dimanche 14 mai 2023
Un phénomène frappant depuis quelques années est la dégradation du débat public. On en accuse les réseaux sociaux : ils aboutiraient à la tyrannie de l’émotion, à la disparition du langage commun et des références communes, à la division de la population en tribus qui n’écoutent que ce qu’elles veulent entendre, et à une absence de confiance dans le discours commun et conséquemment au complotisme etc. Ces phénomènes sont bien réels. Mais si les réseaux sociaux y ont leur rôle, ce n’est pas seulement de leur fait. On retrouve des traits analogues dans les grands médias. D’autres facteurs sont donc à l’œuvre.
Il y a d’abord là aussi et plus profondément le fruit d’une généalogie intellectuelle tournant autour de l’idée du soupçon. Cette attitude est basée sur l’idée que ce que dit quelqu’un n’est pas à considérer comme une proposition, dont la véracité doit être examinée en elle-même, mais en fonction de celui qui parle et de sa position : son insertion sociale, sa sexualité, son appartenance ethnique ou raciale, son sexe ou genre etc. Généalogie qui remonte loin : on commence par Marx, Nietzsche et Freud, puis par vagues successives, on en vient à l’idéologie de la déconstruction et ce qu’on appelle outre-Atlantique la French theory (Foucault, Derrida et autres). L’idée est désormais non seulement que la position de celui qui parle biaise son propos, mais surtout que tout langage est en réalité un acte de pouvoir, et que c’est pour assurer ou prolonger ce pouvoir que la personne parle. Dès lors, en même temps qu’on conteste ce pouvoir on remet en question ce qui est dit indépendamment de son contenu. On retrouve un écho de ce soupçon généralisé en sociologie, avec la critique de la culture ‘bourgeoise’ chez un Bourdieu.
Production intellectuelle qui a rencontré une évolution sociologique concomitante : l’effondrement d’autorités comme l’Eglise et de pratiques comme le mariage, ainsi que l’individualisme forcené de ce que Baumann a appelé la société liquide. Certes, dira-t-on, si les gens ne vont plus à l’église et se marient moins, cela ne paraît pas dû à Derrida. Mais c’est très largement le résultat d’évolutions antérieures de la pensée collective. Et en outre bien sûr, les intellectuels, qui en sont à un stade plus avancé de la déconstruction, confortent à chaque étape l’évolution en cours, et préparent la suivante.
On retrouve bien sûr dans cette évolution le rôle du paradigme relativiste qui a commencé à structurer la pensée collective depuis le XVIIIe siècle, que j’évoque par ailleurs (par exemple dans Pour un grand retournement politique, www.pierredelauzun.com/POUR-UN-GRAN...)
Il ne reste alors qu’un grand scepticisme relativiste, conduisant de fait les gens à se raccrocher comme ils peuvent et chacun de son côté à ce qu’ils tiennent comme des vérités, ‘leur’ vérité selon l’absurde expression actuelle, à former une tribu autour de ces repères communs, quitte à expliquer les idées des autres par du complotisme. Ce qui débouche sur une société profondément divisée, incapable de tout débat véritable, violente verbalement - et de plus en plus physiquement. Car si le débat est impossible, il ne reste que la force.
Cette conjonction entre les évolutions sociologiques et les développements de plus en plus délirants de la sphère intellectuelle culmine actuellement dans les dérapages du wokisme et de la théorie du genre ; elle représente une étape particulièrement inquiétante dans ce processus de la déconstruction. La victime principale est en dernière analyse ce qu’on appelle le bien commun : le bien que nous avons en commun, et le bien de la communauté. C’est donc en fait une offensive nihiliste directement destructrice du bien commun.
Cela dit, et contrairement à ce que beaucoup croient ou espèrent, une certain universalisme républicain n’est pas la réponse. Certes, il a l’avantage de reconnaître en théorie la possibilité de vérités universelles, ce qui permet le débat. Mais il ne va pas plus loin et reste finalement fondé sur des règles du jeu plus que sur une affirmation positive. Lui aussi reste donc marqué par le paradigme relativiste. Prenons la laïcité par exemple, au sens républicain actuel : elle consiste dans le fait que l’Etat, donc la plus grande autorité, celle exprimant la communauté tout entière et la vie commune, proclame que la question de la religion n’est pas son affaire. Ce qui contrairement à ce qu’elle affirme ne peut pas être neutre et va bien au-delà de la juste tolérance de la diversité : cela dévalue la religion comme telle, sans mettre autre chose à la place, sauf un culte des règles du jeu qui ne peut suffire.
Autant donc l’existence de règles de vie commune et de tolérance mutuelle est un bien, autant on ne peut en rester là : sans la reconnaissance du fait que la recherche du vrai et du bien et notamment du Bien commun est un impératif pour tous, la vie commune se dégrade et se décompose.