jeudi 7 août 2014
D’un point de vue moral ou même simplement humain, la situation internationale actuelle est consternante. Ukraine, Syrie, Iraq, Gaza, la liste des déconvenues et des horreurs face auxquelles on a un sentiment irrésistible d’impuissance, est bien longue. Pour l’améliorer, un recours plus large au droit est-il la bonne réponse, comme beaucoup le pensent, avec les meilleures intentions du monde ? La réponse est malheureusement dubitative, ce qu’on appelle droit étant en la matière trop souvent soit incertain, soit manipulé idéologiquement. Cela ne veut pas dire qu’il faut renoncer à la recherche de la paix ; mais cela veut dire la chercher autrement, pas en tablant sur les ressources faciles mais contre-productives de l’idéologie mais en prenant les situations pragmatiquement.
Les limites du droit ne sont que trop évidentes. En premier lieu le droit ne donne déjà pas de réponse claire et univoque, permettant des choix concrets dans des situations précises. Prenons le cas de l’Ukraine : le droit au sens formel était d’abord en faveur du président légitime Yanoukovitch et non de l’émeute ; le gouvernement provisoire qui l’a suivi était donc sans base juridique illégitime ; ceci dit, l’élection de Porochenko peut lui donner une légitimité, mais elle reste limitée : le Parlement n’a pas été renouvelé, en outre l’Est n’a pas voté etc. On dira que c’est ne prendre que l’aspect formel des choses. Mais si on raisonne à partir du fond, par exemple des aspirations légitimes, notamment à un état de droit, on n’avance pas beaucoup : d’un côté, on peut vouloir justifier alors Maidan ; mais de l’autre on n’a plus de motif pour récuser l’aspiration incontestable de la partie Est à une autonomie forte, d’autant que le gouvernement de Kiev ne propose rien de concret et ne négocie pas.
Même constat d’impuissance déjà conceptuelle du droit pour la Palestine (dont Gaza et Israël), sans parler de la Syrie ou de l’Iraq. Prenons ce dernier pays : au-delà du délire islamiste d’EEIL-Daech, ce que nous voyons est un partage ethnico-religieux du pays en trois, avec toute la cruauté de ce genre de partition. Ce que malheureusement nous avons vu régulièrement : qu’il suffise de citer la Yougoslavie, ou il y a un siècle l’énorme mouvement de populations entre Grèce et Turquie. Et qu’on ne dise pas que la démocratie, parce qu’elle est un état de droit, fourni la solution. C’est le contraire : c’est en effet à partir du moment où il y a des élections, au moins potentielles, et plus largement un début de jeu démocratique, que la composition du peuple devient un enjeu, et donc qu’une partie de la population ressent comme menaçante une autre partie avec qui elle cohabitait sans problème auparavant sous des régimes autoritaires, empires ou dictatures. Car alors le jeu démocratique, qui donne le pouvoir et la légitimité à la majorité, peut apparaître intolérable pour la minorité. En un sens c’est le cas de l’Ukraine (et seule la retenue relative qu’a montrée jusqu’ici la Russie n’a pas permis à cette logique d’aller à son terme, mais l’avenir n’est pas assuré).
Sur le plan pratique d’autre part, comme on sait le droit même supposé clair ne comporte pas en lui-même de capacité à l’imposer ; cela dépend soit de la bonne volonté ou de l’autorité morale de qui l’invoque, soit de la force et donc d’un pouvoir effectif qui le prend en charge. Dans le premier cas c’est alors précisément cette bonne volonté, cette moralité, ces droites intentions qui deviennent le levier central, et le droit n’est alors qu’un instrument. Dans le second cas, soit on présuppose qu’il y a une autorité régulatrice, qui est de fait une souveraineté au moins partielle, et alors on est sorti de la situation internationale comme telle. Soit la force en question est un outil aux mains d’une des parties, ou d’une coalition ; et alors qu’est-ce qui dit qu’elle représente le camp du droit ? Certes on met en avant alors les Nations Unies ; mais outre qu’elles ne sont pas toujours en état de prendre une décision, loin de là, elles n’ont les moyens de l’imposer que si des puissances significatives les leur donnent, ce qui se ramène largement au problème précédent.
La conclusion est claire : il n’y a donc pas une légalité internationale claire et univoque ; il y a tout au plus des éléments occasionnels de légalité internationale. Et au-delà du jeu des intérêts plus ou moins dissimulés, il y a de réelles différences de perception sur ce qu’est le bien ou le droit, sur qui menace qui etc. Faut-il en rester là ? Sur le plan de l’état des forces sans doute oui, car on voit mal comment on progressera sensiblement dans l’avenir prévisible sur la mise en place d’une vraie autorité internationale, moins que jamais même, dans un monde qui est de plus en plus multipolaire.
En revanche on peut progresser dans la clarification morale, donc dans celle des objectifs et des jugements. C’est possible si on prend conscience du fait que notre base fondamentale de référence n’est pas à rechercher dans le droit mais dans des principes. Et que le plus important de ceux-ci est le bien qu’il y a à chercher à faire vivre les peuples en paix, tant à l’intérieur de leurs frontières qu’entre les différents pays, et cela aussi harmonieusement que possible. Cela passe avant toutes les idéologies. Quelles conclusions en tirer ? Tout le monde admet que cette recherche de paix et de cohabitation implique un objectif de limitation au déploiement des intérêts plus ou moins cyniques des puissances. Ce n’est évidemment pas non plus compatible avec des programmes d’intolérance du type de l’Etat islamique. Mais cela va au-delà. La paix n’est pas non plus compatible avec l’impérialisme idéologique occidental à l’œuvre en Ukraine, ou dont ont témoigné les réactions toujours occidentales aux printemps arabes et à la révolution ukrainienne. Ce qu’on appelle démocratie en Occident peut être une solution ; ce peut ne pas l’être au moins dans une situation donnée ; dans ce cas une paix civile acceptable est préférable.
En d’autres termes l’harmonie et la cohabitation, pragmatiquement recherchées, sont des objectifs moraux et respectables ; pas la pierre philosophale d’une idéologie qui loin de fournir une solution, crée ou aggrave les problèmes.