lundi 7 avril 2014
Dans Evangelii Gaudium, le pape dénonce comme on sait une « économie de l’exclusion et de la disparité sociale », qui relègue la personne en dehors, comme un déchet : « 53. Aujourd’hui, tout entre dans le jeu de la compétitivité et de la loi du plus fort, où le puissant mange le plus faible. […] On considère l’être humain en lui-même comme un bien de consommation, qu’on peut utiliser et ensuite jeter. » Face à cette situation les bénéficiaires du système (nous tous en un sens) cultivent dit-il deux attitudes. L’une est idéologique : l’idée qu’un mécanisme automatique fasse bénéficier les pauvres de la croissance économique sans effort ni mesure particuliers. Le pape conteste frontalement l’affirmation : « 54. Certains défendent encore les théories de la ‘retombée favorable’, qui supposent que chaque croissance économique, favorisée par le libre marché, réussit à produire en soi une plus grande équité et inclusion sociale dans le monde. Cette opinion, qui n’a jamais été confirmée par les faits, exprime une confiance grossière et naïve dans la bonté de ceux qui détiennent le pouvoir économique et dans les mécanismes sacralisés du système économique dominant. En même temps, les exclus continuent à attendre. » cela a permis de se blinder intérieurement contre toute compassion : « pour pouvoir soutenir un style de vie qui exclut les autres, ou pour pouvoir s’enthousiasmer avec cet idéal égoïste, on a développé une mondialisation de l’indifférence. »
Pourquoi ? Une « nouvelle idolâtrie de l’argent » est directement mise en cause. « 55. Une des causes de cette situation se trouve dans la relation que nous avons établie avec l’argent, puisque nous acceptons paisiblement sa prédominance sur nous et sur nos sociétés. […] La crise mondiale qui investit la finance et l’économie manifeste ses propres déséquilibres et, par-dessus tout, l’absence grave d’une orientation anthropologique qui réduit l’être humain à un seul de ses besoins : la consommation. »
D’où une idéologie de l’autonomie absolue du marché, refusant tout contrôle, et source d’une inégalité galopante : « 56. Alors que les gains d’un petit nombre s’accroissent exponentiellement, ceux de la majorité se situent d’une façon toujours plus éloignée du bien-être de cette heureuse minorité. Ce déséquilibre procède d’idéologies qui défendent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière. Par conséquent, ils nient le droit de contrôle des États chargés de veiller à la préservation du bien commun. […] S’ajoutent à tout cela une corruption ramifiée et une évasion fiscale égoïste qui ont atteint des dimensions mondiales. L’appétit du pouvoir et de l’avoir ne connaît pas de limites. Dans ce système, qui tend à tout phagocyter dans le but d’accroître les bénéfices, tout ce qui est fragile, comme l’environnement, reste sans défense par rapport aux intérêts du marché divinisé, transformés en règle absolue. » Corrélativement on récuse toute référence éthique : « 57. Derrière ce comportement se cachent le refus de l’éthique et le refus de Dieu. Habituellement, on regarde l’éthique avec un certain mépris narquois. On la considère contre-productive, trop humaine, parce qu’elle relativise l’argent et le pouvoir. On la perçoit comme une menace, puisqu’elle condamne la manipulation et la dégradation de la personne. » Le pape en appelle dès lors à la fois aux gouvernants et aux responsables économiques, pour une réforme éthique : « 58. Une réforme financière qui n’ignore pas l’éthique demanderait un changement vigoureux d’attitude de la part des dirigeants politiques, que j’exhorte à affronter ce défi avec détermination et avec clairvoyance, sans ignorer, naturellement, la spécificité de chaque contexte. L’argent doit servir et non pas gouverner ! ».
Nous retrouvons ces thèmes dans les nombreuses occasions dans lesquelles le pape a pris la parole pendant sa première année de pontificat. Outre que « l’avidité de l’argent est de fait la racine de tous les maux » il peut dit-il faire perdre la foi. Il fait notamment un lien direct entre l’argent, l’orgueil et l’idolâtrie car dit-il c’est d’abord d’un péché d’idolâtrie qu’il s’agit, plus encore que d’avidité.
Le pape considère donc que le déplacement idolâtrique a pris une proposition systémique et constitue une sorte de culture commune, une structure de péché. Mais un élément nouveau est sans doute ici la dénonciation directe du rôle d’une certaine idéologie de l’autonomie absolue du marché et de ses effets automatiquement bénéfiques. Ceci dit il ne souhaite pas développer dans ce texte la dimension économique du phénomène : « 184. Ceci n’est pas un document social, et pour réfléchir sur ces thématiques différentes nous disposons d’un instrument très adapté dans le Compendium de la Doctrine sociale de l’Église, dont je recommande vivement l’utilisation et l’étude. En outre, ni le Pape, ni l’Église ne possèdent le monopole de l’interprétation de la réalité sociale ou de la proposition de solutions aux problèmes contemporains. ». L’intégration sociale des pauvres et le besoin d’une autre politique Une des conséquences de ce qui précède vise la conversion personnelle. Ceci s’enracine bien entendu dans la Doctrine sociale, qui souligne le rôle des propriétaires. « 189. La solidarité est une réaction spontanée de celui qui reconnaît la fonction sociale de la propriété et la destination universelle des biens comme réalités antérieures à la propriété privée. La possession privée des biens se justifie pour les garder et les accroître de manière à ce qu’ils servent mieux le bien commun, c’est pourquoi la solidarité doit être vécue comme la décision de rendre au pauvre ce qui lui revient. » Plus encore « un changement des structures qui ne génère pas de nouvelles convictions et attitudes fera que ces mêmes structures tôt ou tard deviendront corrompues, pesantes et inefficaces. » Cela concerne donc chacun de nous : « 201. Personne ne devrait dire qu’il se maintient loin des pauvres parce que ses choix de vie lui font porter davantage d’attention à d’autres tâches […] personne ne peut se sentir exempté de la préoccupation pour les pauvres et pour la justice sociale. »
Mais attention : il ne s’agit pas d’une simple assistance, de ‘charité’ personnelle ; et le pape en appelle assez vite à à la dimension collective, pour lui essentielle. « 188 Le mot ‘solidarité’ est un peu usé et, parfois, on l’interprète mal, mais il désigne beaucoup plus que quelques actes sporadiques de générosité. Il demande de créer une nouvelle mentalité qui pense en termes de communauté, de priorité de la vie de tous sur l’appropriation des biens par quelques-uns. » Dès lors « 202. […] Les plans d’assistance qui font face à certaines urgences devraient être considérés seulement comme des réponses provisoires. Tant que ne seront pas résolus radicalement les problèmes des pauvres, en renonçant à l’autonomie absolue des marchés et de la spéculation financière, et en attaquant les causes structurelles de la disparité sociale, les problèmes du monde ne seront pas résolus, ni en définitive aucun problème. » Le niveau collectif est donc clef. On va voir plus précisément comment.
Il s’agit en définitive de revoir toute la logique de la politique économique « 203. La dignité de chaque personne humaine et le bien commun sont des questions qui devraient structurer toute la politique économique. » C’est un changement profond d’orientation qu’il faut opérer : « Beaucoup de paroles dérangent dans ce système ! C’est gênant de parler d’éthique, c’est gênant de parler de solidarité mondiale, c’est gênant de parler de distribution des biens, c’est gênant de parler de défendre les emplois, c’est gênant de parler de la dignité des faibles, c’est gênant de parler d’un Dieu qui exige un engagement pour la justice. » Ceci vaut aussi au niveau des entrepreneurs (dont c’est la seule mention dans le texte) : « la vocation d’entrepreneur est un noble travail, il doit se laisser toujours interroger par un sens plus large de la vie ; ceci lui permet de servir vraiment le bien commun, par ses efforts de multiplier et rendre plus accessibles à tous les biens de ce monde. » Mais le fait central est que « 204 nous ne pouvons plus avoir confiance dans les forces aveugles et dans la main invisible du marché. La croissance dans l’équité exige quelque chose de plus que la croissance économique, bien qu’elle la suppose ; elle demande des décisions, des programmes, des mécanismes et des processus spécifiquement orientés vers une meilleure distribution des revenus, la création d’opportunités d’emplois, une promotion intégrale des pauvres qui dépasse le simple assistanat. Loin de moi la proposition d’un populisme irresponsable, mais l’économie ne peut plus recourir à des remèdes qui sont un nouveau venin, comme lorsqu’on prétend augmenter la rentabilité en réduisant le marché du travail, mais en créant de cette façon de nouveaux exclus. » Cela s’étend, au-delà des besoins de base, à l’accès au travail - et au salaire qu’il permet de recevoir : « 192. Nous ne parlons pas seulement d’assurer à tous la nourriture, ou une ‘subsistance décente’, mais que tous connaissent ‘la prospérité dans ses multiples aspects’. Ceci implique éducation, accès à l’assistance sanitaire, et surtout au travail, parce que dans le travail libre, créatif, participatif et solidaire, l’être humain exprime et accroît la dignité de sa vie. Le salaire juste permet l’accès adéquat aux autres biens qui sont destinés à l’usage commun. » Les mêmes thèmes affleurent dans ses interventions diverses pendant l’année. Il y affirme notamment que « pendant que les revenus d’une minorité croit de façon exponentielle, celui de la majorité baisse. Ce déséquilibre résulte d’idéologies qui promeuvent l’autonomie absolue des marchés et la spéculation financière, niant ainsi le droit de contrôle des Etats en charge de promouvoir le bien commun ».
D’où son appel vibrant au politique : « 205 La politique tant dénigrée, est une vocation très noble, elle est une des formes les plus précieuses de la charité, parce qu’elle cherche le bien commun. Nous devons nous convaincre que la charité ‘est le principe non seulement des micro-relations : rapports amicaux, familiaux, en petits groupes, mais également des macro-relations : rapports sociaux, économiques, politiques’. […] Il est indispensable que les gouvernants et le pouvoir financier lèvent les yeux et élargissent leurs perspectives, qu’ils fassent en sorte que tous les citoyens aient un travail digne, une instruction et une assistance sanitaire. » Car en définitive « 240 il revient à l’État de prendre soin et de promouvoir le bien commun de la société. Sur la base des principes de subsidiarité et de solidarité, et dans un grand effort de dialogue politique et de création de consensus, il joue un rôle fondamental, qui ne peut être délégué, dans la recherche du développement intégral de tous. » Cet appel au politique retrouve d’ailleurs un thème très cher au pape, mais peu visible dans ce texte : celui de la nation, sur laquelle il a des accents très forts dans d’autres documents d’avant son élection, qui ne sont pas sans rappeler Jean-Paul II - notamment ses recueils d’homélies parues en Argentine sur ce thème. L’opposition entre patriotisme et argent apatride est comme on sait un thème classique et ancien. Le pape le traite sans aucune xénophobie ; mais pour lui la nation est à l’évidence le lieu majeur de l’action collective.
Contrairement à ce qu’on peut croire, il n’est pas facile de situer la pensée du pape François, et ce texte par ailleurs clair n’y échappe pas. Le contexte nous aide : il s’agit de la joie de l’Evangile, c’est une exhortation destinée aux chrétiens, et à leur conversion, leur transformation intérieure, se traduisant par des gestes concrets et significatifs, au niveau personnel et collectif, notamment autour du thème de la pauvreté. Le ton et la profondeur morale et spirituelle de ce document sont remarquables, et ne peuvent laisser ni indifférents ni inactifs. Mais comme le pape le précise, ce n’est pas un texte de Doctrine sociale. En fait le nom même d’exhortation nous en donne le sens : malgré les apparences, ce n’est pas une encyclique, texte doctrinal, mais une forme de sermon du « curé du monde » comme certains l’ont appelé.
Ceci dit plusieurs questions économiques et sociales sont abordées avec force et ne sont pas des mentions en passant. Si le style énergique du pape sur ces sujets (qui rappelle un saint Jean Chrysostome) peut paraître trancher avec ses prédécesseurs, le fond est pour l’essentiel commun. L’opposition campée avec force entre d’un côté l’idolâtrie de l’argent et de la consommation, et de l’autre la morale et la charité comme guides de notre action, est traditionnelle. Tout comme le refus d’un marché ou d’une économie sans règles, la nécessité d’un encadrement éthique et juridique, notamment dans un but de solidarité avec les pauvres, qui doivent être intégrés dans la communauté - non seulement eu égard à leurs besoins mais comme participants à part entière, par leur travail. Sur ce plan l’irritation de certains économistes américains peut surprendre. Ces critiques ont même conduit le pape à préciser cette évidence qu’il n’était pas marxiste….
Ceci dit on peut noter dans notre texte des accents que certains, notamment dans les medias, voient comme des inflexions. C’est d’abord la radicalité du ton, marque de fabrique du pape François, qui peut surprendre les uns et choquer les autres, sans que ce soit nécessairement son intention : c’est surtout un moyen pour secouer les bonnes consciences, ou les sourds volontaires. Mais une telle lecture est surtout la résultante d’une tendance du pape à ne pas équilibrer un propos allant avec force dans un sens par un correctif qui l’équilibre et évite une mauvaise interprétation. Dans tous ces textes, ce qui frappe est l’insistance (fondée) sur les limites du culte de l’argent, nourrissant une certaine idéologie dominante et l’apologie d’un marché incontrôlé. Mais en contre-point on ne trouve que peu ou pas des notions traditionnelles dans l’enseignement de l’Eglise comme la subsidiarité, la liberté, la réalisation de la personne dans le travail, et plus généralement les bienfaits de l’économie d’initiative, d’entreprise et donc de marché, si elle est bien comprise et surtout responsable. Or ces bienfaits sont réels même s’ils sont en partie gâchés par une idéologie et des pratiques mal orientées, et ils ont dès lors été soulignés avec clarté tant par les papes précédents que par le Compendium - que recommande le pape François. Corrélativement le rôle essentiel de l’Etat est rappelé à juste titre par le pape, mais pas ses limites pourtant également manifestes, voire ses graves déviances. Il est dès lors peu douteux que du seul côté des mesures à prendre on classerait spontanément le texte dans la mouvance social-démocrate.
Mais en réalité, à nouveau, ce texte ne vise pas à faire une analyse économique. La principale affirmation d’ordre proprement économique est la négation abrupte par le pape de la théorie des retombées automatiques : elle est en un sens unilatérale parce qu’elle ne reconnaît pas l’existence des retombées de l’activité économique concurrentielle ; elle ne voit que l’hypocrisie (bien réelle elle aussi) de ceux qui s’en drapent pour justifier la loi de la jungle. C’est pourtant un fait que ces retombées existent : une grande partie de l’humanité a réellement progressé du moins matériellement - mais le pape ne le mentionne pas. De la même façon, si l’inégalité croît selon certains critères, en revanche affirmer que seule une minorité s’enrichit et que la majorité s’appauvrit ne correspond pas aux faits pour une grande partie de l’humanité.
Ce n’est donc pas sous cet angle qu’il faut principalement aborder ce texte et les autres interventions du pape. Il s’y concentre sur un message de conversion, sans chercher à donner une vue exhaustive du paysage. C’est la vision d’une société renouvelée par le changement en profondeur du regard mutuel de ses membres, et l’action solidaire qui en résulte : elle a beaucoup de force, tout en restant générale. C’est que, à nouveau, ce ne sont pas des textes principalement doctrinaux. Bien entendu le pontificat ne fait que commencer, et les textes ultérieurs du pape lui permettront de clarifier sa pensée. Dans l’intervalle, mieux vaut ne pas projeter ses propres désirs sur la pensée du pontife. Et tant mieux si sa fabuleuse énergie peut toucher le cœur des puissants… et des autres.