dimanche 23 juin 2013
L’observation convergente de nombreux champs de la vie collective montre qu’on est entré dans un système mondial moins régulé et canalisé que celui que nous avons connu. Il y a moins de références communes et moins de crans d’arrêt. Mais en même temps l’interaction entre ces forces plus hétérogènes et moins régulées est plus grande et plus rapide que précédemment. Un monde ainsi animé par une grande agitation aléatoire et irrégulière est par nature un système instable.
Prenons déjà l’économie et, au cœur de la régulation de l’économie, la monnaie. Le débat en cours sur la sortie du « quantitative easing » anglo-saxon ou sur l’évolution de son pendant japonais est très technique. Mais il montre l’importance qu’a prise l’utilisation de ces moyens totalement conventionnels de dopage de l’activité par création monétaire et notamment financement monétaire de la dette publique et du marché obligataire.
Au-delà de la technique, ce qui est à souligner est le statut nouveau de la monnaie : on a pris une liberté totale à l’égard de toute référence objective. La base métallique d’autrefois (l’or ou l’argent) quelle que soit ses limites avait l’immense mérite d’objectiver la valeur de la monnaie par rapport aux autres biens et services. Contrairement à une idée répandue, le fait que les rois et princes battaient monnaie ne signifiait en rien qu’ils lui donnaient sa valeur : ils garantissaient simplement un contenu en or. Cette référence objective est restée encore prégnante pendant une grande partie du XXe siècle, pour ne disparaître qu’avec Nixon en 1971. Pendant un temps ensuite on a eu à cœur de tenter de lutter contre l’inflation en contrôlant la création de monnaie ; une certaine limitation subsistait donc. Mais ce verrou a sauté suite à la crise de 2008. Les banques centrales, désormais imprévisibles, font littéralement ce qu’elles veulent. Et donc on est à la merci d’une expérimentation sans précédent, menée sans contrôle par une multitude de centres, avec une grande hétérogénéité mondiale (notamment entre pays créanciers comme la Chine et pays débiteurs comme l’Europe et les Etats-Unis).
Ce qui vaut pour les monnaies vaut bien sûr aussi pour le commerce international, où sévit l’anarchie des normes et plus largement la mise en concurrence de systèmes économiques et sociaux non seulement très hétérogènes, mais dont les règles mêmes sont passablement opaques.
D’où à nouveau la relative instabilité de l’économie mondiale, et par là des sociétés humaines.
Même observation dans le champ de la géopolitique, pourtant si différent du précédent. On est désormais passé d’un monde dominé par les pays occidentaux (et cela depuis deux siècles) à un monde qui ne l’est plus. C’est évident sur le plan militaire et par là politique (les guerres d’Iraq et d’Afghanistan le confirment) : il n’y a plus de puissance ou groupe de puissances capable de donner à volonté forme politique à la planète ou même à une partie même limitée de celle-ci. Et ce qui est remarquable est que cela se produise même sans intervention d’une puissance rivale : c’est la capacité même à façonner qui est sérieusement réduite.
A cela s’ajoute le thème bien connu de la multipolarité, l’émergence de nouvelles puissances économiques et par là à terme militaires etc. Chaque société peut donc évoluer de façon imprévisible, sans qu’on puisse la réguler par autorité, et encore moins par un ou des pouvoirs dominants.
Bien sûr le monde oligopolistique des puissances du passé n’était pas non plus prévisible, comme les guerres mondiales l’ont rappelé. Mais outre qu’il regroupait des pouvoirs appartenant à la même civilisation, il canalisait les forces en présence, réduisant d’autant les possibles. Nous nous sommes considérablement éloignés de cette situation.
A cela s’ajoute désormais la possibilité d’actions décentralisées spectaculaires, dont l’impact est considérablement accru par la mise en scène médiatique.
Au total donc, l’imprévisibilité s’est sensiblement accrue, et la capacité à influencer de façon inattendue l’évolution d’ensemble s’est largement disséminée, sans contrôle ou ressort de rappel analogue à ce qu’on avait connu.
Nous en dirons autant en matière culturelle (comprise au sens large). Contrairement à ce qu’on dit parfois, le marché si on peut dire s’est là aussi considérablement ouvert. Certes il y a indéniablement un rôle dominant de la culture américaine. Mais cela ne signifie pas domination exclusive, encore moins uniformisation : même l’assimilation d’éléments qui lui sont empruntés, loin de diminuer l’originalité locale, peut contribuer à la renforcer. L’adoption universelle d’Internet est en outre un facteur puissant de dissémination et de différenciation.
Cela se traduit dans la vie collective et si on peut dire le rythme des peuples et des sociétés. Pour prendre le pouls de cette hétérogénéité il suffit de penser à l’opposition spectaculaire entre l’Europe lasse, repliée et frileuse, et le dynamisme collectif des pays émergents, voire même aux différences démographiques entre Inde, Chine et Afrique.
Le même phénomène s’observe dans le champ des valeurs fondamentales, religieuses ou laïques. Une compétition mondiale de fait, mouvante, se déploie - que ce soit entre les grandes religions, ou entre elles et le relativisme occidental, et cela à l’intérieur de chaque pays ou civilisation. On constate en outre une multiplication des heurts et persécutions, d’ailleurs essentiellement au détriment des chrétiens. Cela accroît à la fois l’imprévisibilité et la difficulté de lecture. Contrairement à l’attente naïve des Occidentaux, les printemps arabes par exemple n’ont pas eu pour débouché une démocratie occidentale, loin de là.
Cette imprévisibilité est encore accrue par l’évolution des mœurs occidentales (pornographie, tenues vestimentaires, mariage gay, euthanasie etc.) où le relativisme joue à plein et cherche en outre à s’imposer comme idéologie normative là où il l’emporte. Une telle expérimentation collective sans précédent, sur un sujet aussi fondateur que la famille ne peut qu’accroître l’imprévisibilité, d’abord pour l’évolution et la cohésion humaine des sociétés concernées, au moins à terme, et de toute façon pour les relations entre sociétés.
Tous ces différents champs paraissent à première vue relever d’ordres très différents, mais on constate avec cette hétérogénéité mobile et non régulée un élément commun important. Et cet élément est relativement nouveau par comparaison avec les deux derniers siècles, où il pouvait y avoir dans chacun de ces champs soit dominante d’un seul facteur, soit codominante qui était certes compétitive mais était exercée par des entités ou réalités qui restaient dans une large mesure dans la même sphère (à l’exception du communisme, qui a été résorbé). Même dans les exceptions on restait donc sur du canalisé global, ce qui certes n’excluait pas le risque mais permettait de le circonscrire ou au moins de le situer et donc de mieux le maîtriser (même si cela a échoué en 1914).
Ce qui apparaît en tout cas clair est que le système mondial et donc la société mondiale sont dans tous les domaines plus que jamais ouverts, mouvants et sans régulation. Donc particulièrement incertains. Et peut-on penser, particulièrement instables. La thèse inverse (selon laquelle la multiplicité crée une forme d’équilibre) ne tient pas compte ni du facteur détonateur que des petites affaires peuvent avoir, ni de la grande hétérogénéité actuellement constatée, en outre croissante. Le grand spectacle mondial ne manquera pas d’émotions et de surprises.
Pierre de Lauzun