vendredi 30 janvier 2015
Horrifiées par les massacres perpétrés au nom d’un Islam radical, nos sociétés tétanisées veulent en même temps éviter une réaction excessive englobant tous les musulmans dans la réprobation. Pas d’amalgame, tel est le mot d’ordre.
Ce faisant on obscurcit le débat. Car de quel amalgame parle-t-on ? Entre la majorité des musulmans et les islamistes, ou entre les islamistes et Islam ? L’enracinement des islamistes dans la tradition musulmane est trop important pour que ne soit pas posée la question de l’islam, de la possibilité ou non d’un Islam différent.
Et cette question essentielle pour notre société ne peut être résolue par le recours rituel à la laïcité.
L’Islam et la violence : une vraie question
Selon les sondages, les Français seraient moins réticents envers l’Islam, qui serait même considéré par 66 % d’entre eux comme une religion aussi ‘pacifiste’ que les autres. Soyons clair : c’est là le fruit de la désinformation ambiante. L’idée s’est semble-t-il accréditée que l’islamisme n’a rien à voir avec le vrai Islam, qui serait en soi une religion de paix. Mais prononcée telle quelle une telle affirmation est matériellement fausse. Le souci légitime d’éviter l’amalgame entre la majorité des musulmans, effectivement paisibles, et les islamistes conduit à occulter toute réflexion informée sur l’Islam - dont se réclament pourtant ces mêmes djihadistes, textes du Coran ou hadiths à l’appui.
Il y a en effet une spécificité du rapport historique de l’Islam face à la violence ; c’est même un cas unique parmi les religions. Bien sûr les tenants d’autres religions ont pu pratiquer des violences significatives ; et on peut trouver dans d’autres textes religieux ce qu’on peut lire comme des justifications de la violence. Mais la base même de l’Islam est l’idée que le Coran est la parole de Dieu sous une forme pure et définitive. Il n’est donc pas illogique que des musulmans puissent lire les appels nombreux qu’il contient à la violence envers les insoumis, non musulmans, comme une demande de Dieu même, qu’il est impossible de refuser. Le rôle même du concept de jihad en témoigne : il contient d’abord l’idée d’effort, notamment sur soi-même, c’est un fait que confirme l’étymologie du mot. Mais le sens de guerre sainte, c’est-à-dire de guerre visant à la soumission des terres non musulmanes à la Loi divine (Islam veut dire soumission) est aussi un de ses sens essentiels. C’est dans le cadre de cette soumission que l’Islam a pu avoir une certaine forme de tolérance ; mais c’est la tolérance du minoritaire en nombre mais qui domine à l’égard de ceux qui étaient majoritaires à l’origine et qui ont été conquis, le tout sous un régime très inégalitaire (statuts de dhimmi). En outre historiquement cette guerre a été pratiquée activement par le prophète lui-même, de façon violente, et poursuivie par ses successeurs, aboutissant à la conquête d’un espace immenses qui très vite s’est étendu du Portugal à l’Asie centrale, qu’il est très farfelu de présenter comme purement défensive. Tous ces faits sont spécifiques à l’Islam. De même qu’est spécifique le fait d’inclure dans son programme d’action un droit civil, une conception de la femme, etc. qui ne se retrouvent pas dans d’autres conceptions, et qui ont valeur impérative.
Pourtant, parmi les musulmans actuels, le fait est que beaucoup, peut-être une majorité, ne se concentrent par sur cette tradition et cette pratique et se réfèrent plutôt à d’autres passages, indéniablement plus paisibles ; et ils disent avec bonne foi que l’Islam est religion de paix. Mais le fait est aussi que d’autres au contraire exaltent ces références, notamment à des époques comme la nôtre où l’emprise de l’Occident se fait paradoxalement plus faible qu’à l’époque de la colonisation, mais est vécue plus négativement. En particulier les incursions américaines ou israéliennes au Moyen-Orient sont ressenties non sans motif comme des violences. Dans la psychologie musulmane en outre, qui met l’accent sur la solidarité de l’Ummah (la communauté musulmane) et voit le fait religieux partout, on analyse volontiers toute intervention occidentale comme une résurgence agressive des croisades (le mot croisé est régulièrement employé par les islamistes pour désigner les Occidentaux). Ce faisant bien sûr ils oublient que d’une part les Occidentaux actuels ne sont pas vraiment chrétiens et en tout cas n’agissent en aucune manière au nom du christianisme, et d’autre part que les croisades historiques elles-mêmes étaient une phénomène extrêmement limité, sur deux siècles, sur la seule Palestine, en réaction à la gigantesque conquête musulmane qui un peu plus tôt avait arraché à la chrétienté plus de la moitié et la meilleure partie de son territoire. En outre il n’y a pas de base évangélique aux croisades.
Une spécificité incontournable
La possibilité de cette attitude guerrière et de ce point de vue unilatéral est donc une spécificité forte de l’Islam. Pas une conséquence nécessaire, le cas de la majorité paisible paraît l’indiquer, mais une attitude parfaitement logique et soutenable dans le contexte de la tradition musulmane, qui peut s’activer assez naturellement lorsque les circonstances y poussent. D’autant plus que la majorité paisible, et le point est essentiel, n’a pas fait l’effort de déployer les ressources intellectuelles qui lui permettraient de définir un Islam clairement dégagé de ces références conquérantes, avec la révision des postulats fondamentaux que cela suppose (littéralité du Coran, exemplarité du prophète, sélection des hadiths etc.).
De son côté, le parti-pris occidental dominant, soit par masochisme, soit par antichristianisme, soit par paresse, soit par une conception malsaine de la laïcité, est de poser à priori que toutes les religions sont à mettre sur le même plan et à exclure a priori que l’une présente une propension à la violence supérieure aux autres. Pourtant le prophète Muhammad a passé une bonne partie de sa vie le sabre à la main, tandis que c’est inimaginable pour le Christ, le Bouddha et bien d’autres. Et si la Bible (Ancien testament) contient des passages poussant à la violence, la lecture chrétienne est interprétative, et utilise comme clef les Evangiles, qui eux ne contiennent rien de tel. Tout ressourçage aux origines, attitude essentielle dans toutes les religions, conduit dans un cas à la douceur de Jésus, dans l’autre peut conduire au combat de Muhammad.
Mais si on traite de façon semblable des situations dissemblables, on est conduit soit à négliger la question spécifique de l’islâm et à ne pas poser aux musulmans bien intentionnés les questions qu’on doit leur poser, soit à refouler tout le religieux dans une réprobation générale, et il ne faut pas s’étonner qu’on rompe alors le fil du dialogue avec lui.
Que faire ?
La question prend un tour d’autant plus aigüe que les pays occidentaux, ou plus exactement européens, accueillent désormais des communautés immigrées musulmanes importantes. La conception qu’elles se font de la religion est donc un élément essentiel de leur intégration harmonieuse ou en tout cas correcte et durable dans ces sociétés d’accueil. Or si les conceptions que les Européens se font de la société sont assez variables, et qu’il y a par exemple une différence profonde entre le laïcisme radical à la française et le catholicisme traditionnel ou le protestantisme pentecôtiste, il y a un point commun indiscutable : le programme de vie de la communauté musulmane initiale telle que le décrit la tradition musulmane n’est pas acceptable dans le cadre européen, qu’il soit chrétien ou laïc. Les musulmans qui se réclament de cette tradition n’y sont donc pas les bienvenus. Dès lors, compte tenu de la place et du rôle de cette tradition, et de la solidarité latente ou passive de nombreux musulmans avec ceux qui s’en réclament pour une politique de conquête et d’islamisation, la majorité actuellement paisible des musulmans d’Occident ne peut être quitte de ce qu’attend d’elle la société d’accueil par une simple déclaration selon laquelle l’islamisme n’a rien à voir avec eux. Leur intégration durable dans le cadre occidental suppose d’une part le développement conscient et explicite d’un islam doctrinal différent, activement enseigné et défendu, et d’autre part une discipline interne cohérente avec cet Islam rénové.
Ceci comporte bien évidemment une prise de position par rapport aux principes de vie commune des sociétés d’accueil. Mais c’est ici qu’à nouveau le dialogue est brouillé par des confusions répandues, et notamment autour de la notion de laïcité, en particulier dans la conception française. Disons-le clairement, la laïcité n’offre pas de réponse véritable à l’islamisme. Elle est trop hostile à la religion pour le croyant sincère, elle la refoule trop dans l’irrationnel privé pour permettre un dialogue fécond, mais elle est inefficace face à l’islamisme, qui repose de toute façon sur un refus global des diverses conceptions non-musulmanes. En outre est surtout elle est incapable de faire des distinctions entre les religions et de demander à l’Islam ce qui est exigé par la situation.
Bien sûr une certaine laïcité bien comprise est nécessaire à la vie commune. Mais ce doit être une laïcité de dialogue avec les religions, une laïcité positive, qui sait reconnaître ce que les croyants trouvent d’essentiel en elles, et les questionner le cas échéant sur ce qui n’est pas compatible avec la vie commune. Le même questionnement critique doit valoir d’ailleurs aussi pour le laïcisme intransigeant, ou pour l’apologie de caricatures haineuses, qui ne sont pas non plus des bases saines pour une vie commune harmonieuse.
En outre, il convient de le rappeler, en dernière analyse ce n’est pas une conception abstraite et désincarnée comme la laïcité, ou même la République, qui crée le lien d’une vraie communauté : c’est l’appartenance à cette communauté, en l’espèce nationale, qui doit être le point central par lequel les uns offrent aux autres la possibilité d’une intégration, ces derniers pouvant l’accepter ou la refuser, avec toutes les conséquences que cela comporte.