vendredi 6 décembre 2024
Il y a une vision fausse très répandue dans les sciences humaines qui dépeint le rôle de la tradition dans les sociétés anciennes, comme une forme de diktat, d’impératif arbitraire imposé du dehors aux personnes. On aurait dit et pensé : c’est la tradition et donc on fait, sans se poser de question. Les mêmes mettent en avant la distinction entre des sociétés autonomes (la nôtre) et d’autres, hétéronomes ; dans celles-ci, la loi commune, les valeurs et références fondamentales, tomberaient en quelque sorte du ciel comme des absolus indiscutable à prendre tel quel sans débat. Ceci se fait, cela ne se fait pas, sans discussion. Notamment au nom de la tradition.
Une telle description recouvre une certaine réalité, mais la réflexion reste très insuffisante, tant pour décrire ces sociétés, que surtout pour comprendre ce qu’est une tradition. Sur le premier point, pour prendre un exemple, quiconque connaît un tant soit peu l’histoire médiévale sait que c’était une société mobile, en évolution constante, et nullement figée, encore moins au nom d’une tradition.
Le second point rejoint mon propos ici, qui relie tradition et communauté.
Je vais prendre un exemple actuel dans un domaine totalement différent. Dans ma région, il y a la tradition des courses de taureaux camarguaises ; et partout, la population ou une partie appréciable de celle-ci y va, toutes classes et âges confondus. C’est clairement reconnu, et vécu comme traditionnel. Mais évidemment pas en obéissant à un quelconque impératif traditionnaliste, ou à la suite d’une pression sociologique. C’est surtout d’abord un fait simple : la communauté locale s’y retrouve dans quelque chose qu’elle juge intéressant et où elle a plaisir à se rassembler.
On retrouve ici un des aspects ou fonctions de la tradition, qui est la sélection au cours de l’histoire de certaines manières de faire, jugées positives ou intéressantes. J’ai analysé plus en détail cette nature de la tradition dans mon Eloge de la tradition (https://www.pierredelauzun.com/La-t...l ), ainsi que l’effet délétère qui résulte de l’idéologie relativiste moderne, hostile à la tradition mais source d’un individualisme sans limites, destructeur du lien social.
Mais cela s’appuie aussi sur le fait que c’est un instrument d’identification de la communauté.
C’est que, plus généralement, une norme sociale vécue ne sert pas qu’à réguler les comportements comme le ferait une norme légale ou réglementaire : elle a aussi pour rôle de constituer la communauté, dans son ressenti. Dans ce contexte, on appelle tradition un usage commun qui n’est ni obligatoire à proprement parler, ni principalement à but moral ou régulateur, mais communautaire, étant entendu bien sûr qu’il apporte aussi un contenu, par exemple un certain spectacle dans le cas des courses camarguaises.
C’est à cette lumière qu’on peut regarder en sens inverse ce que Jérome Fourquet nous décrit comme « métamorphoses françaises » : ces mutations majeures dans les comportements français depuis environ 40 ans, qu’il présente encore récemment dans son dernier livre du même nom. Qu’il s’agisse de l’effondrement du catholicisme (ou sur un mode mineur, du communisme), de l’américanisation, des modes asiatiques, ou de la prolifération anarchique des prénoms, un point commun est la rupture d’une tradition structurante, antérieurement indiscutée, sans qu’elle soit remplacée par une autre jouant un rôle analogue. Rupture qui apparaît d’emblée liée à une montée de l’individualisme sous une forme radicale et à une rupture relative du lien social. D’où d’ailleurs les mutations qu’on observe dans le champ politique, ou dans des manifestations de type nouveau, très peu structurées, comme les gilets jaunes.
Il est vrai, parallèlement, que plusieurs des évolutions que décrit Fourquet sont d’un autre ordre, principalement économique : la désindustrialisation, ou le tertiaire commercial dominant la vie commune, et maintenant la livraison à domicile. Mais en réalité ces évolutions renforcent l’effet précédent, puisque là aussi un élément rassembleur ou commun se trouve remplacé par un autre qui n’a plus cet effet : le supermarché est purement fonctionnel, et plus encore la livraison à domicile, contrairement au commerce traditionnel qui est un support de sociabilité. De même le tourisme de masse rapporte, mais il ne crée aucun lien social ; il dévalue même la spécificité locale en en faisant un objet commercial.
Dans le même sens, on trouvera un élément comme les migrations de masse, qui dans ce contexte de décomposition relative du collectif, à la fois rencontrent moins d’obstacle, et surtout ne débouchent pas naturellement sur une forme d’intégration par assimilation, puisqu’il y a de moins en moins de société, car de moins en moins de références communes. Moins de traditions…
A quand le grand retournement, le retour à une autre conception et pratique de la vie commune ?