samedi 21 avril 2018
Scruton s’oppose résolument à l’écologie politique dominante inspirée par une rhétorique revendicatrice, qui met pour l’essentiel la destruction de l’environnement sur le compte de l’entreprise, du profit et de l’avidité. Mais il ne justifie pas pour autant la culture de consommation ou nier le réchauffement global. Pour lui cet affrontement est stérile. Ce qu’il conteste dans la première attitude est le goût pour une politique radicale, dirigée du haut, a priori alarmiste, traitant toute question comme un combat spirituel du bien contre le mal, justifiant par-là les mesures les plus autoritaires et excluant tout compromis.
Or dit-il de telles solutions décidées par en-haut sont en pratique très souvent contre-productives. Décidées par l’Etat, elles créent des incitations artificielles et des rentes ou prébendes, à coups d’interdictions et de subventions. D’où évidemment un intérêt personnel pour beaucoup de ceux qui participent à cette action collective. Mais comme le montrent les résultats désastreux des pays communistes dans le champ écologique, rien ne prouve qu’un système étatique soit bien placé pour gérer de telles préoccupations. Ceci vise notamment une des sources principales de dégât écologique, l’externalisation des coûts, car il est encore plus facile à un organisme public d’externaliser ses coûts qu’à des organes privés. Cela ne veut pas dire que le marché résout tout, mais son intérêt est de comporter une forme de message en retour (feedback), qui en un sens ressemble à un système vivant. En revanche les subventions et régulations détruisent souvent ces effets en retour. Notamment, les formulations du principe de précaution sont vagues et permettent n’importe quelle action bureaucratique : d’un côté des réglementations pointilleuses encadrent une multitude d’activités, de l’autre des réalités nocives sont autorisées (comme les emballages non-dégradables). Ce principe est un obstacle à l’innovation et l’expérience, là même où elles sont absolument nécessaires. Il conduit en outre à désagréger les risques en les traitant séparément : on cherche à les diminuer un par un mais réduire un risque en crée souvent un autre.
Il y a bien sûr des biens publics qui ne peuvent être fournis que par l’Etat, comme la loi. Cela peut aider à résoudre des questions comme celle du passager clandestin (free rider) ou plus largement la « tragédie des biens communs », qui ne sont pas propriété de quelqu’un en particulier, mais accessibles à tous, avec le risque que chacun se dépêche pour prendre ce qu’il peut avant l’épuisement de la ressource par les autres. Ainsi avec les océans aujourd’hui. Mais la réponse faite spontanément aujourd’hui à ces problèmes, le contrôle public, n’est pas toujours la bonne ; car si quelqu’un veut surexploiter ces biens communs, il faudrait plutôt lui opposer les droits des autres ; il faudrait donc plus de droits de propriété. Le problème principal des communs est dit-il l’absence de marché. Il y avait autrefois des droits transférables sur les pâtures communes, ou des droits de pêche - que la politique européenne a détruits. Quant au dilemme du prisonnier de la théorie des jeux, souvent évoqué pour justifier une intervention publique, il résulte en fait d’un manque d’information. On connaît cet exemple de base de la théorie des jeux : si des prisonniers ne peuvent communiquer entre eux et ont une stratégie purement individuelle, ils font rationnellement des choix individuels qui en interagissant conduisent à un résultat qui n’est pas le meilleur possible pour chacun d’eux. Mais comme le montre aussi cette même théorie des jeux, si ensuite on réitère le jeu, les acteurs développent des stratégies de coopération (et de représailles si nécessaire) avec un résultat global finalement optimal. De façon générale, dit-il, la méthode la plus efficace face à de tels problèmes est la gestion par une communauté locale avec prise de décision commune (mais en cas de besoin possibilité de sanction par des autorités supérieures), sur la base de droits clairs à participer ou non, et avec des sanctions pour les contrevenants : on l’a vu notamment en Suisse. Il propose en outre de supprimer les lois technocratiques sur l’agriculture, que seuls les gros opérateurs peuvent respecter, et de les renvoyer à la décision locale où la pression sociale réduit les coûts environnementaux, tout en faisant payer plus cher les routes ainsi que le planning urbain.
Compter sur la protection de l’Etat rend irresponsable, mais dit-il cela n’absout pas les grandes entreprises. Car elles ont-elles aussi une capacité anormale à se protéger contre le côté négatif de leur activité, avec trois grandes dérives : on externalise les coûts ; on tire aide, protection ou subsides de l’Etat ; et on se protège du risque. Notamment, le principe même de la société anonyme crée un hasard moral car actionnaires et direction sont protégés par la loi contre les poursuites liées à l’action de la compagnie, et prennent dès lors des risques qu’ils ne prendraient pas sinon. Mais dit-il la solution n’est pas d’introduire l’Etat dans le jeu : elle est de responsabiliser ces agents.
Plus largement, le fait est que les marchés ne sont pas bons pour traiter les rejets, qui sont pour les producteurs un coût qu’ils cherchent à transférer. Ces égouts collectifs de fait sont dès lors surchargés. Dans ce cas précis il faut des régulations, dont le rôle est de faire supporter le coût éventuel des opérations par ceux qui les réalisent. La solution est notamment dans cette notion juridique ancienne qui est la responsabilité générale (law of torts) ; elle oblige à internaliser les coûts. Son danger potentiel est d’inhiber la prise de risque ; mais dit-il cela permet de protéger l’environnement plus efficacement qu’une série de réglementations ad hoc. Cela dit, cela suppose qu’une partie lésée soit identifiable, et un bon fonctionnement de l’appareil judiciaire (et donc pas des jurys à l’américaine eux-mêmes irresponsables). Les questions techniques : l’exemple de l’énergie On pourra objecter qu’il est des cas où une action internationale paraît s’imposer au vu du caractère mondial des problèmes en cause, et on cite les gaz à effet de serre. Mais dit-il, sauf cas particulier comme l’interdiction des gaz nuisant à la couche d’ozone, où l’intérêt collectif était clair et ne heurtait pas de plein fouet des intérêts particuliers, de tels traités sont assez peu efficaces et on a peu progressé par cette méthode. En effet, plus la faute est lourde, plus on a d’incitation à ne pas respecter les règles. Dans le cas des bouteilles en plastique, le coût en serait très élevé, et donc rien ne débouche. On respecte rarement les traités quand ils vont contre votre intérêt immédiat ; et il n’y a aucun précédent où des sanctions ont été mises en place à un tel niveau.
Il est néanmoins tout à fait justifié d’agir dans ce domaine de l’énergie fossile. On peut commencer nous dit Scruton par décentraliser la production de l’énergie, et introduire une taxe proportionnelle sur les émissions (sans quota) ce qui a l’avantage de frapper les consommateurs, qui sont les vrais responsables. Mais ajoute-t-il, la seule vraie solution au réchauffement et au besoin d’énergie est qu’on découvre une énergie non polluante et bon marché. Une question centrale est alors la recherche scientifique, qui doit être intensifiée. Mais en la matière, à nouveau, en l’absence d’incitation suffisante du marché pour la réaliser, puisque le bénéfice n’en est que pour les générations futures, cela suppose des financements publics. Voilà donc un domaine où l’action publique directe a pleinement son sens.
Il ajoute qu’une dimension essentielle du problème est d’ordre politique et culturel. D’un point de vue conservateur dit-il, la poursuite effrénée de la gratification individuelle remet en cause l’ordre social tout autant que la planète. Le point commun entre conservateurs et environnementalistes est de se demander où nous sommes, quel endroit nous est propre, et que nous voulons léguer à nos descendants. C’est l’amour partagé de la maison, du foyer (home). Une politique sage consiste à protéger et maintenir les coutumes et institutions qui mettent un frein à nos appétits, renouvellent les sources de satisfaction sociale, et nous empêchent de passer le coût de ce que nous faisons à d’autres qui n’y sont pour rien. Comment favoriser des motivations non égoïstes chez des personnes ordinaires ? Si on ne trouve pas une motivation pour les gens, la cause de l’environnement est perdue. On a cherché à traduire les préoccupations d’environnement en termes économiques, mais en réalité ils sont d’abord un problème moral. Notamment rappelle-t-il on ne peut faire entrer dans un calcul la question des générations futures. La bizarrerie du raisonnement économique, effectué sur la base de préférences individuelles, est que c’est incapable de donner un sens au cas du soldat qui donne sa vie, ou de la mère qui sacrifie sa carrière pour une enfant handicapé ; alors que leur rôle est essentiel. Dans les deux cas c’est une idée d’eux-mêmes qui les motive. La moralité suppose la responsabilité de nos actes envers les autres. Transformer cela en un calcul de préférences ou de prix à payer est caricatural. L’homo economicus n’a pas idée des buts de la vie, de la maîtrise des désirs, etc. Dans un raisonnement moral on n’échange pas des préférences, on sauvegarde des choses qui ne peuvent faire l’objet de transactions : des personnes, une communauté, le sexe, la justice, l’honneur. Le motif moral n’est pas une préférence mais un jugement. Il faut notamment dit-il voir la nature comme source de valeurs intrinsèques et non pas instrumentales, y compris la nature sauvage.
Pour lui donc, le vrai écologisme suppose de définir quelque chose qu’on appelle ‘chez soi’ (oikos, la maison) et dont on s’occupe. L’oikos passe avant l’économie. La vraie question pour l’environnement est d’inciter les gens à chercher à résoudre pour eux-mêmes les problèmes écologiques, en responsabilisant ceux qui ne souffrent pas des conséquences de ce qu’ils font, tout en accroissant la résilience d’ensemble du système. L’Etat doit créer un cadre propice pour cela. En matière d’environnement, les conflits locaux sont mieux résolus par la discussion et des compromis, qui sont inacceptables pour les activistes. Et d’ailleurs les groupes de volontaires prolifèrent là où l’Etat ne prend pas en charge. Il faut exploiter et non chasser ce facteur essentiel qu’est l’esprit public, dont l’origine est le patriotisme, l’esprit d’appartenance : tel problème est notre problème en tant que membres de tel groupe. Les meilleurs citoyens du monde seront les communautés qui se sentent responsables de leur habitat comme un foyer.
En outre, le souci du passé et du futur est créé par l’attachement, la responsabilité envers des proches, et elle se réduit avec la distance. Et ce n’est que dans certaines circonstances qu’on opère par choix rationnel. Beaucoup d’obligations sont fondées sur la piété, ou sur une justification morale ou religieuse, comme la gratitude. La société n’est pas fondée sur un contrat ; pour qu’il y ait contrat il faut une forme de confiance et la loi. Le type de personne en qui la confiance est possible est produite par la famille, qui n’est pas un contrat ; la loi suppose l’Etat, qui ne l’est pas plus. Considérer la responsabilité abstraitement la détache de ce qui lui donne un sens pratique, qui est la sympathie de personne à personne, et qu’il faut si on peut étendre et non réduire. L’attachement au foyer (home) est important ; on en peut donner des explications psychologiques ou évolutionnistes, comme à toute la moralité, mais cela néglige la dimension de responsabilité interpersonnelle. C’est dans cette expérience que se forment les enfants, et ceux qui sont privés de foyer sont durablement perturbés. En outre, la défense de l’environnement suppose des volontaires, et c’est dans des petits groupes que la tradition se forme. Or les traditions sociales sont des formes de connaissance, par adaptation progressive et transmission d’information. Elles permettent à une société de se reproduire. Avec le culte des petites communautés, le respect des morts et de la tradition, le souci des générations futures est au centre de la pensée conservatrice. Car si le futur est inconnu, le passé lui est connu, et le souci du passé développe la perspective transgénérationnelle. On le voit dans la vie familiale : c’est une chaîne où on donne et reçoit, et surtout qu’on transmet ; et cela ne comporte aucun calcul utilitaire pour nous-mêmes. S’y ajoute le rôle très important des institutions collectives et des associations, et plus encore des fondations (trusts). Ces dernières sont une création remarquable, car elles imposent une responsabilité indéfinie à ceux qui la gèrent : ils ont les devoirs de la propriété mais pas les droits. Dans une bureaucratie en revanche la responsabilité disparaît.
Le risque de ne voir la liberté et la personne humaine qu’en termes plus ou moins scientifiques et notamment biologiques conduit à voir l’autre comme un automate, et finalement à supprimer la responsabilité et la culpabilité et à réduire nos engagements. Cela explique notre attitude irresponsable envers l’environnement. Il faut au contraire donner aux choses une valeur intrinsèque et non pas instrumentale. Et cela vaut notamment pour le foyer, la maison, la patrie. L’amour du foyer pousse à l’histoire et à la conservation du passé, compris comme héritage vivant ; il change l’appréhension du temps, en fondant la durée qui relie au passé et au futur. C’est sur cette base qu’on peut espérer assurer le respect de l’environnement, pas par des oukases : non pas un foyer nostalgique, mais un endroit où on continue à vivre. C’est un besoin fondamental de se demander où on appartient, et si on ne l’a pas on le cherche. C’est ce qui nourrit aussi le patriotisme et l’esprit de sacrifice correspondant, autour d’une idée de ‘nous’, qui fonde un ordre politique, et qui comporte cette notion, et donc de territoire commun. Il faut favoriser l’appartenance, pas l’enrégimentement au profit d’une cause.
En bref l’amour de l’environnement (écophilie) nous appelle à la responsabilité et non au calcul, à aimer et non à utiliser, à respecter et non à exploiter. Il faut regarder les choses autour de nous comme des fins en elles-mêmes. S’y ajoutent deux grandes motivations : l’amour de la beauté et le respect du sacré, qui étaient autrefois liés. On admet volontiers que ce qui est beau a une valeur intrinsèque. Ce n’est pas inutile, mais comme l’amitié cela ne vaut et en définitive n’est utile qu’en étant recherché pour soi-même. Dans le système dominant, on voit l’environnement comme quelque chose à instrumentaliser ; d’où, par réaction, des concepts abstraits et irrationnels comme celui de Gaia. Mais pour montrer les limites de l’instrumentalisation et de l’approche réductrice, l’exemple de l’amitié est bien meilleur : l’utilité qu’elle peut avoir n’en est qu’un sous-produit.
C’est aussi le cas de la beauté. Deux erreurs dominent ici : croire que la beauté est purement subjective, ce qui rend le consensus impossible ; ou considérer qu’elle ne compte pas, qu’elle n’a pas de valeur économique - d’où les saccages esthétiques de paysages par la modernité. L’instrumentalisation omniprésente, notamment par la publicité, nous colonise, et fait de tout un objet de consommation. L’attitude esthétique est un refuge contre le consumérisme. En cela elle n’est pas subjective ; on le voit dans les anciennes et belles villes d’Europe, qui résultent du fait que le jugement esthétique y était considéré comme l’expression d’une communauté. L’esthétique n’est pas un moyen de s’affirmer, mais de s’insérer. Loin de servir à s’exprimer soi-même, la beauté fait partie de la construction d’une maison commune - comme les rituels de la table, et les objets correspondants. C’est une construction commune, fondée sur la tradition.
Une analyse très riche, qui n’est certainement pas le dernier mot sur la question. Mais elle peut aider à rééquilibrer ce que les approches écologistes habituelles ont d’inutilement radical, et surtout de revenir aux motivations profondes qui peuvent nourrir une approche efficace et responsable de l’environnement.