samedi 27 février 2010
L’Europe sans politique, par construction même
Ce qui caractérise la construction européenne est son parti pris de neutralité, cette volonté de chercher non pas un contenu commun, un objectif positif, mais des règles du jeu, des procédures, des principes généraux aptes à réguler la cohabitation et la concurrence de réalités différentes, qu’elles soient économiques ou politiques. En regard les réalités positives sont considérées comme d’ordre inférieur, et éventuellement comme des obstacles.
Nous le voyons à la convergence de trois phénomènes. D’abord, le fait qu’on a posé l’entité européenne sans référence ni à une conception explicite de l’Europe, notamment historique, c’est à dire une identité, selon la méthode qui a été suivie par les nations au XIXe siècle lorsqu’elles ont pris conscience d’elles-mêmes. Il en résulte que l’Europe ainsi construite ne peut être qu’un projet idéologique. Ensuite le fait qu’on s’obstine à ne pas reconnaître qu’il n’y a pas de réalité démocratique européenne, c’est à dire de débat public mettant aux prises les Européens dans le cadre d’une espace commun, ce qui supposerait qu’ils existent comme peuple européen. Il en résulte que l’Europe est constamment en porte à faux par rapport à la légitimité démocratique réelle, qui est nationale. Enfin le refus de tirer la leçon des deux faits précédents, leçon qui impliquerait en bonne logique de se concentrer sur des actions communes consciemment vues comme telles, sans les ordonner à une supposée intégration comprise comme la fabrication d’une nouvelle entité politique, par certains côtés analogue à l’Etat national, mais qui ne se dote en rien des moyens qui ont été déployés par ce dernier.
On peut en prendre conscience en prenant le problème en sens contraire : faire une véritable communauté politique européenne aurait supposé de définir ce qu’on appelle Europe ; de construire de grands récits fondateurs sur ce qu’elle est (ce qui impliquerait bien entendu d’en définir les limites et de l’enraciner dans un passé commun). Puis, dans le cas de la Constitution, de lancer un appel direct au « peuple européen » (supposé exister dans cette hypothèse, ou capable de naître) pour qu’il vote en bloc, au même moment et comme tel, en faveur de cette affirmation collective de lui-même. Comme on sait, il n’en a rien été. Ce qui veut dire qu’on sait au fond que tout ce qui peut se faire qu’on appelle Europe se construit à partir des Etats nations existants. C’est ce qui explique que ce qu’on appelle Constitution est en fait un traité international. Mais on n’en tire pas la conclusion logique : que le mythe de l’Europe substitution ne repose sur rien, et que l’Europe possible est d’abord celle des coopérations, de la mise en commun d’outils ou de champs dont les véritables souveraineté politiques, nationales, ont jugé consensuellement qu’il valait mieux les mettre en œuvre ensemble que séparés. Et que si on voulait aller plus loin, il faudrait précisément définir positivement ce que les peuples d’Europe ont en commun ; donc adopter une démarche de reconnaissance factuelle, et non de construction abstraite.
La solution retenue est en conséquence procédurale : prendre des principes abstraits et juger de toute décision à partir d’une déclinaison de ces principes. Ce qui est à l’opposé des principes traditionnels de prudence politique, qui consistent à se baser sur l’analyse concrète d’une situation humaine réelle, et à en déduire des objectifs politiques mobilisateurs parce que fondés sur une image concertée d’une action commune. Ici on se livre à une sorte d’exégèse rationaliste de principes que l’on cherche à décliner cas par cas. On est donc à l’opposé de ce qu’on peut appeler véritablement le champ du politique : le procédural et le juridique envahissent entièrement le champ correspondant. Il ne faut donc pas s’étonner de l’indifférence ou de l’hostilité des peuples. Nous développerons dans un premier temps les traits principaux de cette logique paradoxale. Dans un deuxième temps, nous illustrerons ces faits dans deux domaines : celui de la candidature turque, et celui de l’inflation textuelle européenne, telle qu’on peut la voir au niveau de la pratique professionnelle.
L’originalité de la construction européenne parmi les réalités politiques du monde est totale. Les pays d’Europe possèdent une longue histoire commune, et partagent leurs principaux traits de civilisation. Mais ce n’est pas sur cette base, reconnue et définie explicitement, que l’Europe s’est construite. C’est sur un projet volontariste, dominé au départ par l’économie.
Une construction non démocratique mais à fondement démocratique
L’Europe est constituée d’Etats-nations qui ont une tradition de souveraineté affirmée et de luttes entre eux, mais appartenant depuis longtemps à un espace commun. Les démocraties s’y sont construites sur des bases nationales, ethniquement homogènes (au moins à l’arrivée), comme c’est le cas de la quasi totalité des démocraties réelles. Ces nations se sentent désormais faibles en regard de leur importance passée, et leurs dirigeants ont ambitionné un cadre commun, l’Europe. Mais celle-ci est plus le fruit d’une volonté des élites, prenant parfois la forme d’une fuite en avant, que d’une construction populaire. Certes, ces gouvernements sont démocratiques. Mais chaque étape a été décidée en haut, sans réel débat, et ratifiée a posteriori, quasiment de confiance, quand d’ailleurs cette ratification a été explicite. C’est donc le cas unique mais significatif d’une construction approuvée démocratiquement (au moins passivement), mais dont les étapes de construction n’ont jamais été démocratiques. En outre, son fonctionnement n’est pas démocratique non plus, si on comprend par là : fruit d’un débat public entre deux équipes ou deux programmes (ou plus), sanctionné par les urnes, dans un vrai espace politique commun. Il n’y a au niveau populaire aucun espace politique européen. Or elle se crée dans un contexte où la légitimité politique est démocratique. En d’autres termes, ce n’est pas une démocratie, mais elle est paradoxalement assise sur une base de légitimité démocratique. Constituée d’un grand nombre d’Etats-nations ethniquement très différenciés, l’Europe est encore moins une communauté nationale, qui, en démocratie, est presque toujours ethnique (au sens culturel national du terme), et de toute façon construite au cours de l’histoire. En faire une nation pluriethnique (dont le seul exemple est la Suisse) ne paraît pas à portée immédiate. Elle ne devrait donc se construire qu’en respectant les réalités nationales existantes. Or elle se surimpose de plus en plus à elles, et nécessairement puisqu’elle poursuit imperturbablement la logique d’une intégration croissante. En d’autres termes, elle se donne un objectif de type national sans l’admettre et sans en admettre les conséquences. Dans la pratique, cette construction a porté pour l’essentiel sur des questions économiques, et c’est là qu’est le véritable succès de l’Europe. Mais le champ de l’économique est celui où l’approche par règles du jeu est la plus naturelle, puisque les acteurs sont principalement privés et demandent surtout un espace d’action ouvert, avec des lois appropriées. Mais il n’est pas l’objet central de la souveraineté, laquelle porte sur l’origine du pouvoir et d’abord sa manifestation concrète qui est dans l’ordre constitutionnel, diplomatique et militaire. Or ce sont ces champs qui ont été jusqu’ici soigneusement évités. Et pour cause, puisqu’ils restent l’apanage de nations marquées par leur histoire, et qui divergent sur la conduite à tenir en la matière.
Il est indispensable de prendre conscience du dilemme que cette construction pose politiquement. Le « déficit démocratique » ne saurait se traiter en termes juridiques ou constitutionnels. Car c’est l’absence d’un véritable processus politique qui est à relever, c’est-à-dire d’une dialectique profonde, au niveau des peuples, basée sur une souveraineté reconnue, ayant pour objet des décisions essentielles impliquant une communauté vécue comme telle. En d’autres termes, c’est une question de légitimité. Et cela ne se décrète pas par des institutions. Ce n’est pas non plus une simple question de volonté ou de temps. Si cette construction devait déboucher sur un vrai Etat démocratique, et donc une politique de défense et diplomatique commune, il faudrait bâtir ce qu’on n’a vu nulle part jusqu’à présent, c’est-à-dire une démocratie réellement pluriethnique et plurinationale. S’il n’y a pas communauté soudée, reflet d’une adhésion populaire, aucune politique de défense ou diplomatie commune n’est crédible. Une telle communauté suppose en outre un patrimoine historique et culturel commun. Or sur ce plan aussi le déficit est patent.
Insuffisance des références communes
Ce qui manque ici le plus à cette construction, au-delà du système politique, est l’absence de référence fondatrice commune qui serait ou pourrait devenir comparable à ce que sont les références nationales. Le fondement mis en avant est une forme de ‘patriotisme’ volontariste, fondé sur l’adhésion à un certain nombre de principes posés a priori. Or même si ces principes étaient bons, ce n’est pas comme cela qu’on fonde une communauté politique, encore moins une patrie, mais sur un sentiment réel de communauté basé sur une histoire et une culture communes. Ce volontarisme ne jouit d’ailleurs pas d’une audience forte dans les masses populaires. Outre que les gens ne s’identifient pratiquement jamais comme européens, mais comme français, allemands etc., trois faits majeurs nous le confirment.
Le premier est le caractère évanescent de la référence commune. Faute de consensus sur le passé, notamment chrétien, et du fait de la tyrannie du politiquement correct, lorsqu’on veut énoncer positivement les valeurs communes qui nous animent, on s’en tient à des bons sentiments généraux, valables pour tout pays. La Constitution en est un bon exemple. Or sans reconnaissance claire de son histoire et de son patrimoine, y compris religieux et pré-démocratique, l’Europe est une utopie sans fondement, et donc vulnérable.
Le second signe d’inconsistance de l’identité politique européenne est la pauvreté de ses ambitions internationales : son volontarisme institutionnel, essentiellement économique, contraste avec son immobilisme au niveau des instruments de souveraineté, communs ou nationaux. D’où des politiques militaire et étrangère non crédibles. Et une influence limitée. L’Europe est riche, mais cette richesse ne se traduit pas en termes de puissance projetée à l’extérieur (la sécurité de l’Europe face à une menace grave reste en fait assurée par les Etats-Unis), ni pour le bien ni pour le mal. La faiblesse institutionnelle n’en est pas la cause principale. Celle-ci apparaît plus dans l’absence de volonté et de conviction positive, déjà au niveau national, et a fortiori commun. Il n’y a d’ailleurs aucun consensus sur les objectifs possibles d’une telle action collective. Sur tous ces points, le contraste est vif avec les Etats-Unis, qui ont maintenu beaucoup plus d’éléments caractéristiques de l’Etat-nation classique. (notamment patriotique et religieux), combinés malheureusement avec un messianisme aventureux et pas toujours compétent.
Les enthousiastes de la construction européenne objectent ici que l’Europe a apporté cinquante ans de paix, et que c’est bien un objectif politique commun. C’est typiquement le genre d’affirmation abstraite et irréelle qui caractérise la vision dominante. D’une part, la cause principale de la paix n’est pas la construction européenne, essentiellement économique jusqu’à aujourd’hui. Elle résulte d’abord de l’horreur produite par les deux guerres mondiales. Par certains côtés certes cette recherche de la paix par des nations européennes épuisées et humiliées a été une des motivations de la construction européenne. Mais l’esprit de paix a été alors une cause, pas une conséquence ; c’est le fruit du désastre, pas du marché commun.
Par ailleurs, ce qui fait qu’une entité politique est paisible dépend d’une multitude de facteurs dont le principal est l’état de ses rapports avec d’autres entités qui peuvent représenter pour elle une menace. Après 1945 la menace c’était évidemment l’URSS. Mais ce qui a sauvé l’Europe occidentale a été la présence des troupes américaines. Certainement pas la CEE. Aujourd’hui la menace est plus floue ; mais ce qu’on a vu dans les Balkans et au Moyen Orient est l’incapacité de l’Europe à peser efficacement sans les Américains (ou sur eux) et donc à faire la paix. 450 millions d’Européens ont été incapables de peser sur la question du microscopique Kosovo, qui a été réglée, pour le mal ou pour le bien, par l’US Army.
Le troisième d’inconsistance de l’identité politique européenne est le fait que l’extension géographique, c’est-à-dire la définition même de ce que l’on entend par Europe, n’est pas précisée. D’où le choix d’accepter la candidature de la Turquie, à la condition qu’elle se démocratise. Mais si le critère c’est la démocratie, il vaut pour une grande partie de la planète. Il est en outre caractéristique (et scandaleux) qu’une décision aussi essentielle, aussi significative pour la définition même de l’Europe, que l’admission de ce pays ne fasse pas l’objet de la moindre consultation démocratique en temps utile.
Non appartenance à la réalité européenne commune
Dans la question turque, la dimension procédurale est totalement prépondérante. Mais cela conduit à nier la réalité la plus évidente. Même supposée démocratisée, la Turquie, qui est un grand pays, n’est pas européenne. Certes, il existe une histoire et une civilisation européenne, un passé commun ancien, notamment chrétien. Et cette histoire, cet héritage commun, n’inclut pas la Turquie. A aucun moment la Turquie n’a été intégrée dans le concert européen. Elle a été tour à tour une menace terrifiante, un voisin de plus en plus décadent à dominer, un allié face aux Soviétiques ; jamais un partenaire, encore moins un cousin. Les origines de l’ethnie turque sont en Asie centrale ; leur invasion a recouvert les populations indo-européennes hellénisées d’Anatolie en les assimilant totalement. Ceux qui n’ont pas été assimilés ont été chassés après la première guerre mondiale. Loin d’être oubliée, cette origine est toujours affirmée dans la représentation collective que les Turcs se font d’eux-mêmes, y compris dans les manuels scolaires, et le cousinage avec l’Asie centrale constamment réaffirmé. Quant à la civilisation, elle est essentiellement d’origine moyen orientale. Ce n’est pas l’adoption d’un code civil européen ou la mise en place d’une supposée laïcité essentiellement garantie par l’armée ( !) qui change ces réalités profondes. Ne parlons évidemment pas de la géographie pure : outre que les continents sont des notions tout à fait conventionnelles, l’essentiel de la Turquie actuelle est hors de ce qu’on peut appeler Europe, et fortement engagée dans le Moyen Orient.
Mais le point central est son appartenance au monde musulman, dont la spécificité est considérable sur le plan politique. Elle tient même à l’essence de la communauté nationale. Ce qui constitue la référence idéale, ce à quoi le bon musulman doit la loyauté politique véritable, comme d’autres à la nation, c’est la communauté de tous les musulmans. Dans les pays de tradition chrétienne, la nation, quand elle est organisée politiquement, tend à commander la loyauté politique. En revanche l’Islam présente un creux entre les loyautés locales (famille, tribu) qui sont fortes, et celle due à la religion, normalement essentielle. Conséquemment, obéir à des non-musulmans est une anomalie. Une autorité politique légitime doit être musulmane. Cela ne signifie pas que tous les musulmans vivent sur ce modèle. Mais il représente une référence, au moins pour une part significative d’entre eux, ceux d’entre eux qui prennent le plus au sérieux le message coranique. A cela s’ajoute enfin une législation civile et collective importante, basée sur le Coran, et marquée de l’autorité de la révélation. Il en résulte que la séparation de la sphère politique ou civile et de la sphère religieuse y est en principe impossible. Le positionnement de l’Islam est donc unique parmi les religions. Il ne se déduit pas de ceci que l’Islam soit automatiquement une menace pour les autres ; ni que ce phénomène impérial soit appelé à se reproduire. Mais certainement que la cohabitation avec lui demande une prise de conscience et une vigilance spécifiques. Ce serait une profonde erreur que de méconnaître la spécificité de la tradition musulmane et de prétendre qu’elle peut être sans conséquence politique. Or c’est justement un pays de 80 millions de musulmans, conscient de sa spécificité, qu’on voudrait faire entrer en Europe.
La fausse question du conflit des civilisations
L’erreur symétrique est de croire à des conflits de civilisation et de les juger inéluctables. Nous ne nous étendrons pas sur ce point mais nous soulignerons ici l’étrangeté de la manière dont la question est traitée en Europe. De l’idée juste qu’il ne faut pas monter en épingle de supposés conflits de civilisation, on tire l’idée fausse qu’il est moralement nécessaire de démontrer l’absence de tels conflits, précisément en intégrant dans la communauté européenne un pays appartenant manifestement à une autre aire de civilisation. On poursuit donc à son point extrême et paradoxal la tendance inhérente au projet européen actuel à opérer de façon volontariste et a priori. En résumé, comme on constate de profondes différences entre ces pays et les nôtres, et un risque de conflit de civilisation, on en déduit un devoir à opérer par a priori, en refusant de voir et niant dans la pratique ce dont on a vu le risque majeur. On proclame de façon incantatoire la démocratie et les Droits de l’Homme comme seul critère de l’adhésion turque parce que, solutions procédurales, ils sont applicables partout. En d’autres termes, on retourne l’objection d’une absence de communauté réelle pour expliquer que justement c’est la meilleure occasion pour proclamer qu’il faut désormais fonder les communautés sur autre chose, c’est à dire des procédures.
Les arguments des partisans de l’intégration de la Turquie ne sont donc pas basés sur le seul caractère démocratique, actuel ou potentiel, de ce pays, même si c’est ce qui est mis en avant comme condition d’entrée, puisque cela conduirait à envisager une grande partie de la planète. D’un côté, on affirme que la Turquie a fait le choix de la démocratie et de la laïcité. Or, dit-on, ce modèle peut être menacé si on la refuse, et au contraire conforté si on l’accepte, avec ce bienfait additionnel qu’on démontrerait ainsi la cohabitation possible entre musulmans et occidentaux dans une même communauté. D’un autre côté, on souligne l’importance stratégique majeure de la Turquie et l’intérêt vital de l’amarrer définitivement au monde occidental : c’est l’argument américain. En fait ils se confondent dans la même idée : il est bénéfique d’ancrer la Turquie dans l’Europe à cause justement des problèmes que cela pose... Le premier argument n’a de sens que si on refuse ce qui a été montré ci-dessus, à savoir qu’une véritable communauté politique ne saurait se fonder sur un volontarisme politique, même sanctionné par un vote, et qu’elle suppose des références et similitudes communes profondes et anciennes. La démocratie donne une voix au peuple, elle ne crée pas le peuple. Or en faisant l’impasse sur cette dimension essentielle, on a toutes chances d’obtenir précisément le résultat inverse de celui que l’on cherchait. Car s’il n’y a pas suffisamment d’éléments communs et s’il y a de puissants éléments de divergence, notamment en termes de civilisation, et du fait de l’Islam qui cohabite mal sauf à être dominant, la cohabitation aboutira à l’intolérance mutuelle.
Le seul moyen pour échapper à ce problème serait de considérer l’Europe non comme une communauté, ressemblant quelque peu à une nation en plus large et plus complexe, mais comme une zone de libre-échange améliorée. C’est la conception britannique. Alors de deux choses l’une. Ou c’est effectivement l’avenir de l’Europe. Mais alors les ambitions fédéralistes doivent définitivement reculer, ainsi que l’accumulation de normes juridiques de plus en plus envahissante, car elle implique une communauté véritable de destin. En outre, dans ce cas on ne voit pas en quoi une adhésion turque se distinguerait dans ses effets pratiques d’une association. Pourquoi alors ne pas en rester là ? Ou au contraire l’évolution en cours se poursuit, et le système commun impliquera un passage au moins partiel à une dimension fédérale. Et alors le problème de l’insuffisance de communauté réelle avec la Turquie se posera. L’inflation procédurale, inhérente à la logique européenne actuelle Venons-en maintenant à la prolifération des textes, l’autre symptôme majeur de l’ambiguïté de la construction. Certains ont pu être surpris de la maladresse insigne de la directive Bolkestein. Comment, au moment où le débat français sur la constitution était aussi âpre, a-t-on pu pousser avec autant d’inconscience un texte aussi provocateur ? Et d’incriminer l’idéologie libérale qui caractériserait l’esprit européen dominant. Ces remarques ne sont pas infondées, mais ne permettent pas de saisir un dilemme plus profond, qui tient à la logique même de la construction. Le parti pris procédural et ses limites
En effet, à partir du moment où d’une part on ne pouvait se baser sur un projet politique commun (y compris libéral, puisque aucun projet libéral n’a été consciemment approuvé comme tel en Europe au niveau politique), mais où d’autre part on souhaitait construire une véritable espace commun dans toutes ses dimensions, la seule solution était procédurale. Il s’agissait de poser des principes communs et de les décliner au hasard des possibilités de négociation, ou des jugements de la Cour de Justice. Parmi ces principes, la libre circulation des biens et des personnes, le libre établissement de toute entité économique dans un autre pays de l’Union, sont tout à fait essentiels. Mais voilà, cela pose le problème des conditions de concurrence entre ces entités. D’autant plus qu’on a posé hors champ des pans entiers de législation dont on a reconnu que politiquement ils ne pouvaient être arrachés aux Etats ; c’est notamment le cas de tout ce qui intéresse plus directement l’électeur, puisque pour lui la seule réalité politique reste nationale. Donc en particulier toutes les questions de législation sociale et de solidarité, voire de protection du consommateur. On dit dès lors à gauche que l’Europe n’est pas assez sociale. Mais c’est que toutes ces dimensions ne sont pas traitables sans un support suffisant de légitimité politique. On peut d’ailleurs en dire autant de la fiscalité, domaine dans lequel même avec la Constitution toutes les décisions resteront unanimes, ce qui exclut pratiquement toute règle commune significative. On en est donc conduit à essayer de construire des conditions de concurrence ouvertes alors même que des pans essentiels de législation resteront nationaux. En d’autres termes, on en reste au procédural, mais lui-même ne s’applique qu’à certains des paramètres.
Mais ce n’est pas tout. Même dans les domaines où une action commune est possible, la dominante de la perspective procédurale rend la décision en pratique très difficile. En effet, cela signifie qu’en pratique l’Europe ne se donne pas, cas par cas, un objectif positif clair, qui pourrait d’ailleurs être le libéralisme, mais elle cherche autant que possible à définir des règles du jeu, s’en remettant au ‘marché’ pour le reste. Plus que d’un a priori libéral, ceci résulte du parti pris procédural, comme en témoigne le fait que ces législations sont souvent lourdes et complexes, bien loin de ce qu’un bon libéral souhaiterait. Mais ce parti pris procédural est indispensable, puisque c’est la seule référence commune, en l’absence d’un véritable processus politique.
Naturellement le meilleur exemple de ce parti pris procédural est le rôle considérable, échappant à tout contrôle notamment démocratique, des institutions judiciaires européennes ; elles mériteraient un développement à elles seules car leur importance dans le système et généralement non perçue, en tout cas par le public. On a rarement vu un rôle aussi important joué par des institutions échappant à ce point à toute responsabilité politique.
En outre cela conduit à des impasses pratiques dans lesquelles l’Europe se débat en permanence. Je parle ici de mon expérience directe en matière de législation financière. Par exemple la thèse française consiste à dire que si l’on veut une législation commune dans un domaine (par exemple, le crédit à la consommation) la seule solution efficace est dans l’harmonisation, en clair la substitution d’une règle européenne identique partout aux règles nationales. Pour un esprit français c’est irrésistiblement logique. Mais voilà, le problème est que les législations locales sont très différentes ; la recherche de l’harmonisation se traduit dès lors en pratique par un gigantesque marchandage, où chacun veut garder le plus possible de ses propres règles, quitte à les imposer aux autres. Et c’est logique : puisque le vrai processus politique démocratique reste national, personne n’a intérêt à supporter le coût politique du changement. Résultat : les débats sont longs, chaotiques et non régulés par une vision commune. Ils se traduisent soit dans une accumulation hétéroclite de dispositions, soit dans un texte a minima, soit dans l’échec à en produire un.
Consternés par ce genre d’enlisement, nos européistes recherchent dès lors désespéramment une autre voie. Et c’est là qu’on en vient au principe du pays d’origine, cher à la directive Bolkestein. Cela revient à dire : si nous n’arrivons pas à harmoniser, mais que nous voulons quand même un espace commun, la seule solution est de laisser circuler les hommes et les biens sur la base de leur législation de départ. Cela peut être fait beaucoup plus rapidement qu’une harmonisation et après tout, puisque tous les pays membres ont été acceptés comme tels, on peut supposer que leur législation a été reconnue acceptable. Mais comme on l’a vu, cette voie non plus n’est pas facile : l’absence d’harmonisation réelle de points très sensibles, notamment les niveaux de salaires, et l’entrée de nouveaux pays à niveau de vie radicalement différents donnent à un tel texte un caractère révolutionnaire. Et il se heurte dès lors lui aussi à des obstacles significatifs.
A cela s’ajoute l’extrême hétérogénéité des traditions juridiques et des priorités politiques nationales, qui fait que tout texte qui ne soit pas d’harmonisation brutale aboutit à greffer des logiques juridiques hétéroclites les unes sur les autres. C’est aussi l’inconvénient que présente une dernière solution en vogue récemment, qu’on appelle le 26e régime, et qui consiste à juxtaposer un régime européen aux régimes nationaux. Il pose lui aussi des problèmes de cohabitation juridique pratiquement insurmontables.
Qu’on ne déduise pas de tout ceci à l’impossibilité ou à l’inanité de toute règle européenne. Il est indéniable qu’il y a intérêt dans un grand nombre de domaines à la mise en commun de ressources et à la création d’un espace économique large. Mais la manière d’opérer devrait être conceptuellement inverse : partir de cet objectif commun (par exemple, pour prendre une domaine qui m’est plus familier, créer un espace boursier) ; définir positivement la conception commune (comment cela marche, qu’en attend-on, etc…) ; et alors définir les règles. Et quand ce n’est pas mûr, pas possible, pas souhaitable, ne pas s’obstiner par a priori.
Comme on le voit, le paradoxe est que nous avons à la fois prolifération de textes européens, compliqués, mal écrits, sans enracinement dans un système de droit clair. Et paradoxalement une certaine insuffisance de ces textes. Car par rapport à l’objectif affiché d’un espace homogène, on est très loin du compte. Il en faudrait beaucoup plus… Si donc on veut freiner cette prolifération, un retour au point de départ est nécessaire, et à la définition de l’objectif commun. Qui devrait à la fois être moins ambitieux, c’est à dire ne pas vouloir réaliser artificiellement ce qui n’existe pas. Et plus ambitieux, et donc chercher ce que les Européens ont vraiment en commun, positivement.
En conclusion, on soulignera plus particulièrement la faiblesse de la conception spécifiquement française de l’Europe. Elle mêle en effet un volontarisme extrême pour ce qui est du degré d’intégration souhaité, ou de l’affirmation internationale de la nouvelle entité ; avec le refus (dans la suite de la tradition républicaine et révolutionnaire) de reconnaître les réalités objectives des entités politiques et notamment leurs racines historiques. On en est toujours au contrat social. La conception anglaise, bien que moins construite théoriquement, est plus rationnelle : il s’agit de gérer au mieux un espace de libre échange et de libre circulation commun, avec le minimum de textes. Il n’est donc pas étonnant qu’au fur et à mesure de l’élargissement et de l’approfondissement de l’Europe, cette conception l’ait emporté de plus en plus (quantité de textes mis à part). Mais en définitive elle aussi est frustrée, parce qu’elle est quand même elle aussi contradictoire avec la base politique réelle, qui est nationale. Le sort de la directive Bolkestein nous le confirme. Sans le référendum, qui a réintroduit un rayon de démocratie réelle dans le petit jeu bruxellois, personne n’en aurait entendu parler au niveau des électeurs. Et elle aurait fini par passer sous une forme ou une autre. Mais ce genre de méthode subreptice ne peut durer indéfiniment. Au fond le bénéfice de cette affaire du référendum est immense : pour la première fois est en effet explicitement posée la question de la nature même du projet européen. Comme tel, le vote ‘non’ doit être un point de départ. Traduit librement, il veut dire : arrêtons de faire ‘comme si’ ; cessons de feindre qu’avec des règles du jeu technocratiques on crée des communautés animées d’une volonté collective ; regardons ce que nous avons réellement en commun et ce que nous voulons réellement faire ensemble ; et construisons cas par cas sur cette base ce que nous avons à faire.
Avril 2005
(Publié initialement dans Liberté politique)