lundi 6 février 2023
Il y a dans la régulation de la vie commune trois grands types de pouvoir : le politique, le spirituel (les valeurs essentielles), et l’économique. Autrement dit le pouvoir de commander, les références communes directrices, et les richesses.
La réflexion sur la répartition de ces pouvoirs dans les sociétés connues met en évidence l’originalité de la situation actuelle, caractérisée par la faiblesse des références spirituelles, au profit notamment de l’économie. Situation étrange et paradoxale, qui tendrait à faire considérer notre époque comme une période de transition non durable.
Prenons-les d’abord en termes traditionnels, pour voir ensuite le cas de notre société.
Le schéma d’ensemble
On a d’abord la fonction morale ou spirituelle au sens large, qui est normalement une autorité, sous une forme ou une autre. C’est le pouvoir fondateur de ce qui a valeur collective, donc en un sens du fondement de la souveraineté, mais aussi de la morale collective, puisqu’il dit ce qui doit être. Il se réfère bien sûr au départ à tout ce qui dépasse l’humain ou le matériel ordinaire, notamment à tout ce qui est surnaturel, religieux, mais aussi à toute valeur jugée collectivement indiscutable.
Puis on a la fonction ou pouvoir politique et militaire, pouvoir de direction et de coercition, qui est là soit pour mettre de l’ordre aux divers sens du terme, soit pour contraindre ceux qui ne rentrent pas dans les schémas collectifs. Il exerce sur l’homme au minimum un pouvoir interpersonnel, physique (la contrainte), éventuellement aussi moral (une forme aussi d’autorité) mais alors il s’appuie sur la première fonction. Dans ce deuxième cas, il participe du pouvoir précédent ; dans le premier il est à dominante matérielle.
Enfin, on a la fonction économique au sens large, qui produit soit directement ce qui donne une quelconque satisfaction, un plaisir, soit ce qui est instrument ou moyen pour autre chose. Ce n’est pas une autorité ; elle s’adresse à l’homme en l’attirant par cette perspective de satisfaction, directe ou indirecte, en lui proposant ce qui sera pour lui un objet maîtrisé, qu’il utilisera comme il l’entend. Ce pouvoir est matériel et s’exerce en s’appuyant sur le besoin ou le désir. Selon le cas, ce qu’on appelle aujourd’hui culturel relève de ce niveau, s’il est objet de consommation ; ou du spirituel au sens large, s’il est porteur d’une ouverture à autre chose.
Ce faisant, on retrouve largement la trilogie indoeuropéenne chère à G. Dumézil. Mais l’approche développée ici est purement pratique ; elle ne suppose notamment pas l’existence de représentations ou d’archétypes premiers. Pourquoi alors ces trois fonctions ? Parce qu’au fond il s’agit de faire agir ensemble des êtres libres, mais imparfaits, et vitalement reliés les uns aux autres. On peut alors les orienter et motiver au moyen de références proposées comme vérités et valeurs, ce qui leur montre le monde et lui donne du sens (fonction 1) ; on peut les contraindre afin qu’ils agissent dans un certain sens reconnu souhaitable, notamment les uns par rapport aux autres (fonction 2) ; et enfin on peut les faire déployer leur activité concrète sur la base de leurs désirs, afin de réaliser ce qui les attire (fonction 3).
Une distinction tripartie différente et innovante a été proposée par Benoît XVI, du fait de sa définition de la société civile, regroupant associations, famille, Eglise, etc., et fondée sur le don. Elle constitue pour lui un des trois piliers, les deux autres étant la sphère publique, coercitive, et l’ordre marchand, fondé sur l’échange et le calcul d’intérêt. Trois termes donc, mais pas tout à fait les mêmes que ceux que j’ai utilisés. C’est ce qu’il appelle société civile qui diffère le plus, puisqu’il regroupe ma sphère des idées et valeurs fondamentales (pouvoir spirituel au sens large) avec le secteur privé des associations, familles, l’action caritative etc. C’est que l’objectif n’est pas le même : comme je me concentre ici sur la question des pouvoirs, je laisse en dehors le secteur de l’association et du don, qui ne me paraît pas en soi faire intrinsèquement l’objet d’un pouvoir. Bien entendu, on peut exercer un pouvoir par le don ; mais pour cela il faut une traduction de ce don ou de cette association dans l’une des fonctions ici examinées : si je donne et que l’autre se sente obligé, c’est du fait d’une croyance ; si on s’associe, il y aura un objet (le plaisir d’être ensemble, une production ou un service, un impact sur la société, et bien sûr des croyances communes). Ce qui ne veut bien sûr pas dire que ce domaine de la gratuité soit sans importance, tout au contraire, notamment pour donner du sens à la société. Je garde donc ici la classification présentée.
Des pouvoirs plus ou moins concentrés
Dans une société donnée, chacune de ces trois fonctions peut correspondre à un centre de pouvoir ou une organisation spécifique, qui peut en outre être plus ou moins concentré. A un extrême, on a un monopole, au moins relatif : seule une institution dispose du pouvoir en question. On a ensuite, au milieu, le cas d’une organisation plurielle mais oligarchique : plusieurs organes, mais en nombre limité disposent de ce pouvoir. Enfin, à l’autre extrême, on a une atomisation : le pouvoir est largement diffusé, même si tous ne l’ont pas. Cela peut ressembler aux trois catégories de régimes politiques d’Aristote (monarchie, aristocratie, et république), mais ce qui est visé ici est un peu différent : il ne s’agit pas de savoir comment est organisé chaque pouvoir, s’il est détenu par une personne, plusieurs, ou un grand nombre, mais si ce pouvoir lui-même est concentré sur une institution, ou sur plusieurs. De fait, chacune de nos trois fonctions, qu’elle soit monopolistique, oligopolistique, ou atomisée, peut être dans chaque cas monarchique, aristocratique ou démocratique.
Les répartitions entre ces fonctions ont changé de façon dramatique dans l’histoire, par exemple entre le Moyen Age et l’époque moderne. Je l’ai montré dans mon livre Chrétienté et Démocratie : « l’évolution qui a conduit au passage de la société médiévale à la société actuelle [dans sa forme classique, celle du milieu du XXe siècle] s’est accompagnée d’un bouleversement complet de l’organisation de la société, que l’on peut schématiser comme suit, en comparant la situation telle qu’elle était pensée à l’époque féodale (au début du Moyen Age) et un Etat démocratique moderne, au sens du XXe siècle. Dans le premier cas, médiéval, le seul pouvoir vraiment organisé était le pouvoir spirituel, religieux, avec un chef (élu par ses pairs), le pape, et une organisation bâtie autour de lui. Dans l’autre, le seul pouvoir comparable est celui du chef d’Etat ou de gouvernement : ce n’est plus un pouvoir religieux, mais la tête d’une organisation politique stable. Au contraire, dans le premier cas (médiéval) le pouvoir politique était divisé, en compétition permanente, de taille très variable, plus ou moins hiérarchisé, plus ou moins puissant, et instable. Le Moyen Age est fascinant comme paradigme d’une vie collective qui est à l’opposé du schéma moderne, fondé qu’il était sur une multiplicité de libertés concrètes et de pouvoirs s’équilibrant entre eux, et non sur la toute-puissance de l’Etat. L’Etat et le gouvernement sont en effet deux choses différentes ; le premier, s’il est fort, est tendanciellement totalitaire ; le deuxième doit être fort pour assurer sa mission, qui est limitée.
Ce qui est analogue à la situation du politique dans le monde médiéval est dans le monde actuel le pouvoir économique, les entreprises jouant […] le rôle qu’avaient alors les principautés féodales. En revanche, dans le cas féodal, le pouvoir économique était local, très morcelé, d’ordre privé et subordonné au politique ou au religieux en dehors de quelques activités de grand commerce. Dans le cas de nos sociétés, ce qui est analogue à cette dernière situation, c’est le statut […] du pouvoir religieux justement, totalement éclaté, et non reconnu en dehors de la sphère privée. Malgré les apparences, on peut d’ailleurs presque en dire autant de l’activité intellectuelle dans son ensemble. Comme on le voit, il y a donc une sorte de mouvement tournant, chaque type de société donnant à un des pouvoirs un rôle plus ou moins centralisé, décentralisé ou atomisé selon les cas. Si l’on utilise ce schéma comme référence, on vérifiera qu’il est inévitable que les critères applicables dans un contexte le soient difficilement dans un autre. Ceci vaut notamment pour la question […] de la pluralité des références religieuses. L’Eglise médiévale ne tolérait pas d’organisation rivale dans le monde chrétien : exactement comme le pouvoir politique moderne, qui a un rôle référentiel central comparable, ne tolère pas d’organisation étatique rivale sur son territoire. Ce qui compte en effet est ce qui constitue par excellence le lien social. C’était alors l’appartenance religieuse, c’est au XXe siècle la nation. Inversement l’idée de deux pouvoirs politiques se tolérant l’un l’autre sur le même territoire nous apparaît tout à fait impensable. Elle était pourtant fréquente au Moyen Age, puisqu’ils n’étaient pas fondateurs du lien social essentiel. En d’autres termes, le lieu d’exercice du pluralisme était différent, parce que le fondement de la société était différent. »
Naturellement, il faut bien comprendre que nous parlons ici de dominantes. Par exemple la première fonction que nous décrivons ici est celle qui donne les principes ultimes auxquels une société donnée se réfère en dernière analyse. Cela ne signifie pas que ces principes soient appliqués par tous et en tous cas ; ni même qu’ils soient bien compris et que toutes les conséquences en soient logiquement tirées. Le Moyen Age par exemple, société chrétienne dans sa norme centrale, se caractérisait par une extraordinaire bigarrure de valeurs, antiques, féodales, barbares etc. Cela ne signifie même pas que ce soient-là les seuls principes et valeurs qui animent la société en question : ce n’est jamais le cas (sauf peut-être des sociétés très primitives). Ce qui importe ici est la fonction normative, le pouvoir reconnu à un mécanisme social pour qu’il puisse jouer lorsque c’est jugé approprié.
Et plus ou moins normatifs
Par ailleurs, de même que ces trois fonctions sont organisées de façon variable, leur rôle relatif et leur importance pour la société varient. Pour être complet, il faudrait donc aussi distinguer trois niveaux d’importance, qu’on pourrait appeler le nécessaire, le pragmatique, et le non-significatif. Dans le premier, on a un niveau d’exigence important, voire essentiel. Dans le second, on accepte une adaptation empirique aux faits. Dans le troisième, on considère que la question n’a pas d’importance publique. En d’autres termes, il y a dans toute société une fonction qui est une référence centrale (niveau 1) ; une autre qui est reconnue comme réalité pratique importante (niveau 2) ; le reste étant enfin considéré secondaire (niveau 3). Cela ne signifie pas que la fonction qui jouit du niveau 1 soit jugée supérieure, mais qu’elle est chargée de ce qui est estimé s’imposer dans cette société, et des conditions pratiques dans lesquelles cela peut être atteint. De même, le second niveau peut être dans la pratique prescriptif, mais on le perçoit comme le domaine dans lequel se font les choses, même si ce n’est pas de façon idéale : on admet que ses règles soient sous contrôle du premier. Le troisième niveau comprend ce qui est jugé sans importance ou purement privé.
Naturellement il y a une corrélation très forte entre ces trois niveaux et les trois fonctions précédentes : plus une fonction est référentielle, plus elle tend à avoir un monopole, car de vraies normes régulatrices de la vie commune ne peuvent être multiples. Et plus elle est insignifiante, plus elle peut se diviser. Réciproquement, ce qui est unique tend à être normatif. Comme on sait, les sociétés anciennes donnaient toutes une grande importance au facteur spirituel (la première fonction décrite précédemment). La société médiévale par exemple concentrait ses exigences normatives sur le religieux. Elle admettait un certain pragmatisme, de niveau 2 donc, dans le champ du politique (compris au sens large, en y incluant toute l’architecture des pouvoirs dans la société civile). Mais il était au moins en théorie guidé et encadré par le niveau 1. En revanche elle mettait l’économie en niveau 3, utilitaire et méprisable, peu apte à la théorisation et moins digne de la considération publique. Il y avait donc une bonne correspondance entre l’organisation des pouvoirs et leur rôle normatif.
Mais cette relation entre les deux échelles n’est pas absolument nécessaire. La société moderne, à l’époque de l’Etat-nation classique (XIXe et gros du XXe siècle), était par exemple sur ce plan complexe. Formellement, elle refusait tout rôle ordonnateur à la première fonction, surtout sous sa forme religieuse ; elle la refoulait donc en principe au niveau privé ; il n’y avait donc pas de pouvoir organisé en la matière. En cela elle était très spécifique dans l’histoire. Pourtant, en fait, elle admettait des références collectives, qui étaient même très importantes dans la société concernée, notamment la démocratie et les droits de l’homme, ou le patriotisme. Ces références se présentaient comme une manière d’organiser le jeu des libertés et des pouvoirs ; dans cette société cela n’incombait pas à une organisation particulière, un centre de pouvoir identifiable, mais c’était diffus. D’où une situation originale : bien que ne disposant en théorie pas d’un porte-parole, une telle idéologie se situait en importance au premier rang dans la hiérarchie des normes, avec un statut d’exigence. En revanche, le reste de la fonction ‘spirituelle’ ou morale était relégué dans l’insignifiance ; il y a là coïncidence entre ce rang inférieur et la dispersion de ses supports. En fait, les valeurs considérées ci-dessus, les seules alors significatives, étaient des valeurs politiques, donc reliées à la deuxième fonction. Dans une certaine mesure donc, l’Etat avait absorbé une partie de la première fonction, répandant une idéologie officielle avec un rôle magistériel, renforcé de l’importance du patriotisme. Configuration dont on a vu d’ailleurs les dangers ; ils restaient limités dans le cas libéral parce que ce n’était qu’une partie de la fonction qui était ainsi assumée, l’autre étant reléguée, en théorie au moins, dans l’insignifiance de la vie privée. Mais ils sont devenus terrifiants dans les dérives totalitaires du XXe siècle.
Spécificité de la situation actuelle
Ce modèle encore typique dans le courant du XXe siècle a évolué fortement depuis 1970. Dans la phase antérieure (celle des ‘hussards de la République’ en France) une morale commune, largement du christianisme laïcisé, était admise par tous, et articulée sur le niveau politique (avec le patriotisme). Depuis on glisse vers une conception relativiste, tant de la morale que des Droits de l’Homme, fondée sur des règles du jeu. L’idéologie s’épure donc, et se concentre de plus en plus sur un rôle nettement distinct de la deuxième fonction (politique). Par ailleurs, le lien étroit que le patriotisme mêlé à la démocratie réalisait entre l’idéologie dominante et la fonction politique s’atténue considérablement (surtout en Europe). En outre, cette idéologie relativiste, désormais diffuse, s’impose aussi à l’Etat, qui n’en est plus le propagateur premier – même s’il se met largement à son service. On pourrait s’étonner qu’une fonction non centralisée puisse avoir un tel rôle normatif. Mais le fait qu’une norme ne soit pas identifiée à une autorité n’implique pas qu’elle ne s’exerce pas comme norme ; son influence peut prendre une autre forme, notamment celle d’une pression collective, ou de règles socialement contraignantes, et qui le deviennent parfois juridiquement (les tribunaux jouent aussi souvent ce rôle et notamment le Conseil constitutionnel, la Cour européenne de justice etc.). C’est ce qui apparaît avec nos sociétés, qui refusent en théorie tout magistère, mais acceptent de fait la pression obsédante d’une forme ou d’une autre de ‘politiquement correct’. En d’autres termes, et contrairement à la structure médiévale, l’absence de pouvoir spirituel central organisé n’empêche pas le rôle normatif de l’idéologie dominante. De son côté, l’écrasement du pouvoir spirituel véritable (le reste de tout ce qui est moral ou spirituel), dans ses manifestations explicites, reste une réalité, notamment ses formes organisées ; le niveau religieux reste marginalisé dans l’architecture explicite de la société (hors Islam). Même si la situation reste mouvante.
L’économique ensuite, longtemps moins significatif, est monté en puissance et il dispose grâce à la mondialisation d’un affranchissement sans précédent. Il ne récupère pas pour autant le degré de centralité qu’avait précédemment le politique, car il n’y a pas un organe de pouvoir économique central ; mais il aligne des pouvoirs oligopolistiques considérables. Parfois même, il tend à rivaliser avec le politique, pour prendre lui aussi un rôle référentiel et même normatif par certains côtés (il est vrai limités). Ce qui est logique dans une perspective relativiste ; en effet, si on refuse toute norme dictant une conduite ou proposant des buts objectifs, hors les règles du jeu relativiste qui sont alors sacrées, l’effort tend à se situer sur l’utilisation efficace des moyens, donc sur l’économique (y compris les droits sociaux). Et comme nous l’avons fait remarquer ailleurs, l’argent fournit une référence commune commode, en l’absence de toute autre.
L’économique, qui a émergé durant la période et est devenu objet conscient de réflexion et d’action, est moins normatif, plus flexible, plus facile à utiliser comme outil de compromis. Il a plus tôt que le politique radicalisé son acceptation du relativisme. Le modèle du marché est en effet de loin ce qui permet le plus facilement les choix concrets que le système exige et qu’il ne peut traiter par référence à une valeur commune. L’argent est disponible pour jouer ce rôle, et c’est l’instrument le plus neutre et le plus flexible de tous. Dès lors, l’économie tend de plus en plus à fournir les références communes, ou plutôt les moyens de l’arbitrage, puisque les autres niveaux sont défaillants.
Ce qui ne veut évidemment pas dire que sa cohabitation avec eux est sans problème. On constate par exemple une contradiction tendancielle permanente entre le capitalisme et l’idéologie démocratique, entre le pragmatisme du premier et la volonté de normalisation de la seconde. Plus efficace et plus adapté, le champ économique est en même temps le plus frustrant par rapport à la recherche de normes et de valeurs. Or cette recherche même refoulée revient en permanence, car c’est un besoin essentiel de l’homme, puisqu’il ne peut pas ne pas se poser la question de la valeur de ce qu’il fait. Régulièrement alors, le politique réapparaît aussi, drapé dans le manteau de la morale. D’où la volonté au moins affichée de moraliser la vie économique elle-même, et pas seulement par le biais de l’intervention de l’Etat : des éthiques en tout genre envahissent l’espace public. La société ne peut pas fonctionner sans référence, et les individus cherchent un sens. Mais c’est à travers des actions multiples et hétérogènes, désespérant de tout grand discours fondateur. Le « capitalisme » (l’économie moderne) constitue selon Jean Baechler (dans son livre sur le Capitalisme) une étrange déviation et même un antihumanisme. L’alternative, dit-il, n’est alors pas politique, mais éthique et religieuse. Mais c’est là que cet auteur, comme la plupart, s’arrête en chemin, car il précise : ‘donc’ personnelle et privée. Il n’est dès lors plus à même de conclure par un pronostic, et le reconnaît.
Par tous ces côtés en tout cas, le rôle du politique est désormais menacé. Même si pour certains il reste le niveau où l’idéal joue, au moins en théorie : pour d’autres, nombreux, il est de plus en plus relégué à un niveau pragmatique et non plus normatif. En outre, la mondialisation affaiblit de plus en plus le monopole étatique : les Etats restent, mais ils ne sont plus au centre exclusif de la société ; ils basculent sur un positionnement oligopolistique. En d’autres termes, le pouvoir politique se situe de façon croissante en niveau 2 (pragmatique), et de monopoliste il devient oligopolistique - même s’il garde encore en principe le monopole relatif de la souveraineté. Un instant apparemment vainqueur, du fait qu’il s’était octroyé un rôle central comme donneur de normes et souverain démocratique ne rendant de compte à personne, il est désormais remis en cause. L’affaiblissement déjà relevé du politique dans les démocraties modernes se traduit notamment par le glissement du comportement des politiques vers un rôle verbal et théâtral, inséré dans le flux constant de nouvelles qu’instaure le système médiatique, et volontiers narcissique. Le tout très éloigné de la dignité ancienne du politique.
Dans ce schéma, on n’a donc actuellement aucun pouvoir en position centrale exclusive ; on a des pouvoirs politiques et économiques oligopolistiques, les économiques montant en force ; ils sont les uns et les autres faiblement normatifs, essentiellement à un niveau pragmatique ; et on a enfin un pouvoir moral ou spirituel diffus, sauf au niveau de l’idéologie relativiste qui, elle, est clairement dominante, du moins en Europe : mais elle n’est pas centralisée et est en partie déconnectée de la deuxième fonction (politique) ; on a aussi une remontée d’influence du religieux ici ou là mais qui reste dispersée et désorganisée. On mesure le changement pour le politique par rapport à la période ‘moderne’, avant 1970, car il est remisé désormais à un niveau intermédiaire ; mais aussi le relèvement du statut de l’économique, et le rôle divisé du normatif (ou idéologique) : prépondérant au niveau du relativisme qui domine, il reste divisé au niveau des propositions spirituelles ou morales concrètes. Sauf le consensus idéologique sur des règles du jeu relativistes, et l’effet unifiant du marché, il n’y donc plus de référence commune. Tout ceci paraît conduire à l’idée que la période que nous traversons est une période de transition, de recomposition, qui peut être radicale. Et l’hypothèse qui vient naturellement à l’esprit, si on admet que la roue va continuer à tourner, est celle d’une possible remontée de la première fonction, religieuse ou spirituelle, peut-être dans un premier temps sous forme plurielle (oligopolistique).
Autres exemples de sociétés
Nous avons constaté des différences radicales entre les points extrêmes que sont la société médiévale et la période actuelle sous ses deux formes, modernité et postmodernité. Qu’en est-il des autres grandes civilisations de l’histoire ? La société chinoise ancienne (l’Empire) était construite sur le niveau politique, lequel était à la fois centralisé et normatif ; le pouvoir spirituel n’était pas unifié (puisqu’on tolérait des alternatives comme le bouddhisme ou le taoïsme) ; mais il était hiérarchisé, peu diversifié, avec une épine dorsale qui était la tradition confucéenne. Donc, selon notre modèle, oligopolistique et pragmatique. Etant entendu que le confucianisme était assumé par le pouvoir politique et l’administration, qui s’y identifiaient largement et de cette manière jouaient un rôle normatif. L’économique était en bas, divisé et méprisé.
L’Inde classique distinguait explicitement les trois pouvoirs, selon le modèle indo-européen ; l’économique était là aussi très éclaté et placé en bas (c’est d’ailleurs apparemment le cas de toutes les sociétés anciennes) ; les deux autres pouvoirs étaient oligopolistiques (pas de pouvoir central dominant) et relativement pragmatiques (ce qui offre une ressemblance suggestive avec la société actuelle). Toutefois un corpus souple de croyances religieuses était commun à la plupart et donnait son architecture à la société ; ces convictions communes étaient normatives, mais pas incarnées dans un pouvoir centralisé. Là aussi, une ressemblance avec la situation actuelle. Mais outre le mépris de l’économique, la différence majeure avec notre société était que ces croyances étaient réellement religieuses, donnant donc positivement une morale et une signification au monde et à la société, et même en l’espèce un ordre moral et social complet ; alors que dans nos sociétés, c’est une idéologie, axée sur les règles du jeu, donc de champ limité et dans sa mise en pratique dépendante des dimensions politiques et économiques.
De son côté, le modèle musulman classique était totalement unifié sur le plan des références religieuses, auxquelles il donnait la première place et un rôle ordonnateur de la société, beaucoup plus exclusif que celui du christianisme ; mais pas plus que l’Inde il ne le structurait sous un pouvoir unifié. Une seule norme, suprême ; mais une répartition oligopolistique ou même atomisée des autorités religieuses elles-mêmes. L’économique était divisé, assez pragmatique, estimé s’il était marchand, méprisé pour l’agriculture. Le politique en revanche était dans une situation spécifique par rapport au religieux : à la fois déconnecté, puisqu’il n’y avait pas de légitimité véritable donnée à un pouvoir politique précis (sauf dans une certaine mesure le califat) ; et étroitement relié puisqu’il devait être l’instrument du religieux (et qu’en fait il dominait la société, sous réserve de la norme religieuse).
Réflexions sur la sortie du religieux au profit de l’économique
Comment comprendre la situation actuelle, et notamment le rôle paradoxal du pouvoir normatif ou spirituel ? On ne peut traiter évidemment la question à fond ici, mais quelques indications peuvent donner un éclairage utile.
Pippa Norris et Ronald Inglehart (Sacred and Secular : Religion and Politics Worldwide Cambridge University Press 2004) ont cherché à mesurer quelles sont l’importance et l’emprise réelles de la sécurisation aujourd’hui, et ses conséquences politiques. Ils montrent la baisse régulière de la participation religieuse dans les sociétés avancées depuis 40 ans. Ils ne l’expliquent pas par les thèses de Weber sur la rationalisation du monde sous l’impact de la science, bien au contraire : ils montrent que les sociétés croyantes ont statistiquement plus confiance en la science que les autres. Ils ne reviennent pas plus à celles de Durkheim sur le rôle fonctionnel des autorités religieuses, qu’éroderait celui croissant de l’Etat, car on constate que dans les sociétés avancées les attentes diminuent plus vite en matière religieuse qu’en matière sociale : c’est la religion comme telle qui est attaquée.
Leur thèse centrale est que la désaffection intervient lorsque les sociétés concernées ont atteint un degré suffisant de sécurité, notamment en termes de santé, d’éducation ou de survie, grâce à l’Etat-providence, et qu’inversement la religion est forte lorsque la survie personnelle est en jeu. Elle serait, notamment dans les couches pauvres, un moyen de supporter des tensions trop fortes, en trouvant une source d’optimisme, en ce monde ou dans l’autre, grâce à l’intervention d’une autorité bienveillante divine. Inversement, lorsque la sécurité augmente, le besoin de respecter certaines règles (notamment de mœurs) diminuerait, la tolérance augmenterait – et la natalité baisserait. En même temps, ils notent une conséquence au départ surprenante, qui est que malgré la sécularisation la proportion de croyants tend à croître sur la planète, pour des raisons démographiques mécaniques : les croyants font plus d’enfants. Ce qui va d’après eux augmenter au niveau mondial les tensions liées à la religion.
La thèse est plausible et mérite attention. Notons cependant que ces résultats ne sont pas tous indiscutables. Elle met au moins en évidence une des dimensions inédites de l’évolution : des sociétés relativistes sont apparues, dans lesquelles le rôle tutélaire de la religion devient faible ou négligeable - même s’il n’est pas démontré que cette évolution est inéluctable, et ceci se relie à un sentiment de sécurité, plus ou moins fondé.
Mais on peut aussi aborder le problème sous un angle plus fondamental. Car s’il y a en un sens plus de sécurité, des questions essentielles restent, que traitait le religieux, et notamment celle de la mort. Christian Asperger (Catholica n° 91) diagnostique justement dans le mouvement qui affecte nos sociétés depuis le XVIIIe siècle, dans l’emprise croissante de la rationalité économique que nous avons vue en première partie, une forme illusoire de négation de la mort : il s’agit de « sublimer la finitude vécue en infinitude imaginaire ». La propriété matérielle et l’activité économique seraient alors une forme de réponse à notre peur de la mort. C’est que l’être humain n’a pas la capacité d’autolimitation des animaux. Sa terreur devant la nature sublimée se transforme en volonté de maîtrise. Le désir est à comprendre comme moyen de remplacer de façon illusoire le seul désir qui compte (la place vide en lui qui est ouverte pour l’infini et donc pour Dieu, ou si on ne croit pas, autant que possible par le vrai, le beau et le bien) et qui conduit à viser à « vivre dans la joie d’un désir non comblé ». Le refus de cette voie conduit à un mélange de cupidité et de peur ; l’autre est traité comme un instrument, et apprécié au seul vu de son potentiel de prestation matérielle. Ce dont la forme ultime est ce que nous venons de diagnostiquer.
C’est peut-être alors la dimension matérialiste dominante en Occident qui explique par réaction la tentation actuelle d’une fuite vers l’Orient (bouddhiste ou autre). Quand on regarde le rayon religion de n’importe quelle grande librairie, ce sont les religions orientales qui dominent. Selon un paradoxe apparent on se tourne donc dans la direction opposée à l’idéologie dominante. Car ce qui caractérise ces religions est un tel mépris pour la matière, qu’il n’est plus besoin de s’en occuper. Mais si de telles conceptions cohabitent en pratique avec le culte actuel de la matière, c’est qu’ils se situent sur deux sphères opposées qui ne se rencontrent pas. En pratique, cet orientalisme reste très superficiel ; c’est bien souvent une consommation plus chic parmi d’autres.
Problématique
Quoiqu’il en soit, la diversité des organisations possibles se constate donc expérimentalement. Mais cela laisse ouverte la question de l’optimum d’articulation entre les différents niveaux. Et toutes les combinaisons ne sont pas constatées également. Dans les sociétés antérieures à la nôtre, on l’a vu, la première fonction, alors religieuse, était toujours soit référentielle (parfois de façon très forte), soit au minimum de l’ordre du pragmatique, mais même alors, un corpus commun de références spirituelles était admis par tous (et parfois plusieurs corpus). Parallèlement, son organisation allait du centralisé à l’oligopolistique, sans jamais être atomisée. Dans toutes ces sociétés, le principe spirituel avait donc un rôle normatif reconnu et généralement commun à toute la société, même s’il pouvait être pragmatique. De ce point de vue, la société moderne, qui le relègue en principe dans l’insignifiance et l’atomisation, est sans précédent. Cela dit, comme on l’a vu, sous la forme bien spécifique de l’idéologie démocratique, maintenant relativiste, ce rôle est plus important que son absence d’organisation et de spécificité affirmée ne le laisserait supposer. Il y a en réalité plus que jamais une idéologie dominante, assez liée au politique au moins jusqu’à une période récente. Il n’en reste pas moins que son champ, limité à des règles du jeu, et son refus de prendre position positivement sur des valeurs commune subjectives permettant de valoriser ce qui est collectivement et personnellement reconnu bon, fait des sociétés ainsi régies, les nôtres, un cas unique, effet direct du paradigme de neutralité moderne que j’ai évoqué par ailleurs.
De son côté, le politique aussi pouvait être tantôt centralisé, tantôt pluriel, mais il n’a jamais été atomisé ; il était parfois normatif, parfois pragmatique, mais jamais insignifiant. La société moderne n’est pas différente sur ce plan, sauf que le politique avait récupéré pendant un temps une part du rôle référentiel que le spirituel avait perdu – mais il paraît le perdre à nouveau. Quant à l’économique, il était autrefois presque partout atomisé, rarement oligarchique ; en outre son importance reconnue était marginale, tout au plus de l’ordre du pragmatique. Ce n’est que dans les sociétés modernes qu’il a acquis un rôle essentiel, allant du pragmatique à un quasi-référentiel, avec des organisations puissantes même si elles sont rarement unitaires. Il y a donc eu dans l’architecture de la société occidentale moderne une sorte d’inversion de rôles entre le spirituel et l’économique. D’où des questions : y a-t-il un sens à vouloir faire jouer à l’économique un rôle central ? Est-ce durable ?
La réponse me paraît claire : ce ne peut être considéré viable que dans une perspective relativiste, qui est conduite dès lors à magnifier le marché et l’élection démocratique comme seuls moyens de repérage collectif du sens. Solution dont rien ne prouve qu’elle soit viable à l’état pur et sur la durée, d’autant qu’en réalité la société a continué et continue encore dans une mesure non négligeable à vivre sur les ressources spirituelles et morale antérieures. Au vu de l’analyse conduite ici, sa perpétuation ne paraît en tout cas pas crédible a priori. Il apparaît dès lors qu’une évolution nécessaire sera précisément la remise à l’honneur de la réflexion sur les références morales et spirituelles, sous une forme reconnue socialement, faisant autorité, éventuellement de façon plurielle, et idéalement avec un corps commun consistant de références, formant la base d’un véritable droit naturel. Le mouvement tournant, que nous avons observé au cours des siècles, peut en effet se poursuivre et fournir l’occasion d’un retournement, comme je l’ai décrit dans mon livre Pour un grand retournement politique. Même si un tel changement de paradigme représenterait par définition une évolution très profonde, qui est encore très loin de nos perspectives.