vendredi 13 septembre 2019
Dans son dernier livre intitulé Pour un grand retournement politique, l’essayiste Pierre de Lauzun s’interroge sur les notions de valeurs communes, de progrès et de conservatisme. Avec en ligne de mire cette question : quelle est la place d’un chrétien en politique ?
Propos recueillis par Aymeric Pourbaix pour France catholique Mercredi 11 septembre 2019.
*
A la suite de différents penseurs (notamment Pierre Manent, Marcel Gauchet), vous diagnostiquez l’impasse du fonctionnement politique actuel. Pour quelle raison ?
Même un regard superficiel confirme l’impasse actuelle : le décalage croissant entre les opinions et les élites politiques, le délitement et l’éclatement des partis et la montée de ce qu’on appelle populisme, en sont des symptômes immédiats. Derrière on peut lire la sourde angoisse naissant de la dégradation du lien social et de la perte de repères, sans parler de la mondialisation, des migrations ou de l’écologie. Tout se passe comme si face à une montée des interrogations, on ne se sentait pas les ressources collectives pour les affronter ensemble. Au-delà des péripéties politiques, françaises ou autres, j’y vois le signe d’un phénomène plus profond et de longue durée : l’aggravation des effets destructeurs du paradigme qui domine notre pensée collective depuis trois siècles et qui culmine dans le relativisme et l’individualisme actuels.
Ce que l’on appelle le « populisme » en est-il un symptôme ? Plus qu’une solution ?
Le populisme en est manifestement un symptôme, et un symptôme important : c’est en effet une remise en question parfois brutale des élites dominantes, en qui un partie appréciable de la population n’a plus confiance. Il peut avoir une influence appréciable dans l’immédiat sur nos systèmes politiques, comme le montrent les exemples de Trump, Johnson, Salvini ou Orban, et peut-être de façon plus durable. Mais ces noms montrent déjà que le populisme recouvre des réalités très variables. Surtout, pour être une solution sur la durée, un mouvement politique doit montrer qu’il peut déboucher sur une vie commune profondément renouvelée, y compris au niveau de la vie politique. Cela suppose que la vision sur laquelle vit la société soit elle-même renouvelée en profondeur et traduite dans les faits ; ce qui implique une élaboration intellectuelle appréciable, combinée avec l’émergence d’élites nouvelles et de manières nouvelles de vivre en commun. Mais à ce stade non seulement les divers populismes ne proposent rien de tel, mais leur positionnement même les conduit à refuser la plupart de ces tâches. D’où à terme le risque soit de l’échec, soit d’une dérive.
Cette politique neutre que vous observez a des racines profondes (XVIIe). Lesquelles ?
Le paradigme de neutralité, ou relativiste, dont je parlais est ce principe qui s’oppose à ce qu’ambitionnait la pensée classique : la recherche collective du bien de la personne et de la communauté à la lumière de l’expérience des siècles, l’éducation au vrai et au bien, et le pragmatisme dans les constructions politiques. Il la rejette au profit du refus de l’idée de bien objectif et de l’affirmation fondatrice du droit de chacun de se fabriquer ses valeurs comme il l’entend, sous réserve du droit équivalent du voisin – comme le proclame la Déclaration des droits de l’homme de 1789. Dans cette optique le débat est supposé régner, mais dans les faits les références communes se réduisent au minimum : le matérialisme, l’argent et le politiquement correct. Il trouve ses origines au XVIIe siècle, mais n’a fait sentir que progressivement tous ses effets ; une étape majeure en a été la révolution des mœurs des années 60, et ses effets encore en cours, notamment sur la famille. Un paradigme est ce qui conditionne toute la pensée collective, il est donc très structurant et ne peut être remise en cause facilement, car penser autrement est socialement très difficile tant que son emprise subsiste.
Y a-t-il eu des apports positifs de la pensée moderne (idée de personne humaine ?)
Bien sûr ; le fait qu’un paradigme colore et oriente la pensée collective ne la stérilise pas ; mais il la gauchit sérieusement. La notion de personne humaine, par exemple, vient du christianisme, et ne me paraît pas avoir sensiblement progressé. En revanche l’idée de formaliser des droits, même si elle a des racines médiévales chrétiennes, est caractéristique de la modernité. Cette idée moderne est en soi un outil utile ; mais encore faudrait-il que ces droits soient bien énoncés et fondés sur une idée de bien objectif. L’Eglise a fini par reconnaître leur utilité, mais notons-le, c’est sur la base de la déclaration universelle de 1948, qui était un compromis raisonnable, pas de celle de 1789 qui est beaucoup plus typique de notre paradigme. Mais l’influence de ce dernier se poursuit, de sorte que la conception commune actuelle de ces droits s’éloigne considérablement de 1948.
Aujourd’hui la pensée politique chrétienne se cherche (Sens commun, Poissons roses, etc). Où puiser les ressources intellectuelles pour sortir des oppositions purement partisanes ?
La difficulté première est de reconnaître ce biais structurellement mal orienté de notre pensée collective, qui la met en porte à faux par rapport aux exigences chrétiennes, quelle que soit l’orientation politique que le chrétien retient ensuite. Si on ne reconnaît pas ce fait, on oscille entre trois écueils : l’acceptation de fait des dominantes de l’époque, des combats souvent perdus, ou un refus sans espoir. Un outil commun majeur est ici la Doctrine sociale de l’Eglise, sachant que c’est un champ d’étude en constant enrichissement et non un corpus définitivement arrêté, même si les principes sont stables.
On ne consent pas toujours à la mort, disait Thibon… Comment les chrétiens doivent-ils se positionner dans cette période (longue) de transition ? D’autant que le système électoral oblige à des choix politiques très fréquents…
Il est impératif de bien garder à l’esprit la distinction des deux horizons : l’horizon long, structurel, mais indispensable à terme, du remplacement du paradigme dominant par un autre ; et l’horizon court de la vie immédiate. Là où l’action est de toute façon indispensable, et aussi plus à notre portée, c’est au niveau de la base, dans notre action autour de nous : famille, travail, associations, entreprise, commune etc., ainsi que dans la réflexion et l’élaboration intellectuelle, indispensable comme je l’ai rappelé. Et c’est aussi cette action-là qui est la plus féconde à long terme, car si elle est suffisamment suivie par assez de gens elle finit par permettre une vraie transformation. Mais il ne faut pas abandonner l’action politique, même si elle est plus frustrante par nature, et qu’elle l’est plus encore si vous vous inspirez de principes ou valeurs qui sont en porte à faux par rapport au système de pensée dominant.
Le conservatisme se doit d’être créatif, dites-vous… Comment concilier avec l’idée de progrès (apporté par le christianisme) ?
L’idée d’un temps linéaire, où le passé et l’avenir ne se répètent pas, avec un début et une fin, est effectivement chrétienne. Elle implique un effort personnel et collectif pour que demain soit meilleur qu’aujourd’hui. Mais elle se distingue du progressisme au sens naïf, qui croit inéluctable ce progrès. Le chrétien qui est conséquent avec sa foi sait que le mal et le péché existent, et donc que tout progrès peut être remis en cause, et est d’ailleurs souvent ambigu. Il faut donc à la fois agir dans le sens de ce qu’on pense en conscience être celui du bien ; mais savoir les limites de l’action en la matière, le politique n’étant pas un domaine où on refaçonne à son gré la société sans risque majeur, et ne pas s’imaginer que l’on va établir le Royaume de Dieu sur terre.
Quelle place pour la religion catholique à côté du politique en France ? Les catholiques doivent-ils renoncer au rêve de (re)construire la cité chrétienne, si jamais elle a existé… ?
Une cité chrétienne, quel que soit le sens de ce terme, suppose un peuple chrétien. Ce n’est plus le cas de la France actuelle, loin de là, et cela ne paraît pas devoir être à portée rapidement, encore que cela soit entre les mains de Dieu. En outre, seule l’évangélisation pourra y conduire. On pourra alors débattre de ce qu’est une ‘cité chrétienne’, ce concept à la fois désirable et ambigu, car en soi une cité est de ce monde et ne peut être dite pleinement chrétienne, même si, comme les papes l’enseignaient autrefois, une cité où le peuple et les dirigeants cherchent à être chrétiens est en soi un objectif désirable. Mais nous n’en sommes pas là, notamment avec notre paradigme dominant.
D’ici là, les catholiques n’ont aucune raison de renoncer au champ politique, ni de cacher leurs convictions ; ils doivent donc s’engager ; mais il est peu probable que cela conduise à des formations politiques spécifiques significatives. Les chrétiens sous l’Empire romain, minoritaires, n’ont pas emprunté cette voie ; ce n’est qu’après une évolution de plusieurs siècles qu’elle s’est ouverte, et de façon bien ambiguë, avec Constantin.
Présentation Facebook :