jeudi 7 novembre 2024
La dernière encyclique du pape François, Dilexit nos est consacrée à un sujet qui a surpris beaucoup de gens : la dévotion au Sacré Cœur de Jésus. Elle contient à ce titre un message à la fois essentiel et profondément émouvant.
Il paraît cependant suggestif d’évoquer un aspect particulier qui sous-tend ce texte : l’anthropologie. Celle proposée dans Dilexit nos mérite un examen spécifique, notamment du fait qu’elle s’éloigne sur plusieurs points de la conception classique, notamment par sa survalorisation de l’affectivité. En même temps, elle explique ou éclaire bien des attitudes et choix du pape François, attaché aux élans du cœur mais méfiant envers la raison.
Le rôle central du cœur
Le point central est la mise en exergue d’une niveau essentiel dans ce qui constitue notre personne : le cœur, lieu de l’intériorité et centre de la personne. Comme dit le § 9, c’est : « le lieu où toute personne, quelle que soit sa catégorie et sa condition, fait sa synthèse ; là où l’être concret trouve la source et la racine de toutes ses autres forces, convictions, passions et choix… le centre, le centre de lui-même ». Le cœur (§10) est « distinct des forces et des passions humaines considérées isolément les unes des autres » ; et dans ce « centre personnel », « la seule chose qui puisse tout unifier est en fin de compte l’amour ».
Cette expression de ‘cœur’ est en même temps un symbole (§ 53) : « au cours de l’histoire et dans diverses parties du monde, le cœur est devenu le symbole de l’intimité la plus personnelle, ainsi que de l’affection, des émotions et de la capacité d’aimer…. Lorsqu’une personne tombe amoureuse et qu’elle est proche de l’être aimé, les battements de son cœur s’accélèrent ; lorsqu’une personne souffre d’abandon ou de tromperie de la part d’un être aimé, elle ressent une forte oppression au niveau du cœur. Pour exprimer qu’une chose est sincère et vient vraiment du centre de la personne, on dit : “Je te le dis du fond du cœur”. » On voit ici combien, dans cette conception, ce cœur de notre personnalité est d’abord le lieu d’émotions.
Mais (§ 10) « beaucoup se sont sentis en sécurité dans le domaine plus contrôlable de l’intelligence et de la volonté afin de construire leurs systèmes de pensée… La négligence du cœur se fait au profit de la rationalité (ou de la volonté) qui sont des concepts plus maîtrisables intellectuellement. » Et donc ( § 9) : « Malheureusement, des modèles de comportement assez répandus amplifient sa dimension rationnelle et technologique, ou à l’inverse sa dimension instinctive. Le cœur fait défaut ». Cette menace est ancienne (§ 10) : « la dévalorisation du centre intime de l’homme – du cœur – vient de très loin : on la trouve déjà dans le rationalisme grec et préchrétien, dans l’idéalisme postchrétien et dans le matérialisme sous ses diverses formes. Le cœur a peu de place dans l’anthropologie et il est une notion étrangère pour la grande pensée philosophique. D’autres concepts tels que la raison, la volonté ou la liberté lui ont été privilégiés ». « Sa signification est vague et on ne lui a pas donné de place spécifique dans la vie humaine. Peut-être parce qu’il n’était pas facile de le placer parmi les idées “claires et distinctes” ou en raison de la difficulté à se connaître soi-même : il semblerait que la réalité la plus intime soit aussi la plus lointaine de la connaissance ».
Lieu d’une connaissance supérieure grâce à l’amour
Compte tenu de ce rôle central (§ 13), « il faut que toutes les actions soient placées sous le “contrôle politique” du cœur, que l’agressivité et les désirs obsessionnels se calment dans le bien le plus grand que leur offre le cœur et dans sa force contre les maux ; il faut que l’intelligence et la volonté se mettent également à son service, en sentant et goûtant les vérités plutôt qu’en voulant les dominer comme certaines sciences ont tendance à le faire ; il faut que la volonté désire le bien le plus grand que le cœur connaît, et que l’imagination et les sentiments se laissent modérer par le battement du cœur. » Comme on voit donc, l’intelligence et la volonté ne sont pas des dimensions essentielles de ce cœur de notre être, mais ils sont à son service ; ce n’est pas l’intelligence ou la raison qui connaît le bien essentiel, mais le cœur. En outre, même si ce dernier ne se confond pas avec les sentiments, ayant des ‘battements’ il n’en est pas moins affectif.
Le cœur a une capacité de connaissance unique, due au fait qu’il est le siège de l’amour (§ 16) : « cette force unique du cœur nous aide à comprendre pourquoi il est dit que, lorsqu’une réalité est saisie avec le cœur il est possible de mieux la connaître, et plus complètement ». La cause en est connue : « ‘le fond de la réalité c’est l’amour’ » (Saint Bonaventure). Et d’évoquer Heidegger, pour qui « la philosophie ne commence pas par un concept pur ou une certitude, mais par une émotion ». Ce qui laisse entendre à nouveau que le cœur est d’abord émotionnel, et donc qu’on connaît mieux et plus profondément par l’émotion seule.
Le § 21 précise dès lors : « Le noyau de tout être humain, son centre le plus intime, n’est pas le noyau de l’âme mais de toute la personne dans son identité unique qui est à la fois âme et corps. Tout s’unifie dans le cœur qui peut être le siège de l’amour avec la totalité de ses composantes spirituelles, émotionnelles et même physiques. En définitive, si l’amour y règne, la personne réalise son identité de manière pleine et lumineuse, car tout être humain a été créé avant tout pour l’amour, il est fait dans ses fibres les plus profondes pour aimer et être aimé ». De ce fait (§ 23), « lorsqu’une personne réfléchit, cherche, médite sur son être et son identité ou bien analyse des questions supérieures ; lorsqu’elle réfléchit au sens de sa vie et même lorsqu’elle recherche Dieu, si elle éprouve la joie d’avoir entrevu quelque chose de la vérité, cela trouve son point culminant dans l’amour. En aimant, la personne sent qu’elle sait pourquoi et dans quel but elle vit... C’est pourquoi, face à son mystère personnel, la question la plus décisive que chacun peut se poser est peut-être la suivante : ai-je un cœur ? »
La relation véritable à Dieu est d’abord par le cœur
C’est donc aussi à ce niveau que la rencontre de Dieu prend véritablement son sens. Au 25 : « là où le philosophe arrête sa réflexion, le cœur croyant aime, adore, demande pardon et s’offre pour servir à l’endroit que le Seigneur lui donne de choisir pour le suivre. Il réalise alors qu’il est le “tu” de Dieu et qu’il peut être un “je” parce que Dieu est un “tu” pour lui... Accepter son amitié est une affaire de cœur et nous constitue en tant que personnes au sens plein du terme ». D’ailleurs (§ 26) « saint Bonaventure… enseignait que ‘la foi est dans l’intellect de manière à provoquer le sentiment. Ainsi, le fait de savoir que le Christ est mort pour nous ne reste pas une connaissance mais devient nécessairement sentiment, amour’ ». Et pour saint John Henry Newman, « le lieu de la rencontre la plus profonde, avec lui-même et avec le Seigneur, n’était pas la lecture ou la réflexion, mais le dialogue priant » dans le cœur.
C’est ce qui donne son sens aussi à la dévotion au Sacré Cœur (§ 48) : « La dévotion au Cœur du Christ n’est pas le culte d’un organe séparé de la personne de Jésus. Nous contemplons et adorons Jésus-Christ tout entier, le Fils de Dieu fait homme, représenté dans une image où son cœur est mis en évidence. Le cœur de chair est considéré comme l’image ou le signe privilégié du centre le plus intime du Fils incarné et de son amour à la fois divin et humain car, plus que tout autre membre de son corps, il est ‘signe ou symbole naturel de son immense charité’ » (Pie XII). Et pour lui aussi, le cœur est d’abord un lieu d’émotion, l’amour en premier lieu (§ 60) : « un regard tourné vers le Cœur du Seigneur contemple une réalité physique, sa chair humaine qui permet au Christ d’avoir des émotions et des sentiments bien humains, comme nous, quoi qu’entièrement transformés par son amour divin. » Ce rôle de l’émotion se retrouve aussi dans les Exercices Spirituels (§ 144) : « Lorsque le retraitant se trouve devant le côté blessé du Christ, Ignace lui propose d’entrer dans son cœur. C’est une manière de faire mûrir le cœur sous la conduite d’un “maître des affections” ».
Conséquemment, cette dévotion au Sacré Cœur comble les lacunes de la théologie, trop étroitement rationnelle. Au § 63 : « ‘en raison de l’influence de la pensée grecque, la théologie a longtemps relégué le corps et les sentiments dans le monde du préhumain, du sous-humain ou tentateur du véritable humain. Mais ce que la théologie n’a pas résolu en théorie a été résolu dans la pratique par la spiritualité’ » « Tout cela a suppléé aux lacunes de la théologie en nourrissant l’imagination et le cœur, l’amour et la tendresse pour le Christ, l’espérance et la mémoire, le désir et la nostalgie. La raison et la logique ont pris d’autres chemins ».
Conséquences pratiques
Cela conduit aussi à dépasser une autre déviation, qui est un activisme pur (§ 88) : « le Cœur du Christ nous libère en même temps d’un autre dualisme : celui des communautés et des pasteurs qui se concentrent uniquement sur les activités extérieures, les réformes structurelles dépourvues d’Évangile, les organisations obsessionnelles, les projets mondains, les réflexions sécularisées, les propositions qui se présentent comme des prescriptions que l’on veut parfois imposer à tous ».
Mais cela nous incite aussi à la charité (§ 205) : « quel culte serait rendu au Christ si nous nous contentions d’une relation individuelle, sans nous intéresser à aider les autres à moins souffrir et à mieux vivre ? Peut-on plaire au Cœur qui a tant aimé en restant dans une expérience religieuse intime, sans conséquences fraternelles et sociales ? ». Et aussi à la mission : « il ne s’agit pas non plus d’œuvrer à une promotion sociale dépourvue de sens religieux qui, en fin de compte, voudrait donner à l’homme moins que ce que Dieu veut pour lui. C’est pourquoi nous devons conclure ce chapitre en rappelant la dimension missionnaire de notre amour pour le Cœur du Christ ». Et il ajoute enfin (§ 217) : « le contenu des encycliques sociales Laudato si’ et Fratelli tutti n’est pas étranger à notre rencontre avec l’amour de Jésus-Christ. En nous abreuvant de cet amour, nous devenons capables de tisser des liens fraternels, de reconnaître la dignité de tout être humain et de prendre soin ensemble de notre maison commune ».
Nul doute que ces analyses contiennent un message essentiel. Dieu est amour, et la personne humaine dans ce qu’elle a de plus profond et d’essentiel est aussi fondamentalement appelée à l’amour. Il est donc tout à fait pertinent de parler d’un ‘cœur’ qui est à la fois, en poursuivant l’image, centre le plus profond de notre être, et siège de l’amour. Cela dit, le texte exprime cette réalité d’une manière spécifique, et notamment en le contrastant avec l’intelligence et la rationalité d’une part, la volonté de l’autre. On retrouve ici la méfiance profonde du pape François face à tout ce qui est démarche trop rationnelle ou intellectuelle, méfiance étendue ici à la volonté. Certes, le cœur ainsi compris est présenté comme distinct des ‘sentiments’ ou ‘passions’, et comme lieu de synthèse, permettant notamment de maîtriser ces sentiments et passions. Mais il est en même temps essentiellement affectivité et émotion. Une affectivité qui est selon lui source d’une forme supérieure de ‘connaissance’, qui échapperait à la philosophie et même à la théologie.
La pensée classique, et la tradition théologique n’ont pas méconnu cette dimension essentielle. Mais cela ne les conduisaient pas à confiner l’intellect et la volonté dans un rôle subalterne. Ce qui fait en effet la spécificité de l’être humain, notamment par contraste avec les animaux, c’est d’être un être conscient, capable de raison. Tout processus de connaissance digne de ce nom suppose par nature de voir, de comprendre et de discerner (intelligere) ce qu’est la réalité qui est en face de lui. Bien entendu, si la rationalité est réduite à la conception instrumentale ou abstraite qui tend à dominer la pensée moderne, elle reste en deçà de ce rôle essentiel. Mais le dépassement de cette conception étriquée, aujourd’hui dominante, ne doit pas conduire à exalter la seule affectivité. Le Logos du Prologue de l’Evangile de saint Jean n’est pas affectivité pure.
Dans le cas de l’homme, en pratique, l’affectivité ou ce qu’il perçoit comme amour n’est pas un guide parfaitement sûr ; il a besoin du regard critique de la raison, y compris dans la recherche du bien. Et ce bien une fois identifié et authentifié, il faut ensuite un acte spécifique de la volonté pour le rechercher et le suivre. Comme on le voit par exemple dans le mariage, l’affectivité peut détruire le bien de la fidélité et de l’engagement envers l’autre ; il faut un acte de la volonté pour parvenir à la réalité de l’amour authentique.
Il peut donc être déséquilibré de trop insister sur le cœur perçu essentiellement comme siège d’émotion, même subjectivement tourné vers l’amour. Le cœur de notre être, qui se situe d’ailleurs dans notre âme et non au-delà, trouve son sens véritable dans la synthèse et juste harmonie entre notre intelligence, comprise comme capacité de perception du vrai, du beau et du bien (ces derniers termes incluant l’affectivité) et notre volonté, qui engage notre être au service de cette vérité et de ce bien. Bien entendu, au niveau spirituel, l’intelligence et la volonté sont relativisées par la perception d’une réalité supérieure, qui est Amour mais qui est aussi Être transcendant et Beauté parfaite, et pas pas pure affectivité.
Mais ce message vibrant du pape François permet de mieux le comprendre : dans ce qu’il a de plus touchant, par son attachement profond au rôle de l’Amour, que ce soit celui de Dieu ou celui de nos frères. Mais aussi dans cette tentation de refuser le regard critique et le recul de la raison, qui le font s’emballer pour des causes perçues émotionnellement sous un certain angle, sans considération suffisante des autres dimensions du réel. Ainsi avec les migrants. Voir ici https://www.pierredelauzun.com/Pape...