mercredi 9 octobre 2013
Pourquoi les manifestations de la Manif pour tous, mobilisant à plusieurs reprises des foules qui étaient sans doute de l’ordre du million de personnes, et en tout cas de loin parmi les plus importantes enregistrées en France selon les chiffres mêmes du ministère de l’Intérieur, ont eu en définitive si peu d’impact sur le débat collectif ? Pourquoi le gouvernement peut-il impunément faire l’impasse sur cette manifestation massive d’opinion, comme sur les 700 000 signatures de la pétition de mars ?
Pourquoi les manifs du Printemps arabe, qui se faisaient au nom de la démocratie et de la liberté entraînent-ils tous spontanément la sympathie des média, mais tout autant les putschs militaires réprimant les islamistes élus selon cette même démocratie ?
Pourquoi tout ce que faisait Benoît XVI, classé conservateur en matière de mœurs et d’organisation de l’Eglise, était immédiatement et systématiquement interprété en mauvaise part, alors que tout ce que fait son successeur François, classé progressiste, est aussi systématiquement applaudi aussitôt, même quand il parle comme ses prédécesseurs ou quand c’est bizarre dans sa fonction ?
Est-ce que parce que les journalistes sont de gauche en majorité ? C’est sûrement une partie de la réponse. Mais cela n’explique pas tout. Outre qu’il resterait précisément à expliquer pourquoi, cela ne rend pas compte de l’unanimité irrésistible de l’interprétation et de l’acceptation immédiate par tous de cette règle d’expression collective, même finalement par la plupart de ceux qui ne sont pas de gauche et qui constituent une majorité. C’est d’autant plus vrai que toutes les idées dites de gauche ne jouent pas le même rôle dans cette mobilisation unanimiste pour la protestation ou l’applaudissement. Notamment ce qui est vraiment socialiste au sens initial du terme (social) est loin de susciter la même approbation. En fait ce qui est vraiment dominant c’est tout ce qui est libéral de gauche ou progressiste bobo etc. : les mœurs, une certaine compréhension de la démocratie ou des droits, le relativisme des valeurs morales personnelles etc.
Tout se passe donc comme si ce qui touche à cet ensemble exerçait une sorte d’hégémonie sur la pensée et plus encore l’expression publique telle que même ceux qui ne seraient pas fondamentalement de cette école de pensée sont en quelque sorte inhibés et préfèrent ne pas heurter frontalement l’expression dominante, soit dans l’expression publique, soit même dans l’élaboration de leur pensée. Ce terme d’hégémonie est celui qu’avait utilisé en son temps le théoricien communiste italien Gramsci, pour désigner l’emprise sur la pensée d’une grille de réflexion et d’expression dominante. Son analyse reste sur ce plan visionnaire. Ce terme d’hégémonie se relie bien entendu à celui de paradigme, un paradigme étant précisément ce qui canalise, structure et définit l’ensemble de la production de pensée d’une époque où un tel paradigme domine.
Dans un tel régime de la pensée, on peut juridiquement penser autrement, mais l’ensemble du fonctionnement social refoule alors la pensée rebelle ou non conforme : elle se borne d’abord à ne pas tenir compte de l’expression, puis elle limite cette expression, et lorsqu’elle prend des proportions, elle l’anathémise. C’est alors comme parle de ’dérapage’. Le dérapage c’est tout ce qui déplaît à la pensée dominante. Mais dans la plupart des cas, vous pouvez parler mais on se moque de ce que vous dites et on ne relaie pas, sauf pour dénoncer. Ce phénomène est plus large que ce qu’on appelle le politiquement correct : ce dernier est une fonction spécialisée de police de la pensée, utilisée pour traquer l’expression de certaines pensées jugées être des symptômes graves, justifiant une répression spécifique. Alors que le paradigme, la pensée hégémonique, opère beaucoup plus largement, positivement comme négativement, pour réguler et orienter toute la production collective d’opinions. C’est donc en réalité une structure essentielle de régulation sociale, sans doute centrale dans le fonctionnement de notre société. L’ennui, c’est que ce n’est pas la bonne structure, ce ne sont pas les bons principes….
Comment dépasser ce blocage stupéfiant ? La seul vraie bonne réponse est malheureusement : en changeant de paradigme. Or on sait que c’est une opération lourde, car cela équivaut à une forme de révolution mentale. Elle est bien plus radicale que celle opérée depuis 30 ans par l’évolution des mœurs, car celle-ci allait justement dans le sens du paradigme dominant, foncièrement relativiste, mais qui dans l’époque antérieure n’était pas poussé au bout de sa logique. Car depuis 1789 rien dans notre système, au fond, ne justifiait qu’on gênât l’individu dans ses désirs les plus aberrants, dans la mesure où cela ne touchait pas directement la même possibilité pour son voisin – mais on n’allait pas au bout de l’idée, du moins pas collectivement. Mais changer de paradigme est une opération qui demande beaucoup de temps et comme l’a montré le philosophe américain Kuhn en matière de connaissance scientifique, suppose à la fois un échec du paradigme antérieur et la nécessité reconnue de le dépasser pour répondre à des questions manifestes et urgentes. Ce qui veut dire implicitement que pendant toute une période le paradigme antérieur continue à dominer mais que des voix de plus en plus nombreuses, et des pratiques réelles, clament son insuffisance et la nécessité de passer à autre chose, apparemment en vain. Cette proclamation non reconnue et ce vécu alternatif peuvent donc durer longtemps. Et il ne faut pas se décourager dans l’intervalle. Mieux vaut donc le savoir à l’avance….