ce qui est loin d’être le cas. A ces interrogations s’ajoute le fait qu’il y a une difficulté majeure à appréhender collectivement (politiquement) les problèmes environnementaux. Déjà parce que nous avons besoin de la science pour cela ; or en général, nous ne maîtrisons pas par nous-mêmes ces données scientifiques complexes, en supposant même qu’elles soient fiables. Mais plus radicalement, une difficulté d’ordre politique provient de la nouveauté du défi et de sa nature même : la menace est peu visible, souvent à long terme et globale ; elle a une assez grande inertie, et elle est plutôt imprévisible dans ses modalités précises. La difficulté est encore accrue si on se situe dans un cadre démocratique représentatif, car on demande à une population qui n’est pas en position de vraiment pondérer les problèmes un effort à faire qui peut être extrêmement important, car il y a contradiction entre ses modes de vie actuels et ce qu’on pense qu’il faudrait faire. Le développement durable, ou plus exactement cette conception particulière que certains s’en font, peut lui aussi devenir un discours en surplomb, et motiver un comportement autoritaire. Les économistes peuvent alors souligner que les marchés, eux, sont beaucoup plus décentralisés et donc bien plus en phase avec la liberté des personnes - même s’ils ont aussi leurs déterminismes et s’ils pèchent par l’étroitesse des critères mis en œuvre.
Les apories de l’économie
Mais l’économie au sens actuellement dominante pose elle-même des problèmes redoutables, que la critique écologique souligne. L’analyse économique y a ses présupposés de départ comme l’homo oeconomicus, concentré sur l’optimalisation de ses choix matériels sous contrainte, en dehors de tout jugement de valeur. Le modèle qui domine la pensée économique (la théorie des choix rationnels) dit ne pas être prescriptif, mais en fait il l’est. Il suppose en effet donné un jeu de préférences entre lesquelles on arbitre pour maximaliser notre satisfaction. Mais, outre que ce n’est pas notre comportement spontané, ce n’est pas cohérent avec la recherche d’une vie bonne, visant à notre accomplissement personnel et collectif.
Dans son encyclique Laudato Si (24 mai 2015), le pape François évoque lui aussi ce problème de la pensée collective, des critères intellectuels communs. Son point central est la dénonciation de traits structurels de l’économie moderne et de nos comportements collectifs, ainsi que de la logique de pouvoir sous-jacente. Ceci vise d’abord ce qu’il appelle ‘paradigme’ technocratique (n° 106), paradigme homogène et unidimensionnel. (107) « Les effets de l’application de ce moule à toute la réalité, humaine et sociale, se constatent dans la dégradation de l’environnement, mais cela est seulement un signe du réductionnisme qui affecte la vie humaine et la société dans toutes leurs dimensions. » La raison technique est mise au-dessus de la réalité. Le paradigme intellectuel est en effet aussi système de pouvoir conditionnant la vie sociale. Il prétend (109) résoudre tous les problèmes par le jeu du marché et de la croissance (106) : « de là, on en vient facilement à l’idée d’une croissance infinie ou illimitée, qui a enthousiasmé beaucoup d’économistes, de financiers et de technologues. Cela suppose le mensonge de la disponibilité infinie des biens de la planète, qui conduit à la ‘presser’ jusqu’aux limites et même au-delà des limites. » Cette pensée ravageuse est dit-il un relativisme, refusant le rôle de la morale en économie. Comme ses prédécesseurs, le pape l’attaque vigoureusement (123). Il s’ensuit que la réponse suppose une transformation culturelle profonde (111). Laudato Si montre aussi que (190) « la protection de l’environnement ne peut pas être assurée uniquement en fonction du calcul financier des coûts et des bénéfices. L’environnement fait partie de ces biens que les mécanismes du marché ne sont pas en mesure de défendre ou de promouvoir de façon adéquate. » Car (195) « le principe de la maximalisation du gain, qui tend à s’isoler de toute autre considération, est une distorsion conceptuelle de l’économie : si la production augmente, il importe peu que cela se fasse au prix des ressources futures ou de la santé de l’environnement […]. Cela veut dire que les entreprises obtiennent des profits en calculant et en payant une part infime des coûts. Seul pourrait être considéré comme éthique un comportement dans lequel ‘les coûts économiques et sociaux dérivant de l’usage des ressources naturelles communes soient établis de façon transparente et soient entièrement supportés par ceux qui en jouissent et non par les autres populations ou par les générations futures’ ».
Notons cependant que par un paradoxe apparent la critique que fait François de la mentalité technocratique peut être étendue à un certain écologisme, sûr de ses analyses et de ses prétentions, lesquelles supposent une certain état de la science qui n’est pas aussi certain qu’on le prétend, et nullement acquis. L’autoritarisme simplificateur à la base de toute idéologie réductrice est plus répandu qu’on ne le dit dans toute notre culture.
Une nouvelle conception de l’économie ?
Reste à voir ce que l’on peut envisager concrètement. Bien des auteurs proposent une remise en cause plus ou moins radicale de la pensée économique dominante, proposant des modèles alternatifs dans lesquels le souci écologique a la part belle. Kate Raworth est un très bon exemple d’une telle réflexion dans son livre à succès l’Economie du doughnut , qui contient une critique sévère de l’économie politique des manuels, jugée étriquée, réductrice et idéologique. Outre sa conception de l’homo oeconomicus, celle-ci reste dit-elle dominée par la centralité des marchés compris sur la base d’une offre et due demande simplifiés conduisant à un équilibre d’ensemble, le tout couplé au culte de la croissance comprise comme réponse à toute préoccupation économique, écologique, ou autre. Elle propose en alternative une vue élargie, qu’elle résume en sept impératifs : changer le but (avec l’image du doughnut) ; regarder l’image d’ensemble, en insérant l’économie dans la société et dans la nature ; enrichir la vue de la nature humaine au-delà de l’homo oeconomicus ; comprendre les systèmes ; organiser pour distribuer ; créer pour régénérer ; et être agnostique sur la croissance. Le but, c’est ce que symbolise ce beignet américain en forme de tore qu’est le doughnut, qui donne une figure de cercles concentriques. Il s’agit de se situer entre un cercle intérieur de besoins humains fondamentaux encore non satisfaits (nourriture, abri, instruction etc.), et un cercle extérieur de dégâts pour l’environnement, pour se situer dans cette zone intermédiaire idéale où ces besoins sont satisfaits mais sans dégrader l’environnement. D’autres impératifs (cinq et six) visent la construction d’une économie participative où d’emblée chacun retrouve une part équitable, sans passer nécessairement par la distribution fiscale, avec un fonctionnement autant que possible circulaire. Cela implique notamment une culture collective qui ne soit pas orientée vers le pure gain matériel et les incitations financières, dont elle souligne par ailleurs les limites. Par ailleurs une économie circulaire est dit-elle une urgence, même si elle admet qu’il y a inévitablement une perte en ligne résiduelle. En outre il faut remplacer la recherche du gain par la recherche du maintien de la valeur, éventuellement volontaire (par exemple dans la reforestation). Elle recommande enfin, septième impératif, l’agnosticisme sur la croissance.
Que peut-on en penser ? Il faut semble-t-il distinguer les idées de fond des propositions concrètes. Sur le premier point, la présentation que fait Kate Raworth de l’économie politique dominante est un peu simpliste. Les résultats de celle-ci, avec tous leurs défauts, constituent un apport essentiel qu’on ne peut récuser, notamment en vue des besoins de la population. On ne peut fonder un fonctionnement complexe comme celui de l’économie sur la seule bonne volonté ; un mécanisme de confrontation de type marché parait difficilement contournable, à côté de l’Etat, même s’il doit être régulé. En revanche la remise en cause de ses limites est bienvenue, et notamment le besoin d’un regard à la fois élargi, plus complexe, en un sens en définitive plus pragmatique. De même pour la prise en compte de ces deux facteurs que symbolise le doughnut : l’impératif pour l’économie de satisfaire les besoins humains de tous, et la conscience des limites, devenue aiguë avec l’irruption de l’écologie. Même si la capacité du système politique à les prendre bien en compte est loin d’être évidente, comme on l’a vu. Notons toutefois que cette image, très parlante, tend aussi implicitement à nous orienter vers la considération exclusive de ces besoins à assurer et de ces limites, ce qui pousse plus ou moins consciemment à une approche globalisante, que l’on tend alors naturellement à voir assumée par l’Etat. Or si cette globalité est une réalité, la capacité du politique à l’assumer est, elle, beaucoup plus discutable : la société est composée de personnes, en principe libres et autonomes, insérées dans des communautés, association et entreprises agissant de façon autonome ; et l’Etat ni personne n’est pas à même d’en assumer le guidage détaillé. Certes dans la conception classique il a bien la responsabilité ultime du Bien commun, mais c’est à son niveau, dans le respect des réalités humaines fondamentales et donc des personnes et communautés.
Voyons maintenant quel peut être le débat concret, en nous centrant sur la question clef, celle de la croissance. Un première question est celle de la croissance. Ce thème tend en effet à polariser le débat entre économistes et écologistes.
La croissance : de quoi parle-t-on ?
Mais la question est loin d’être claire. Tout d’abord, il y a dans les courants écologistes une assez large confusion entre l’idée de capitalisme (l’argent est là pour gagner de l’argent), celle de productivisme, et des réalités comme le marché ou l’entreprise. Il est légitime de repérer comme cause première de notre emprise malsaine sur la nature cette idée que la croissance matérielle doit être poursuivie coûte que coûte, que le progrès mesuré matériellement est inéluctable et bon par nature, et que la nature est là pour être utilisée selon nos désirs. Cela ne condamne pas la croissance en soi, mais conduit à remettre en cause cet a priori consistant à se considérer autorisé à arraisonner la nature sans souci des conséquences et des effets. Mais cela ne se confond pas avec le capitalisme, quels que soient les défauts de ce dernier. On peut avoir un productivisme très violent, dévastateur pour l’environnement, sans capitalisme : on l’a vu en Union soviétique. L’économie n’y était pas dominée par l’argent ; elle l’était par le culte du pouvoir et de la croissance matérielle. La Chine actuelle relève en partie de cet analyse. Par ailleurs, le capitalisme au sens étroit du terme, qui privilégie l’accumulation, s’accommode bien sûr naturellement d’un système d’arraisonnement brutal de la nature et de croissance sauvage. Mais inversement, il n’est pas évident qu’il exige la croissance comme une nécessité fonctionnelle, en soi ; et sa capacité à s’adapter est considérable.
En réalité, ce sont nos sociétés en général qui se sont fondées sur ce type de croissance, ainsi compris et orienté. Toute remise en cause de notre mode de vie collectif, et notamment du type de croissance que nous connaissons, affecterait nécessairement, et en profondeur, non seulement le capitalisme tel que nous le connaissons, mais nos sociétés en général. Notamment la démocratie. En effet, l’individualisme et le relativisme ambiants impliquent que la seule référence est les préférences des individus, et non le bien commun ; cela fait très bon ménage avec le productivisme, car plus la croissance qu’on vise est forte, plus il y a de gens satisfaits à court terme. Cela s’accorde aussi avec le capitalisme ; mais cela peut parfaitement se passer de ce dernier : la démocratie par exemple est supposée refléter les préférences des gens et peut donc être individualiste et matérialiste sans qu’il y ait un quelconque capitalisme. En réalité, ce qui importe est le système de valeur ou l’anthropologie dominante, et sa traduction dans des institutions et un système social.
La croissance est-elle possible, est-elle désirable ?
Concrètement, si le type de croissance que nous connaissons trouve sa fin, ce sera pour deux types de raisons. Soit parce que le système rencontrera des limites incontournables qui le bouleverseront comme système, dans une grande crise. Soit parce qu’un choix de valeurs différentes, politiquement assumé, sera intervenu, comportant modification en profondeur de notre genre de vie. C’est cette deuxième voie qu’explorent les auteurs de la mouvance écologique. Cela débouche sur deux séries de propositions. D’un côté, une réduction volontariste de la production et de la consommation, qui va bien au-delà de la frugalité, d’une consommation plus réduite et plus qualitative. D’un autre côté, une idée de réappropriation locale de l’économie, de reterritorialisation, s’opposant à la mondialisation et privilégiant les circuits courts et la production directe. Mais le refus de la croissance peut encore conduire d’autres écologistes à proposer en sens contraire des modèles de sociétés centralisées, voire autoritaires. Inversement, on peut vouloir un mode de consommation différent et la renaissance de communautés locales, sans être convaincu de l’impossibilité de toute croissance, et même sans envisager comme une nécessité la sortie d’un système économique fondé sur l’entreprise et le marché, ainsi Roger Scruton.
Il est difficile de ne pas prendre en compte les demandes de réduction de notre consommation frénétique, ainsi que la prise en compte de la perspective de limites écologiques. Il en est de même de l’éloge des communautés locales et de la subsidiarité ; une reterritorialisation partielle en serait une conséquence naturelle. Il y a donc chez nos auteurs des intuitions de base et des exigences qu’on ne peut que rejoindre. Mais ils vont sensiblement plus loin. Et un des problèmes si on suit à la lettre les idées le plus dures est qu’on risque logiquement de déboucher sur une considérable implosion de l’activité économique, qui se trouverait ramenée à un horizon en un sens plus local et frugal qu’au XVIIIe siècle, ne serait-ce que du fait de la démographie. Ce qui nous conduit à trois remarques. La première est que si la frugalité est une vertu, l’abondance matérielle n’est pas a priori condamnable comme telle ; toute la question est celle de la juste mesure.
La seconde est une interrogation : ce que nous savons vraiment, tant sur le plan concret et technique qu’en ce qui concerne la nature humaine et son rôle dans l’histoire, rend-il manifestement inéluctables des perspectives radicales ? Il y a bien des raisons d’en douter. Non pour faire l’éloge du système actuel. Mais pour rappeler que notre absence de maîtrise vaut aussi pour notre connaissance de l’avenir. Il n’est pas démontré que nous devions nécessairement avoir comme horizon certain une limitation matérielle de nos ressources nous conduisant à une reterritorialisation totale, chacun s’efforçant localement de vivoter sur la base des seules ressources renouvelables qu’il a à sa portée immédiate. Les postulats malthusiens sont trop souvent pris comme des absolus indiscutables. Il n’est pas évident que l’humanité ne trouvera pas à chaque étape une nouvelle série de ressources qui lui permettront de franchir un autre stade, notamment en matière énergétique. Il est donc urgent et essentiel d’y travailler, à condition bien sûr de ne pas abuser de ces bienfaits. Et en abordant les questions avec sang-froid et raison, sans certitude d’aboutir. Et nous en avons encore moins sur la troisième question que soulèvent ces idées, qui est leur faisabilité politique, a priori très faible (on y reviendra).
On répète comme une évidence qu’on ne peut pas avoir de croissance infinie dans un monde fini. C’est plausible si la croissance est surtout quantitative et si elle toujours plus consommatrice de ressources matérielles relativement rares ; pas nécessairement, si elle devient plus qualitative, recyclée, et sans cesse à la recherche de ressources renouvelables ; et pas non plus si on trouve de nouvelles ressources, d’autant que certaines sont abondantes, y compris sur le plan énergétique. La notion quantitative de ressource physique, et l’idée même de limite, sont en effet dépendantes de l’état des technologies. Et la croissance signifie en soi plus de possibilités d’action, parce que basées sur des ressources plus larges, y compris pour agir en faveur de l’environnement. Encore une fois, cela ne démontre pas qu’une croissance de ce type est possible ou se réalisera ; cela montre seulement que l’exclure a priori est arbitraire. En définitive, si nous voyons bien que la croissance matérielle peut se heurter à des limites physiques, du moins à technologie donnée, est-ce une raison pour renoncer à l’usage de ces biens ? Non : mais c’en est une pour essayer, dans la limite de nos moyens, pour être responsables. En fait il n’y a qu’un type de voie praticable : tenter de faire évoluer notre mode de vie et nos technologies pour faire vivre les populations actuelles et prévisibles de façon aussi satisfaisante que possible au vu de nos contraintes, écologiques et politiques. Ce qui d’ailleurs suppose non pas moins de technologie, mais plus, et autrement. Et bien sûr une intensification des efforts, autant qu’on le pourra ; mais ce ne sera pas un big bang. Donc pour utiliser nos ressources transitoires pour tenter d’aller vers une autre étape, plus durable, et faire du bien dans l’intervalle. Le risque sinon est le développement d’une telle obsession malthusienne qu’elle finisse par stériliser les solutions elles-mêmes.
Plus généralement, on l’a dit, les limites de la connaissance scientifique, dès qu’on parle de faits humains, sont particulièrement évidentes pour l’économie et l’écologie. Il existe certes ce qu’on peut appeler science économique, et elle fournit une information précieuse et absolument indispensable pour l’action ; mais malgré l’arsenal mathématique qui y est souvent déployé, c’est une science humaine, et par là inapte à appréhender toute la réalité dans des équations capables de prédictions vérifiées. Sans parler de son rôle idéologique éventuel. La maîtrise, intellectuelle ou matérielle, n’existe pas, mais cela vaut aussi pour les acteurs les mieux intentionnés. Les plus dangereux sont souvent ceux qui avancent résolument avec de bonnes intentions, car précisément ils iront plus loin dans des directions qui peuvent s’avérer fausses, et ils transmettront de façon contagieuse leur confiance mal placée. Valable pour l’économie, la remarque vaut évidemment aussi pour l’écologie, comme on l’a vu. Cela ne justifie en aucun cas l’inaction. Mais la vertu consiste aussi à savoir avancer en gardant constamment en tête les limites de notre savoir. A nouveau, notre responsabilité morale, la vertu, s’exerce et s’exercera toujours en environnement non maîtrisé. Cela vaut aussi bien pour les écologistes que pour les acteurs du système. Et cela vaut pour l’idée même de décroissance.
Bonheur, consommation et croissance
On a évoqué les limites écologiques que peut rencontrer la croissance économique. Mais en dehors même de ces limites, la question se pose en soi : au vu de ses fruits pour l’homme, la croissance comprise comme elle l’est dans notre monde est-elle un bien, notamment en termes de bonheur ou de satisfaction ? Il y a quelques années, la question paraissait avoir d’emblée une réponse positive. Depuis, le doute s’est instauré, en dehors même de toute considération écologique. Déjà, on le sait, le PNB est une mesure très imparfaite. D’abord parce qu’il néglige l’activité domestique, qui est considérable et vitale, notamment pour la reproduction sociale, avec l’éducation des enfants. Mais en outre, quand les économistes veulent mesurer le bonheur, ils tombent sur des déconvenues. Il n’y a pas de croissance mesurable du bonheur sur 35 ans, ni de corrélation de ce qu’on en retire avec le PNB. Nous ne pouvons évidemment pas traiter en profondeur ce sujet ici. Mais cela nous conduit à la question essentielle de la juste orientation de nos dépenses et de notre consommation. On peut discuter les détails des critiques, mais l’idée de base est juste : il faut revoir nos critères de choix, notre système de valeurs collectif et personnel. Et notamment notre consommation, et plus généralement notre conception et usage de l’argent.
Le thème de la croissance ne se réduit inversement pas à la dimension quantitative : elle comporte aussi une tâche historique, qui est d’ordre qualitatif. Tâche qui va au-delà de la recherche du ‘bonheur’, car le ‘progrès’ ne se mesure pas au seul ‘bonheur’. Même si on prétend que les chasseurs paléolithiques étaient plus ‘heureux’ que leurs descendants sédentaires, il n’en reste pas moins que l’humanité se trouve ‘mieux’ après le Parthénon, Virgile, Chartres, ou le cinéma, en ce sens que nous devions les réaliser pour nous accomplir comme hommes, au sens noble du terme, et que nous en sommes en un sens et de ce fait meilleurs, en tout cas plus en accord avec notre vocation, car spirituellement et culturellement pourvus de biens incomparables. Certes, il n’y a pas dans ce monde de perspective claire, prévisible, donc de sens de l’Histoire ; mais il y a pour nous un devoir d’exploration et de création. Mais ce qui compte alors est cette exploration, ou plus exactement son but et ses réalisations qualitatives, pas l’accumulation en soi. Ni la croissance matérielle comme nécessité absolue. L’idée qui s’en déduit est que la croissance, même quantitative, est appréciable par ce qu’elle permet, mais qu’il faut en subordonner l’appréciation à des objectifs qualitatifs : de charité et de solidarité, de création scientifique ou esthétique, de réalisation d’ordre spirituel ou philosophique, et bien sûr de respect de la nature - qui ne sont pas en général pas au premier rang des préoccupations de nos sociétés. Cela suppose donc une nouvelle culture intégrant les techniques actuelles, mais les orientant dans une nouvelle manière de vivre porteuse de sens. C’est un point essentiel – mais à nouveau, une telle transformation culturelle est lente et ne se commande pas.
Qu’en déduire sur le plan économique ? La question première est bien celle des priorités ou valeurs que la société et ses membres se donnent ou se reconnaissent. En soi, cela dépasse l’économie. Nous retrouvons ici cette idée essentielle, que nous avons développée dans divers livres : l’économie ne peut tenir ses promesses que si elle est encadrée par une perspective qui la dépasse. Mais si cette considération est à la limite de l’économie, elle est en même temps fondamentale pour elle : l’économie est à la limite, car le jeu des préférences est considéré par elle comme un donné, donc extérieur ; mais elle est fondamentale, car c’est ce qui va donner aux marchés et à toute l’activité économique leur orientation. En résumé, à nouveau, un nouvel équilibre suppose un système de valeurs notablement renouvelé, ne serait-ce qu’un nom de la satisfaction réelle (objective) des gens, et cela même si les contraintes écologiques ne jouaient pas.
Pour notre propos, ces considérations sont importantes pour souligner qu’il y a d’autres équilibres possibles que ceux déterminés par la culture dominante, mélange de toujours plus, de matérialisme et de relativisme. Mais cela ne peut évidemment pas conduire à nier la dimension matérielle essentielle du progrès considérable qui a été accompli dans l’amélioration du niveau de vie réel de la plupart des gens, de la base matérielle de leur bonheur ou épanouissement, même si cette base ne les garantit pas. Plus concrètement, l’adoption d’un mode de vie plus sage, plus centré sur notre épanouissement, n’implique pas non plus de façon nécessaire la décroissance au sens propre. Car si certains besoins supposés peuvent s’avérer contestables, d’autres subsistent, qui sont légitimes, notamment en dehors des pays développés, mais pas seulement.
Décroissance : la dimension politique
On l’a dit, un problème majeur posé par l’idée de décroissance, très concret mais décisif dans la pratique, est d’ordre politique. Dans le cas de la décroissance pure et dure, un tel repli supposerait l’acceptation par les gens d’un véritable effondrement de leur niveau de vie, et cela au vu d’un pur raisonnement, ce qui est politiquement hautement improbable. Les écologistes convaincus par l’idée de catastrophe tendent souvent à se désoler de la faible résonance opérationnelle qu’elle a dans l’esprit public (au-delà de l’effet de sympathie, qui est considérable) ou plus exactement de l’impact insuffisant à leurs yeux dans les politiques suivies ou la pratique réelle : ils accusent alors le système dominant, le capitalisme ou les institutions. Mais le fait de base est que la présentation des faits en tout ou rien, sur la base d’une catastrophe annoncée, sans image claire de la société cible sauf d’une façon qui pour la plupart des gens signifierait un effondrement de leur niveau de vie, est nécessairement peu attractive. Pour convaincre les gens de faire un tel saut, il faudrait une catastrophe palpable, déjà là ou imminente ; mais on n’en est pas là : elle est peut-être inéluctable, mais certainement pas visible à ce point aujourd’hui. Inévitablement, on continue donc comme avant, en se bornant à corriger les choses de façon modérée, et en prenant des mesures particulières ponctuelles. Par ailleurs, le fait est qu’on voit mal comment faire vivre la population actuelle de la planète avec des technologies massivement simplifiées et un repli local systématique. Conséquence pratique : même si on se convainquait des raisonnements les plus pessimistes en faveur de la décroissance, dans la pratique aller dans ce sens n’aurait pour la plupart des gens pas d’avantage massif évident par rapport à une attitude passive, où on accepterait le risque sans changer en profondeur le genre de vie actuel. Car dans les deux cas il y aurait de toute façon au terme du processus réduction forte de la population mondiale et de son niveau de vie.
Sur tous ces plans, à nouveau, il serait risqué de supposer le problème aisé à résoudre et la transformation acquise, encore moins réalisable par décret. Il ne faut pas se bercer de l’illusion que l’homme va sortir radicalement transformé de la crise du coronavirus, pas plus que des crises financières, encore moins qu’une recette magique sera disponible ou que les contraintes disparaîtront, que ce soit par le mirage d’une économie verte qui nous sortirait de la récession, ou par celui d’un effort public massif dont on a vu les illusions. Paradoxalement, la crise sanitaire a mis aussi en évidence la difficulté de tout effort collectif de grande ampleur, décidé et piloté par en-haut. Car cette emprise moindre sur l’environnement a été payée extrêmement cher, et à coups de déficits publics démentiels. On hésitera à recommencer. Enfin, si même on concluait à la nécessité d’un tournant majeur, il n’en resterait pas moins que ce serait sans doute beaucoup plus réalisable si une forme de croissance se maintenait que si elle disparaissait.
La réforme cependant impérative
Comme il a été dit, rien de ce qui précède ne justifie l’inaction en matière écologique, bien au contraire : il faut manifestement intensifier nos efforts en la matière. Il faut d’abord un effort résolu de recherche scientifique, massive et donc nécessairement en grande partie public, notamment en matière énergétique, nucléaire compris ; ensuite de mise en place de processus de production différents (économie circulaire quand elle est possible, économies d’énergie etc.), ce qui implique un effort progressif de traduction dans les coûts (et donc dans les prix) de la ponction que nous faisons sur les ressources rares (minières, énergétiques, ou capacité d’absorption de la terre et de l’atmosphère), ce qui se traduira en général soit par de la fiscalité (mais cela peut alors aussi permettre de réduire d’autres impôts) soit par des quotas ou droits, éventuellement négociables sur un marché. Cela suppose aussi des règles et des pratiques strictes sur tout ce qui est pollution (à commencer par les rejets de plastique) et tout ce qui pèse sur les équilibres naturels, et plus généralement un effort pour faire payer ce qu’en économie on appelle les externalités - ou les faire disparaître. Y compris dans les développements nouveaux, apparemment vertueux, comme le numérique, gros consommateur d’énergie et de matières premières. En outre, ce doit être le plus possible au niveau local plus que global, non seulement parce que c’est plus efficace et plus mobilisateur, mais aussi parce que la question de l’environnement se pose largement en fonction de l’écosystème local, qui varie beaucoup selon les endroits. Et plus profondément, parce que tout vrai changement suppose un changement des comportements, personnel et collectif, admis et intégré comme allant de soi.
Tout ceci peut réduire la croissance voire l’arrêter, mais ce n’est pas sûr ; en tout cas tel n’est pas l’objectif en soi. Cela devrait surtout en changer la logique. Le but est la réduction de notre emprise sur la nature dans ce qu’elle a de non-soutenable, ainsi qu’une meilleure orientation de nos objectifs dans un sens qualitatif ; non la réduction de la croissance en soi (même si ce peut en être la conséquence). Sachant enfin qu’une catastrophe est toujours possible, voire un effondrement général. Mais comme on voit, la culture collective est un élément décisif, le système de valeur qui anime la population. Et sur ce plan, une société relativiste comme la nôtre est très mal armée pour bien canaliser les déviances de l’économie. On ne change pas une société par en-haut, mais en renouvelant les références fondamentales des personnes, afin de leur permettre de choisir autant que possible le bien, le vrai, et le beau, et cela sur la durée.
Rappelons enfin que les questions écologiques touchent tous les niveaux : depuis l’avenir de la planète jusqu’à l’environnement immédiat. On ne fait pas l’économie d’un effort intense de réflexion et d’action communes au niveau de l’humanité, notamment bien sûr pour les causes humaines du réchauffement. Mais là aussi il faut être lucide : si chaque communauté ne prend pas d’abord en charge la question à son niveau on n’ira pas très loin. L’action internationale est nécessaire, mais elle a aussi amplement prouvé ses limites. Dans la notion d’environnement, comme l’a montré Roger Scruton, et comme le dit le pape François, la proximité joue un rôle essentiel. Sans restauration du sens de la communauté concrète, personnelle, et de la véritable hiérarchie des valeurs, ainsi que du sens de l’environnement immédiat qui vous parle émotionnellement et vous conduit à traduire vos préoccupations dans la réalité que vous avez sous les yeux, on a peu de chance de progresser.
En fait, au niveau collectif, seule l’exigence morale générale est dans son principe claire et indiscutable. Sa mise en œuvre suppose une analyse de situation, variable cas par cas, et dont les conclusions ne vont pas de soi. Et la voie la plus efficace, dans une grande majorité de cas, sera au niveau local, chacun y prenant ses responsabilités, personnellement ou en communauté.
Texte pour le colloque L’Europe et le problème de l’environnement de l’Institut International d’Études Européennes Antonio Rosmini (Bolzano). Paru sous le titre "L"Europa e l’ambiente" a cura di Giovanni Cordini Edizioni scientifiche italiane.