vendredi 23 octobre 2020
Comment lire l’Apocalypse
Comment comprendre la question de la fin des temps, et donc de l’accomplissement de l’Histoire ? L’Apocalypse de saint Jean est la référence principale (ainsi que l’Antéchrist évoqué ici ou là dans le Nouveau testament). En même temps ce livre, le dernier de la Bible chrétienne, apparaît bien mystérieux à beaucoup d’entre nous. Bien entendu, il serait naïf de la lire purement et simplement comme la narration précise, à l’avance, d’événements futurs. C’est aussi en un sens une clef de compréhension des temps et de l’histoire pris dans leur ensemble. Dans cette perspective, le Dragon, les Bêtes et Babylone peuvent être vus comme des forces latentes et agissantes au cours de l’histoire, autant que comme des phénomènes identifiables de l’avenir. Car dans la perspective religieuse, le temps peut être linéaire sans être enfermé dans la succession pure. D’une certaine façon, le futur agit sur nous et nous oriente. En même temps, l’Apocalypse fait partie de la Révélation. Et il est indéniable qu’elle décrit un déroulement d’événements, à la fin des temps. Or Dieu étant hors du temps voit ces développements futurs ; Il peut donc envoyer à l’avance des signaux qui nous permettront de comprendre au moins une partie, pertinente pour nous, du sens de ce qui se passera. Il paraît dès lors difficile de ne pas voir aussi et surtout les Bêtes, la Prostituée et Babylone comme caractéristiques de la fin des temps.
Le message possible de l’Apocalypse : interprétations
Que peut-on en dire ? J. Pieper nous rappelle que parler de l’Antéchrist et du Dragon de l’Apocalypse suppose déjà qu’on croit à l’existence du démon et à son action dans l’histoire. Selon lui aussi, l’Antéchrist relève du politique (comme les Bêtes de l’Apocalypse, et Babylone qui est leur création) : il s’agit clairement de puissances séculières ; les tyrannies diverses que nous connaissons dans l’histoire l’annoncent, mais n’épuisent pas son sens. Ennemis de l’Eglise et des croyants, elles cherchent à les détruire. Ce que disent ces textes, c’est qu’à la fin on n’aura pas une pluralité de puissances, mais une seule, même si sa nature exacte reste ouverte. Elle ne sera pas créatrice d’ordre réel, tout au contraire ; mais elle sera perçue comme telle. ‘Babylone’ sera un ‘empire’ non seulement universel, mais totalitaire, en outre caractérisé par une imitation déformée du Christ. L’Antéchrist sera ascète et philanthrope ; il proclamera la paix mais il fera la guerre à tout ce qui s’oppose à lui. On retrouve la même idée chez Soloviev, ou chez Mgr Benson, qui faisait, dans un remarquable roman d’anticipation paru au début du XXe siècle, une description saisissante d’actualité d’un Antéchrist moderne, apparemment pacifiste et doux – mais qui persécutait sauvagement les chrétiens, réduits à une poignée de résistants.
C’est dans une perspective analogue que le P. Philippe Plet propose une lecture de l’Apocalypse, et notamment l’hypothèse selon laquelle la civilisation moderne serait directement visée par elle. ‘Porte du Ciel’ comme le signifie le mot, tentative de déification de la part des hommes, la Babylone de l’Apocalypse désigne selon lui une humanité qui n’a pas de roi ni une autre figure à sa tête : « cette civilisation babélienne est davantage de type démocratique que de type royal ». On y fait de la matière et de la vie présente un absolu. Mais, comme déjà dans l’épisode de Babel, Dieu y voit un totalitarisme idéologique : l’humanité y devient prisonnière de ses propres œuvres, car si la volonté d’un dictateur est extérieure, le « diktat idéologique » « semble émaner de l’individu qui l’a ratifié ». Mais Babel a été un échec : il n’y a pas eu d’unité substantielle entre les hommes, mais une dissolution. Il en sera de même de la Babylone apocalyptique.
L’analyse s’appuie dans son analyse sur l’universalisme du monde actuel. Car à la fin des temps, dit-il « Babylone est une société contractuelle sans substance, dont toutes les valeurs sont par essence ‘marchandes’ » ; et non pas bâtie sur la puissance militaire comme la Rome du temps de Jean, et elle organise le monde préexistant des nations. C’est une culture mondialiste, rassemblant tous les peuples. Le culte de la Bête y remplace celui de Dieu, dans une perspective hédoniste, moyen de fédérer tous les peuples de la terre. Il n’y a pas d’instance politique pour gérer ce réseau ; Babylone l’incarne. L’économie se révèle comme le principe organisateur essentiel de ce monde. Mais on y espère que, du chaos des intérêts particuliers économiques, sortira un consensus d’ensemble. Il en est de même, dit-il, pour notre monde. Et le christianisme est au fond son seul vrai ennemi. Notre auteur pense donc que « la modernité est bien la Babylone dont nous parle saint Jean », mais il précise qu’on n’en est encore aujourd’hui qu’à la naissance, aux fondations.
Qu’en penser ?
Il y a de fait un antichristianisme viscéral dans la modernité, avec primauté du subjectivisme et absolutisation du bonheur, compris de façon matérielle et atteint au moyen de l’économie. C’est de plus la première unification incontestable de l’humanité. C’est en outre la première société qui s’organise en dehors de toute perspective religieuse, tout en reprenant des points importants du christianisme. Ses idoles mêmes ne sont plus des êtres présentés comme personnels, mais des abstractions. Or le terme de ‘Bête’ dans l’Apocalypse ne désigne pas nécessairement un animal, mais soit une entité spirituelle monstrueuse, soit une abstraction (tout aussi monstrueuse), à la façon des idolâtries du XXe siècle, communisme ou nazisme. L’hypothèse selon laquelle nous serions dans les phases premières de la constitution d’une telle Cité est donc plausible. On notera en outre que, en cohérence avec les remarques du P. Plet sur le règne de la Bête ou la ‘Babylone’ de saint Jean, la société mondiale actuelle ne fait pas l’objet d’une unification politique directe. L’Apocalypse distingue en effet bien Babylone et la Bête d’un côté, et de l’autre les divers rois de la terre qui viennent l’adorer : dit autrement, elle admet une pluralité politique, du moment que l’action est commune et l’emprise idéologique réalisée. On remarquera en revanche qu’il n’est pas aisé d’interpréter dans cette perspective ce phénomène majeur qu’est l’islam.
Position de l’Eglise dans ce contexte
Dans un tel contexte, la responsabilité historique de l’Eglise est centrale. Or les signes de défection sont nombreux (analogue à celle de certaines Eglises d’Asie mineure évoquées au début de l’Apocalypse). D’un côté, l’effondrement de l’activité missionnaire met en évidence l’implosion spirituelle d’une partie de l’Eglise : non seulement elle recule dans les pays développés, mais trop souvent elle ne se sent plus réellement le devoir impératif de convertir, là ou ailleurs. Elle met en outre essentiellement en avant des impératifs d’ordre politique, social ou économique ; or, quelle que soit leur importance réelle, ce n’est pas là qu’est sa tâche principale dans la lutte contre le mal, mais dans l’évangélisation, qui comporte bien sûr la charité fraternelle, mais plus encore l’annonce de l’Evangile. Le risque est donc de voir non seulement son implosion continuer, mais, pire encore, une partie de l’Eglise apporter sa contribution à l’idée d’un pseudo-salut qui serait dans les seules mains de l’homme, ce qui est une des versions les plus plausibles de l’Antéchrist ou de Babylone, en tout cas du visage que ces phénomènes peuvent présenter à notre époque. Et la tendance croissante au syncrétisme religieux, à l’idée que toutes les religions sont des voies de salut, va évidemment dans ce sens. Car seul compte alors ce qui est en commun, et cela a toutes chances d’être identifié avec les réalités de ce monde.
En combinant ces différents éléments, il faut reconnaître que l’idée d’une dimension profondément pré-apocalyptique de notre époque est suffisamment plausible pour être sérieusement considérée. Naturellement, il n’y a pas de certitude en la matière, tant s’en faut. Mais il y a assez de signaux pour prendre l’affaire au sérieux. Et donc au minimum pour être ne pas être complaisant avec l’époque, ni même pour n’en voir que les risques matériels (notamment écologiques) ; mais pour être mobilisés sur la partie essentielle, qui se joue dans les âmes. Une grande vigilance s’impose donc face aux évolutions du monde actuel, y compris la tentation récurrente depuis 50 ans à donner la priorité à la convergence avec ce monde, notamment dans le domaine politique, soit avec les puissances visibles et établies, soit plus sournoisement avec les puissances formellement contestataires, mais qui visent à faire aller ce monde encore plus loin dans la direction qu’il a prise. Ce n’est pas qu’il faille tout voir en blanc et noir, ou tout condamner en bloc, car à nouveau la lecture directe du futur ne nous est pas donnée ; mais le fait est qu’il y a une convergence de signes laissant entendre qu’une action néfaste majeure est à l’œuvre actuellement, qui peut être eschatologique : danger donc.
Paru avec quelques modifications dans France catholique n° 3698 (23 octobre 2020) pp. 31 et 32.