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L’ordre ou le désordre international après Trump : essai de perspective


lundi 24 mars 2025









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Dans un article antérieur (« Entre communication de choc et incertitude calculée, que penser du trumpisme ? https://www.pierredelauzun.com/Entr... ), ", j’évoquais les incertitudes soulevées par la méthode trumpienne : sa puissance communicationnelle (surprise et choc), et ses limites (provocations et grossièreté). Mais surtout son insuffisance de perspective stratégique claire, autre que la défense de ses intérêts et la brutalité dans les négociations (plus d’ailleurs que l’usage de la force militaire).

On pose mal cette question en Europe. L’extraordinaire émotionnalité des réactions aux événements intervenus, en particulier avec l’Ukraine, en dit long sur le mode de raisonnement de nos contemporains, même avertis et intelligents. La propension à sauter dès que possible sur le terrain facile de l’indignation morale poussée à blanc en est une composante symptomatique. La rationalité et le réalisme bien compris en font les frais. Et donc le véritable souci moral, qui suppose une appréciation juste des réalités. Le seul bénéfice est la prise de conscience de la réalité du monde, et notamment le besoin d’un effort de défense crédible des pays européens, enfin perceptible pour ceux-ci.

Mais les incertitudes n’en sont pas moins là. Elles portent notamment sur la stratégie de Trump, dont on peine à démêler toute la logique, au milieu des influences multiples qui s’exercent sur lui, de la bizarrerie de ses déclarations, ou du rythme saccadé de ses décisions. Essayons de démêler les pistes possibles.

Les logiques explicatives à l’œuvre

Il y a un point évident : son refus de la politique idéologique, prétendument morale, celle des bien mal-nommés « néo-conservateurs », qui sont en réalité des progressistes violents, visant à l’instauration partout de la démocratie et des droits de l’homme par le bombardement. Et, plus largement, de la posture à prétention moralisante des Occidentaux jusqu’à ce tournant. Mais ledit tournant, malgré son importance, ne suffit pas à définir une politique.

On peut y voir ensuite l’adoption d’une forme de réalisme géopolitique, du type défendu depuis des années aux Etats-Unis par un homme du calibre de John Mearsheimer. Ce courant de pensée est clairement présent dans l’entourage de Trump, et influent. Ce n’est pas de la realpolitik au sens bismarckien, mais la constatation de la prédominance des rapports de force dans la communauté internationale, dans la mesure où il n’y a pas d’autorité commune, et où chacun est pris dans la logique de la stratégie et du risque que chacun peut présenter pour l’autre. Dans cette perspective, la priorité est donnée à la rivalité avec la Chine (le ‘pivot’ asiatique, à la suite d’Obama), d’où un rapprochement avec la Russie, qui, selon cette ligne, avait été malencontreusement renvoyée dans les bras de Pékin à la suite de la guerre en Ukraine. Mais Trump n’a semble-t-il pas la vision longue que cette approche suppose, et d’autres influences agissent.

On peut noter aussi la dimension économique, la moins claire : un mélange entre une forme de mercantilisme - se traduisant notamment par des droits de douane et l’utilisation de pressions pour s’ouvrir des débouchés commerciaux - ; et des préoccupations de sécurité : volonté d’une autonomie industrielle dans des secteurs clefs, et recherche du contrôle de ressources rares devenues décisives avec les développements technologiques. Plus le souci de réduire le coût de la protection militaire américaine, notamment en Europe. Une telle approche conduit en l’espèce à des actions opportunistes et des voltefaces, dans le style de Trump ; ainsi menée, elle peut en partie recouvrir la précédente, mais aussi la contredire. Une autre influence enfin est celle d’Elon Musk, de Peter Thiel, et d’autres, eux aussi adeptes des bouleversements radicaux, mais un angle de vision différent, car libertarien, et plus tournée vers l’interne.

Certains voient en revanche dans la stratégie de Trump un changement de camp des Etats-Unis, idéologique, par rapprochement avec ce qu’on voit comme le camp autoritaire russo-chinois. Mais cette approche binaire ne colle pas avec le fait que Trump n’est pas un idéologue, qu’il met la Chine a premier rang des menaces, et que son horizon est court.

Il faut rappeler justement son besoin de montrer très rapidement des résultats cohérents avec les annonces, tant par son tempérament de faiseur de deal que du fait que le temps lui est compté : en octobre 2027, on aura les élections de mid-term et la perte probable de contrôle du Congrès. Notamment du fait des facteurs économiques, domaine dans lequel la cohérence du trumpisme est peu assurée, et le risque de décevoir son électorat assez élevé (sur l’inflation en particulier).

D’autres encore soulignent certains éléments émotionnels présents chez lui, ou des a priori non réductibles aux rationalités précédentes. Ainsi le soutien donné à Israël, au-delà des administrations précédentes, et concomitamment sa haine de l’Iran. On évoque aussi, à tort ou à raison, une certaine estime de Poutine ; un mépris de l’Europe, jugée décadente ou woke ; ou une volonté de revanche sur ses ennemis démocrates, etc. Tout cela joue son rôle, mais ne donne pas une ligne générale.

Qui dit influences multiples et horizons très courts, dit difficulté à repérer une ligne stratégique claire.

Un tournant majeur probablement, mais pas de feuille de route pour l’avenir

Quelle pourra être la scène internationale après le passage de cet ouragan ? Par définition il n’est pas facile de le cerner, et le cours des événements peut conduire à des résultats inattendus. Mais on peut avancer les éléments suivants.

Le premier et le plus manifeste est la remise en cause appréciable des rapports transatlantiques et du rôle de l’idéologie à l’occidentale. A vrai dire, c’étaient déjà des tendances à l’œuvre, même si les Européens ne voulaient pas le voir. Le rôle jusque-là dominant d’une idéologie occidentale moralisante, récusé par Trump, l’était depuis longtemps par la plupart des pays du monde, comme en témoigne la montée des BRICS. Et le rééquilibrage des rapports transatlantiques était désiré depuis longtemps par les Américains. La nouveauté, pour les Européens, est dans la soudaineté et brutalité de l’évolution. C’est pour eux un choc, mais ils auraient pu se réveiller avant. Une telle rupture est sans doute durable, même si elle peut se nuancer en cas d’élection d’un démocrate après Trump, en 2028.

L’autre facteur majeur est l’absence de perspective collective, de doctrine, de message envoyé au monde, autre que la défense de ses intérêts et l’usage de la force en cas de besoin, outre une certaine brutalité dans l’expression et la négociation. Ce qui implique que cela ne débouchera logiquement pas sur un nouveau jeu de règles, un nouveau paradigme éclairant la scène internationale, autre que le fait de rapports de forces plus nus.

Dit autrement, le schéma communément admis auparavant en Occident, et poussé à l’extrême par les « néo-conservateurs », celui d’une religion de la démocratie et des droits de l’homme et d’un ordre international supposé régulé, était certes largement hypocrite, mais il avait un certain pouvoir référentiel ; il était donc apparemment éclairant et régulateur pour ceux qui y croyaient. Ce paradigme progressiste n’est pas remplacé ; il subsiste donc ici ou là, notamment chez les Européens. Mais sans se renouveler, la panique régnant sur ce plan en Europe. Et, bien avant Trump, il a été de plus en plus récusé par le reste de la planète.

La seule alternative mise en avant ici ou là est le discours chinois idéalisé, celui d’un monde résolument polycentrique, où la règle du respect mutuel aboutit à ce que chacun est le maître chez soi, dans la variété des approches et idéologies. Il est à rapprocher (plus ou moins fidèlement) du concept confucéen, conçu à nouveaux frais, de tianxia, ‘tout sous le ciel’, espace politique universel civilisé – grâce à l’influence bienveillante de la Chine. On peut y soupçonner le besoin, pour celle-ci, de protéger son système à l’intérieur, et d’assurer une forme d’hégémonie à l’extérieur, là où elle le peut. Mais à ce stade, l’idée en question reste embryonnaire.

Il n’y aura donc a priori pas de nouvelle perspective commune ; nous sommes dans l’œil du cyclone. En dominante, la société mondiale sera sans doute plus que jamais celle d’une pluralité de forces, cherchant empiriquement un équilibre.

Prévu pour paraître dans Politique Magazine, un peu modifié ici.




















































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