mercredi 2 novembre 2016
Le Syllabus de 1864 (sous-titré « catalogue des erreurs modernes renfermant les principales erreurs de notre temps ») est devenu le symbole de l’attitude intransigeante de l’Eglise du XIXe siècle face à la modernité. Depuis le Concile Vatican II, l’Eglise, en tout cas sa pratique majoritaire paraissent avoir pris une direction complétement différente. Beaucoup en déduisent que l’Eglise s’est donc massivement contredite. Ce qui serait grave, car que vaut un magistère qui dit un jour une chose et un autre jour le contraire ? Concrètement, pourquoi suivre ce que dit l’Eglise aujourd’hui, si elle peut dire le contraire demain ?
Mais un examen plus approfondi du texte montre que la question se pose en des termes très différents. La très grande majorité des propositions condamnées par le Syllabus est aujourd’hui encore tout aussi inacceptable, pour un catholique fidèle. Certains autres cas s’éclairent en allant au-delà de la formulation abrupte du texte. Sur tous ces points le Syllabus non seulement reste vrai, mais, dans bien des cas, la relecture aujourd’hui montre qu’il était carrément prophétique.
Les rares cas où la difficulté est réelle par rapport au magistère actuel sont très instructifs du développement de la doctrine : ils gardent leur vérité, mais elle est à relativiser en prenant en compte d’autres données (d’ailleurs traditionnelles dans leur principe) que le Syllabus et les autres textes du temps ne prenaient pas assez en compte et qui ont été développés depuis.
Rappelons pour une bonne lecture que ces propositions (ci-après entre guillemets) ne sont pas affirmées par le Syllabus ; ce sont au contraire des idées fausses qu’il condamne. Rappelons aussi bien sûr que le ton utilisé aujourd’hui est souvent bien moins abrupt, en fait l’attitude d’ensemble assez différente, mais que c’est une question distincte de celle de la doctrine elle-même. Rappelons enfin qu’on n’est pas dans un domaine et des niveaux de textes impliquant l’infaillibilité du magistère au sens plein du terme ; mais qu’ils en font néanmoins partie.
Condamnation d’un rationalisme absolu refusant la foi
Ce que les premiers articles condamnent, c’est le rationalisme : le refus de la révélation ou de son contenu, le refus de la possibilité d’une autorité en matière religieuse. Et l’idée que la religion n’apporte rien à la philosophie et n’a rien à y faire ni dire. Ce que l’Eglise nie depuis les origines, car elle croit à l’apport mutuel de la foi et de la raison. Voir ici pour le magistère récent l’encyclique Fides et Ratio de Jean-Paul II en 1998, et les textes de Benoit XVI. De même qu’elle refuse tout panthéisme. Les idées condamnées sont les suivantes :
« I. Il n’existe aucun Être divin, suprême, parfait dans sa sagesse et sa providence, qui soit distinct de l’univers, et Dieu est identique à la nature des choses, et par conséquent assujetti aux changements ; Dieu, par cela même, se fait dans l’homme et dans le monde, et tous les êtres sont Dieu et ont la propre substance de Dieu. Dieu est ainsi une seule et même chose avec le monde, et par conséquent l’esprit avec la matière, la nécessité avec la liberté, le vrai avec le faux, le bien avec le mal, et le juste avec l’injuste.
II. On doit nier toute action de Dieu sur les hommes et sur le monde.
III. La raison humaine, considérée sans aucun rapport à Dieu, est l’unique arbitre du vrai et du faux, du bien et du mal : elle est à elle-même sa loi, elle suffit par ses forces naturelles à procurer le bien des hommes et des peuples.
IV. Toutes les vérités de la religion découlent de la force native de la raison humaine ; d’où il suit que la raison est la règle souveraine d’après laquelle l’homme peut et doit acquérir la connaissance de toutes les vérités de toute espèce.
V. La révélation divine est imparfaite, et par conséquent sujette à un progrès continuel et indéfini correspondant au développement de la raison humaine.
VI. La foi du Christ est en opposition avec la raison humaine, et la révélation divine non seulement ne sert de rien, mais encore elle nuit à la perfection de l’homme.
VII. Les prophéties et les miracles racontés dans les saintes Écritures sont des fictions poétiques, et les mystères de la foi chrétienne sont le résumé d’investigations philosophiques ; dans les livres des deux Testaments sont contenues des inventions mythiques, et Jésus-Christ lui-même est un mythe.
VIII. Comme la raison humaine est égale à la religion elle-même, les sciences théologiques doivent être traitées comme les sciences philosophiques.
IX. Tous les dogmes de la religion chrétienne sans distinction sont l’objet de la science naturelle ou philosophie ; et la raison humaine n’ayant qu’une culture historique, peut, d’après ses principes et ses forces naturelles, parvenir à une vraie connaissance de tous les dogmes, même les plus cachés, pourvu que ces dogmes aient été proposés à la raison comme objet.
X. Comme autre chose est le philosophe et autre chose la philosophie, celui-là a le droit et le devoir de se soumettre à une autorité dont il s’est démontré à lui-même la réalité ; mais la philosophie ne peut ni ne doit se soumettre à aucune autorité.
XI. L’Église non seulement ne doit, dans aucun cas, sévir contre la philosophie, mais elle doit tolérer les erreurs de la philosophie et lui abandonner le soin de se corriger elle-même.
XII. Les décrets du Siège apostolique et des Congrégations romaines empêchent le libre progrès de la science.
XIII. La méthode et les principes d’après lesquels les anciens docteurs scolastiques ont cultivé la théologie ne sont plus en rapport avec les nécessités de notre temps et les progrès des sciences.
XIV. On doit s’occuper de philosophie sans tenir aucun compte de la révélation surnaturelle ».
Condamnation de l’indifférentisme religieux
De même, le Syllabus refuse l’idée que toutes les religions se valent et sont toutes voies de salut. Cette dernière thèse est répandue chez certains dans le clergé aujourd’hui, ou parmi les intellectuels, mais ne s’appuie sur aucun texte magistériel bien au contraire (Nostra Aetate de Vatican II qu’on évoque couramment ici dit seulement qu’il y a du bon dans d’autres religions, pas qu’elles sont des voies de salut). Voir ici la déclaration Dominus Iesus de la Congrégation de la doctrine de la Foi (2000). Les propositions condamnées :
« XV. Il est libre à chaque homme d’embrasser et de professer la religion qu’il aura réputée vraie d’après la lumière de la raison. [On parle ici de liberté philosophique ; on évoquera ci-après la question des droits politiques].
XVI. Les hommes peuvent trouver le chemin du salut éternel et obtenir ce salut éternel dans le culte de n’importe quelle religion.
XVII. Tout au moins doit-on avoir bonne confiance dans le salut éternel de tous ceux qui ne vivent pas dans le sein de la véritable Église du Christ.
XVIII. Le protestantisme n’est pas autre chose qu’une forme diverse de la même vraie religion chrétienne, forme dans laquelle on peut être agréable à Dieu aussi bien que dans l’Église catholique ». [On serait plus positif aujourd’hui, mais on continue à soutenir que la plénitude des moyens du salut est dans l’Eglise catholique seule].
Affirmation des droits de l’Eglise face à l’Etat
Le texte réaffirme ensuite avec force les droits de l’Eglise face au pouvoir politique (et défend son comportement passé). Ces condamnations restent d’actualité, voire plus que jamais à rappeler face à des Etats de plus en plus relativistes, mais aussi de plus en plus envahissants, et intolérants à l’égard de l’Eglise. Même si l’Eglise d’aujourd’hui ne revendique pas le degré d’autonomie ici demandé, notamment la possibilité d’un pouvoir temporel pour elle, elle n’exclut pas par principe une telle situation. On peut lire ces condamnations comme une formidable affirmation de la liberté de l’Eglise. Notamment en matière éducative. Les propositions :
« XIX. L’Église n’est pas une vraie et parfaite société pleinement libre ; elle ne jouit pas de ses droits propres et constants que lui a conférés son divin Fondateur, mais il appartient au pouvoir civil de définir quels sont les droits de l’Église et les limites dans lesquelles elle peut les exercer.
XX. La puissance ecclésiastique ne doit pas exercer son autorité sans la permission et l’assentiment du gouvernement civil.
XXI. L’Église n’a pas le pouvoir de définir dogmatiquement que la religion de l’Église catholique est uniquement la vraie religion [On parle ici des affirmations doctrinales de l’Eglise, la question de la liberté religieuse est évoquée plus loin].
XXII. L’obligation qui concerne les maîtres et les écrivains catholiques, se borne aux choses qui ont été définies par le jugement infaillible de l’Église, comme des dogmes de foi qui doivent être crus par tous.
XXIII. Les Souverains Pontifes et les Conciles œcuméniques ont dépassé les limites de leur pouvoir ; ils ont usurpé les droits des princes et ils ont même erré dans les définitions relatives à la foi et aux mœurs.
XXIV. L’Église n’a pas le droit d’employer la force ; elle n’a aucun pouvoir temporel direct ou indirect [On reviendra sur ce point pour ce qui est du domaine politique].
XXV. En dehors du pouvoir inhérent à l’épiscopat, il y a un pouvoir temporel qui lui a été concédé ou expressément ou tacitement par l’autorité civile, révocable par conséquent à volonté par cette même autorité civile.
XXVI. L’Église n’a pas le droit naturel et légitime d’acquérir et de posséder.
XXVII. Les ministres sacrés de l’Église et le Pontife Romain doivent être exclus de toute gestion et possession des choses temporelles.
XXVIII. Il n’est pas permis aux Évêques de publier même les Lettres apostoliques sans la permission du gouvernement.
XXIX. Les faveurs accordées par le Pontife Romain doivent être regardées comme nulles, si elles n’ont pas été demandées par l’entremise du gouvernement.
XXX. L’immunité de l’Église et des personnes ecclésiastiques tire son origine du droit civil.
XXXI. Le for ecclésiastique pour les procès temporels des clercs, soit au civil, soit au criminel, doit absolument être aboli, même sans consulter le Siège Apostolique et sans tenir compte de ses réclamations.
XXXII. L’immunité personnelle en vertu de laquelle les clercs sont exempts de la milice [service militaire], peut être abrogée sans aucune violation de l’équité et du droit naturel. Le progrès civil demande cette abrogation, surtout dans une société constituée d’après une législation libérale.
XXXIII. Il n’appartient pas uniquement par droit propre et inné à la juridiction ecclésiastique de diriger l’enseignement des vérités théologiques.
XXXIV. La doctrine de ceux qui comparent le Pontife Romain à un prince libre et exerçant son pouvoir dans l’Église universelle, est une doctrine qui a prévalu au Moyen âge [à rapprocher du XXIV].
XXXV. Rien n’empêche que par un décret d’un Concile général ou par le fait de tous les peuples le souverain pontificat soit transféré de l’Évêque romain et de la ville de Rome à un autre Évêque et à une autre ville.
XXXVI. La définition d’un Concile national n’admet pas d’autre discussion, et l’administration civile peut traiter toute affaire dans ces limites.
XXXVII. On peut instituer des Églises nationales soustraites à l’autorité du Pontife Romain et pleinement séparées de lui.
XXXVIII. Trop d’actes arbitraires de la part des Pontifes Romains ont poussé à la division de l’Église en orientale et occidentale.
XXXIX. L’État, comme étant l’origine et la source de tous les droits, jouit d’un droit qui n’est circonscrit par aucune limite.
XL. La doctrine de l’Église catholique est opposée au bien et aux intérêts de la société humaine.
XLI. La puissance civile, même quand elle est exercée par un prince infidèle, possède un pouvoir indirect négatif sur les choses sacrées. Elle a par conséquent non seulement le droit qu’on appelle d’exequatur, mais encore le droit qu’on nomme d’appel comme d’abus.
XLII. En cas de conflit légal entre les deux pouvoirs, le droit civil prévaut.
XLIII. La puissance laïque a le pouvoir de casser, de déclarer et rendre nulles les conventions solennelles (Concordats) conclues avec le Siège Apostolique, relativement à l’usage des droits qui appartiennent à l’immunité ecclésiastique, sans le consentement de ce Siège et malgré ses réclamations.
XLIV. L’autorité civile peut s’immiscer dans les choses qui regardent la religion, les mœurs et le gouvernement spirituel. D’où il suit qu’elle peut juger des Instructions que les pasteurs de l’Église publient, d’après leurs charges, pour la règle des consciences ; elle peut même décider sur l’administration des sacrements et les dispositions nécessaires pour les recevoir.
XLV. Toute la direction des écoles publiques dans lesquelles la jeunesse d’un État chrétien est élevée, si l’on en excepte dans une certaine mesure les séminaires épiscopaux, peut et doit être attribuée à l’autorité civile, et cela de telle manière qu’il ne soit reconnu à aucune autre autorité le droit de s’immiscer dans la discipline des écoles, dans le régime des études, dans la collation des grades, dans le choix ou l’approbation des maîtres.
XLVI. Bien plus, même dans les séminaires des clercs, la méthode à suivre dans les études est soumise à l’autorité civile.
XLVII. La bonne constitution de la société civile demande que les écoles populaires, qui sont ouvertes à tous les enfants de chaque classe du peuple, et en général que les institutions publiques destinées aux lettres, à l’instruction supérieure et à une éducation plus élevée de la jeunesse, soient affranchies de toute autorité de l’Église, de toute direction et de toute ingérence de sa part, et qu’elles soient pleinement soumises à la volonté de l’autorité civile et politique, suivant le désir des gouvernants et le niveau des opinions générales de l’époque.
XLVIII. Des catholiques peuvent approuver un système d’éducation en dehors de la foi catholique et de l’autorité de l’Église, et qui n’ait pour but, ou du moins pour but principal, que la connaissance des choses purement naturelles et la vie sociale sur cette terre.
XLIX. L’autorité séculière peut empêcher les Évêques et les fidèles de communiquer librement entre eux et avec le Pontife Romain.
L. L’autorité séculière a par elle-même le droit de présenter les Évêques, et peut exiger d’eux qu’ils prennent en main l’administration de leurs diocèses avant qu’ils aient reçu du Saint-Siège l’institution canonique et les Lettres apostoliques.
LI. Bien plus, la puissance séculière a le droit d’interdire aux Évêques l’exercice du ministère pastoral, et elle n’est pas tenue d’obéir au Pontife romain en ce qui concerne l’institution des évêchés et des Évêques.
LII. Le gouvernement peut, de son propre droit, changer l’âge prescrit pour la profession religieuse, tant des femmes que des hommes, et enjoindre aux communautés religieuses de n’admettre personne aux vœux solennels sans son autorisation.
LIII. On doit abroger les lois qui protègent l’existence des familles religieuses, leurs droits et leurs fonctions ; bien plus, la puissance civile peut donner son appui à tous ceux qui voudraient quitter l’état religieux qu’ils avaient embrassé et enfreindre leurs vœux solennels ; elle peut aussi supprimer complètement ces mêmes communautés religieuses, aussi bien que les églises collégiales et les bénéfices simples, même de droit de patronage, attribuer et soumettre leurs biens et revenus à l’administration et à la volonté de l’autorité civile.
LIV. Les rois et les princes, non seulement sont exempts de la juridiction de l’Église, mais même ils sont supérieurs à l’Église quand il s’agit de trancher les questions de juridiction.
LV. L’Église doit être séparée de l’État, et l’État séparé de l’Église » [On reviendra sur ce point moins évident aujourd’hui].
L’affirmation de la morale naturelle
Elle correspond elle aussi à l’enseignement actuel bien connu du Magistère, Jean-Paul II en premier lieu. Les propositions condamnées :
« LVI. Les lois de la morale n’ont pas besoin de la sanction divine, et il n’est pas du tout nécessaire que les lois humaines se conforment au droit naturel ou reçoivent de Dieu le pouvoir d’obliger.
LVII. La science des choses philosophiques et morales, de même que les lois civiles, peuvent et doivent être soustraites à l’autorité divine et ecclésiastique.
LVIII. II ne faut reconnaître d’autres forces que celles qui résident dans la matière, et tout système de morale, toute honnêteté doit consister à accumuler et augmenter ses richesses de toute manière, et à satisfaire ses passions [Bien d’actualité !].
LIX. Le droit consiste dans le fait matériel ; tous les devoirs des hommes sont un mot vide de sens, et tous les faits humains ont force de droit.
LX. L’autorité n’est autre chose que la somme du nombre et des forces matérielles.
LXI. Une injustice de fait couronnée de succès ne préjudicie nullement à la sainteté du droit.
LXII. On doit proclamer et observer le principe de non-intervention.
LXIII. Il est permis de refuser l’obéissance aux princes légitimes et même de se révolter contre eux [à distinguer du droit à renverser un tyran, reconnu par ailleurs].
LXIV. La violation d’un serment, quelque saint qu’il soit, et toute action criminelle et honteuse opposée à la loi éternelle, non seulement ne doit pas être blâmée, mais elle est tout à fait licite et digne des plus grands éloges, quand elle est inspirée par l’amour de la patrie ».
Le cas du mariage
Dans la ligne du point précédent, il s’agit ici surtout d’affirmer les droits du mariage religieux, seul vrai mariage pour le catholique, et son indissolubilité, ainsi que les droits de l’Eglise en la matière.
« LXV. On ne peut établir par aucune preuve que le Christ a élevé le mariage à la dignité de sacrement.
LXVI. Le sacrement de mariage n’est qu’un accessoire du contrat et peut en être séparé, et le sacrement lui-même ne consiste que dans la seule bénédiction nuptiale.
LXVII. De droit naturel, le lien du mariage n’est pas indissoluble, et dans différents cas le divorce proprement dit peut être sanctionné par l’autorité civile [cela peut surprendre certains, mais le fait est que l’Eglise a lutté contre le divorce jusqu’à très récemment ; elle n’insiste plus mais il n’y a pas discontinuité véritable sur ce point].
LXVIII. L’Église n’a pas le pouvoir d’établir des empêchements dirimants au mariage : mais ce pouvoir appartient à l’autorité séculière, par laquelle les empêchements existants peuvent être levés.
LXIX. L’Église, dans le cours des siècles, a commencé à introduire les empêchements dirimants non par son droit propre, mais en usant du droit qu’elle avait emprunté au pouvoir civil.
LXX. Les canons du concile de Trente qui prononcent l’anathème contre ceux qui osent nier le pouvoir qu’a l’Église d’opposer des empêchements dirimants, ne sont pas dogmatiques ou doivent s’entendre de ce pouvoir emprunté.
LXXI. La forme prescrite par le concile de Trente n’oblige pas sous peine de nullité, quand la loi civile établit une autre forme à suivre et veut qu’au moyen de cette forme le mariage soit valide.
LXXII. Boniface VIII a le premier déclaré que le vœu de chasteté prononcé dans l’ordination rend le mariage nul.
LXXIII. Par la force du contrat purement civil, un vrai mariage peut exister entre chrétiens ; et il est faux, ou que le contrat de mariage entre chrétiens soit toujours un sacrement, ou que ce contrat soit nul en dehors du sacrement.
LXXIV. Les causes matrimoniales et les fiançailles, par leur nature propre, appartiennent à la juridiction civile ».
On a évoqué la séparation de l’Eglise et de l’Etat au LV (« L’Église doit être séparée de l’État, et l’État séparé de l’Église »). Cet article se complète des deux articles qui suivent la liste précédente :
« LXXV. Les fils de l’Église chrétienne et catholique disputent entre eux sur la compatibilité du pouvoir temporel avec le pouvoir spirituel.
LXXVI. L’abrogation de la souveraineté civile dont le Saint-Siège est en possession servirait, même beaucoup, à la liberté et au bonheur de l’Église ».
De fait l’Eglise actuelle cherche plutôt l’autonomie par rapport au pouvoir civile et s’accommode bien de la séparation des deux pouvoirs. Mais elle n’a jamais exclu la possibilité d’un état confessionnel chrétien (c’est-à-dire sans cette séparation), et le Concile Vatican II (Dignitatis Humanae) rappelle cette possibilité. En outre comme on sait le Saint-Siège reste un état souverain. En fait sur ce plan c’est le changement radical des circonstances qui a conduit à ne plus rechercher cette formule, qui suppose une population massivement catholique. Mais cela reste possible et même désirable en soi, du moins si on en juge par les textes.
Je mets par ailleurs à part la dernière proposition condamnée du texte, la seule citée partout, qui est évidemment très provocatrice et par là un peu maladroite :
« LXXX. Le Pontife Romain peut et doit se réconcilier et transiger avec le progrès, le libéralisme et la civilisation moderne ».
Prise à la lettre on peut y voir le contraire de l’attitude de Vatican II. En même temps les termes en sont très vagues. Le progrès médical par exemple n’est évidemment pas visé, mais l’idéologie du progrès continu, réalisé par l’homme qui se veut sans Dieu et la civilisation qui en résulte. Quant au libéralisme, ce qui est visé est le libéralisme philosophique, que l’Eglise condamne aujourd’hui sous le nom de relativisme (Benoît XVI notamment). Mais il serait légitime d’y voir aussi un certain libéralisme économique dénoncé par le pape François… La condamnation de cette phrase n’est donc pas si décalée que cela.
En fait le seul point qui n’est pas immédiatement compatible avec la doctrine actuelle est la liberté religieuse, avec les condamnations suivantes, regroupées à la fin, qui retrouvent d’autres textes de même époque - qui sont d’ailleurs plus précis et critiques que le Syllabus.
« LXXVII. A notre époque, il n’est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’État, à l’exclusion de tous les autres cultes. [La condamnation laisse entendre que ce n’est pas obligatoire mais utile ; le catholicisme y revendique de pouvoir être la seule religion d’Etat, mais notons-le, cela ne dit rien sur le statut des autres religions à côté, sauf qu’elles ne sont pas d’Etat].
LXXVIII. Aussi c’est avec raison que, dans quelques pays catholiques, la loi a pourvu à ce que les étrangers qui s’y rendent y jouissent de l’exercice public de leurs cultes particuliers. [La condamnation de cette proposition sous-entend que l’interdiction de cet exercice est licite voire désirable, en pays catholique du moins, ce qui paraît nier la liberté religieuse aujourd’hui proclamée].
LXXIX. Il est faux que la liberté civile de tous les cultes, et que le plein pouvoir laissé à tous de manifester ouvertement et publiquement toutes leurs pensées et toutes leurs opinions, jettent plus facilement les peuples dans la corruption des mœurs et de l’esprit, et propagent la peste de l’Indifférentisme ». [Le texte ne condamne pas explicitement la liberté des cultes des libéraux, comme d’autres textes pontificaux de l’époque, mais il la considère négative dans ses effets].
Là il est clair que Vatican II marque une inflexion nette : Dignitatis Humanae proclame un droit à la liberté religieuse, et la voit très positivement. Jean-Paul II en fera même la première des libertés, le premier des Droits de l’homme. Que peut-on penser de cette inflexion ?
Cela nous conduit en fait à la question des modalités de développement de l’enseignement du magistère. Ce qui nécessite une analyse détaillée, qu’on ne peut que résumer rapidement ici - je proposerai la mienne dans un ouvrage à paraître sur la Révélation chrétienne.
Notons d’abord que la déclaration conciliaire de Vatican II réaffirme les doctrines anciennes dans leur principe. Il était et reste parfaitement justifié de refuser une prétendue liberté de croire et de dire n’importe quoi et a fortiori un droit à ce faire. Vatican II n’a jamais proclamé l’égalité de toutes les croyances ou religions, au contraire. donc sous cet angle l’enseignement antérieur reste reconnu vrai. Mais d’un autre côté la formulation antérieure établissait un lien trop absolu entre le droit à la liberté des cultes et la relativisation de la vérité : on interprétait trop vite la proclamation d’un droit civil à pratiquer une autre religion comme impliquant automatiquement un droit moral à penser n’importe quoi. Bien sûr les "libéraux" du temps faisaient aussi cette assimilation, mais il eût été utile de faire la distinction. elle a été faite depuis.
Surtout, ces condamnations prenaient insuffisamment en compte un autre principe traditionnel. La tradition catholique a toujours considéré en principe qu’on ne convertissait pas de force et notamment qu’on devait laisser aux non-chrétiens (juifs notamment ; les cas des hérétiques était vu différemment) la possibilité d’éduquer leurs enfants dans leur religion et de pratiquer leurs rites, même si trop souvent la pratique n’a pas été fidèle à ces principes. Le XIXe siècle exprimait cela en termes de ‘tolérance’. La formulation de Vatican II va plus loin, puisqu’elle parle de droit. Pourtant cela reste dans une mesure importante dans la ligne de la tradition antérieure : si en effet une société chrétienne doit laisser à des parents juifs la possibilité d’élever leurs enfants dans le judaïsme, une telle obligation peut être exprimée de façon valide en disant que ces parents ont un droit à ce faire.
En bref, la discontinuité relative résulte de l’unilatéralité de la formulation du XIXe siècle : le supposé droit à penser n’importe quoi est bien un ‘délire’ comme le disait avec raison Grégoire XVI avant Pie IX ; il se confond avec le relativisme que condamnent les papes contemporains ; mais la condamnation ne prenait pas assez en compte d’autres aspects de la Tradition et notamment un certain respect (au moins en principe) de la pratique d’autres cultes.
A ce sujet il est important de noter que le texte de Vatican II prend soin de ne pas reprendre telle quelle la liberté de croyance des libéraux, loin de là : en effet il ne proclame pas un ‘droit’ à croire ce qu’on veut, mais, dans la recherche de la vérité (qui est unique), recherche qui est posée comme un devoir (donc en termes très traditionnels), il proclame le droit de ne pas subir de contrainte externe dans son cheminement et à pouvoir suivre sa conscience, ce qui inclut le droit à une certaine pratique de sa religion. C’est donc un droit à une immunité relative dans la recherche de la vérité. La synthèse que ce texte permet d’opérer entre les divers éléments traditionnels en fait à mon sens un développement légitime de la doctrine (qui s’est produit en partie très importante, bien sûr, sous l’influence des évolutions dans la société). Ce développement n’est d’ailleurs pas terminé. Notamment l’articulation entre ces divers enseignements doit encore être précisée, mieux que ce n’a été fait jusqu’ici.
Comme on voit la très grande majorité des propositions refusées par le Syllabus reste pour l’essentiel refusée par le Magistère actuel (je ne parle pas ici des commentateurs, journalistes et de bien des théologiens, qui sont rétifs au concept de magistère et donc a fortiori à l’idée de continuité). La seule évolution sensible incontestable concerne deux articles sur 80, et on peut rendre compte de leur logique en les resituant dans une perspective plus vaste, qui en modifie de façon profonde la portée.
Au-delà de ce texte, l’éclairage pour l’avenir est intéressant. De façon générale on dira au vu de cette expérience que ce que proclame le magistère (hors textes solennels, et infaillibilité) est vrai dans son principe, durablement ; mais qu’il peut à l’occasion mettre excessivement l’accent sur une dimension vraie en soi, sans tenir assez compte d’autres éléments, ce qui fait que les textes qu’il propose puissent devoir ultérieurement être rééquilibrés. De façon certes ponctuelle, mais qui peut avoir une signification majeure (cas évidemment de la liberté religieuse). Mais même dans un tel cas ces textes restent une référence pour dégager la doctrine d’ensemble. On n’est donc pas du tout dans une approche en termes de « remplace et annule », mais dans un tissu où l’herméneutique de continuité chère à Benoît XVI se confirme être le seul principe cohérent avec la notion même de magistère.