lundi 1er juin 2015
Une thèse à vérifier, mais une vraie question
La thèse principale du livre à succès de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle , est comme on sait que le capital tend à s’accumuler au cours de l’histoire, car son rendement est supérieur à la croissance de l’économie. Dès lors le capital tend sur la durée à représenter un stock croissant en proportion du revenu national ; en outre ses détenteurs jouissent ainsi d’une proportion appréciable de ce même revenu. Cette situation avait conduit avant 1914 à une société de rentiers : une partie relativement appréciable de la population, au moins les 10 % les plus avantagés, possédait une proportion extrêmement élevée du stock de capital et pouvaient vivre de son produit ; ces fameuses rentes étaient à l’époque un moyen bien plus sûr de parvenir à un revenu élevé que des rémunérations salariales, même les plus hautes. Cette société a été pulvérisée au XXe siècle, du fait des guerres et des secousses induites ; mais selon son analyse le processus d’accumulation a repris depuis, même si c’est avec des caractéristiques un peu différentes, posant potentiellement des problèmes sociaux et politiques considérables. En même temps, il reste manifeste dans les constatations de notre auteur que l’inégalité, éventuellement simplement freinée, ou réorientée, est un fait permanent. Quitte à ce qu’une classe en remplace un autre.
Ce livre est indéniablement de grande qualité, agréable à lire et remarquablement bien documenté. Aux Etats-Unis ce pavé fut pendant des mois un bestseller. Je ne vais pas examiner ici la validité des séries statistiques et des analyses techniques de l’auteur. Ni sa vision politique, d’ailleurs bien moins élaborée que ses remarquables analyses économétriques, et pour tout dire un peu simpliste. Mais les observations faites sont suffisamment plausibles pour mériter réflexion.
Une expérience historique somme toute limitée malgré les apparences
On peut évidemment s’interroger sur la validité sur le long terme de l’hypothèse d’un rendement du capital très supérieur à la croissance (même si l’analyse de notre auteur était confirmée sur les périodes qu’il analyse). Si en effet le revenu du capital n’est pas consommé suffisamment, et que donc il s’accumule, en bonne logique il devrait finir par atteindre un plafond, ne serait-ce que le revenu total du pays considéré, et son rendement devrait finir par décroître. Quitte à ce que cela se fasse par purges violentes comme au XXe siècle. C’est une première limite historique de l’analyse.
Il faut en ajouter une autre, qui est socio-politique. Dans les sociétés anciennes, ce qu’il voit comme une pure rente avait un sens assez différent. Tout d’abord le revenu du capital était en grande partie consommé par les supposés ‘rentiers’ et donc non accumulé, ce qui peut expliquer que le rendement du capital puisse rester élevé. Mais surtout, avant la révolution industrielle, les termes de rente et de rendement du capital ne rendent pas compte de la réalité sociale et politique du phénomène. Car on avait affaire à un prélèvement qui n’était qu’en partie économique et qui correspondait à un rôle différent des classes dirigeantes, notamment aristocratiques, rôle qui était politique et culturel. Ce n’était pas la ‘rente’ qui définissait le féodal ou même le noble. Même si la base économique pouvait être techniquement semblable, ces sociétés et ces classes dirigeantes avaient une base de légitimité ou de pouvoir très différente du rentier façon 1900, qui lui n’avait pour motif à ses revenus que la propriété. C’est a fortiori vrai si on prend en compte le rôle de l’Eglise, propriétaire très important alors, mais qui assurait des fonctions spécifiques considérables, notamment d’éducation et de solidarité. Les rentiers du XIXe siècle, qui n’étaient sociologiquement que des rentiers, étaient donc sur ce plan un phénomène bien particulier et historiquement spécifique, limité en outre à une époque exceptionnelle par la stabilité de la monnaie et des structures sociales.
Qu’est-ce qui au XXe siècle a produit la chute de ces rentiers ? Une cause commune : la guerre - mais peu par effet direct. Elle a conduit surtout à une radicalisation du pouvoir d’Etat, qui d’une part a mobilisé des ressources sans précédent, et d’autre part a recouru à des politiques hétérodoxes, notamment par manipulation de la monnaie, blocage des prix, inflation, impôts, nationalisations ou confiscations etc. Le bouleversement de la guerre a donc permis la remise en cause à grande échelle des équilibres économiques et sociaux antérieurs ; l’exemple de l’impôt sur le revenu est ici très parlant - négligeable avant, il est devenu d’un coup considérable, et légitimé. Ce qui apparente cette mutation à une forme de révolution par des moyens différents. D’où une conclusion pratique essentielle : l’accumulation du capital est très vulnérable à une crise si elle est assez grave pour conduire le politique à des mesures drastiques, et à prendre l’argent là où il est. Du moins lorsque la détention de ce capital ne repose que sur une propriété abstraite, sans base de légitimité autre, et sans pouvoir direct, politique ou économique – car elle s’avère alors très vulnérable aux bouleversements. Car que signifie concrètement la concentration du patrimoine ? D’un côté il donne un revenu ; d’un autre côté il donne un pouvoir. Ces deux questions sont socialement et politiquement importantes mais assez différentes. Plus importante que l’accumulation est la double question de la légitimité de la structure économique et sociale, et du pouvoir, économique ou autre. Le rentier 1900 n’avait pas le même rôle politique et social, ni le même pouvoir que l’aristocrate jusqu’au XVIIe siècle, ni d’ailleurs que le propriétaire d’entreprise : en cas de secousse, il était donc plus vulnérable politiquement. Un créancier pur est toujours très vulnérable.
Ajoutons que la situation décrite correspondait à une période relativement courte de l’histoire. On ne peut donc pas extrapoler. D’autant que, à nouveau, la probabilité que l’accumulation du capital dure indéfiniment est peu plausible. Mais cela n’empêche pas de poser la question pour notre époque. Car le mécanisme peut fonctionner au moins un temps, et en outre il a montré qu’il pouvait déboucher sur une rupture. Il est donc judicieux de s’en préoccuper.
La nouvelle classe : les cadres supérieurs
Dans la société actuelle comme le note Piketty le terme de rentier est devenu péjoratif. Les formes de justification sont donc désormais différentes ; la principale est l’entreprise, tant comme employeur que comme lieu d’investissement. Concrètement, selon l’analyse de notre auteur, la nouveauté dans la période récente a été l’émergence d’une classe de hauts revenus salariaux, suffisamment prépondérante pour que ce soit elle qui pèse socialement. En termes numériques, le décile supérieur des hauts revenus n’est plus composé de rentiers mais de salariés. Il en est autrement du millime supérieur, mais dit-il il n’est pas assez nombreux pour peser comme classe. En termes de revenus, l’hégémonie sociale voire culturelle des rentiers est donc remplacée par cette classe de cadres au sens large, professions libérales, artistes et autres compris. Ce nouveau mode de sélection est plus favorable au travailleur compétitif et il en exalte les qualités ; il est cohérent avec la mise en avant de l’entreprise et de la performance. Mais du coup il est humiliant pour les autres, ceux qui ont échoué dans la course, car dans la logique ambiante ils ne peuvent s’en prendre qu’à eux-mêmes et sont en un sens culpabilisés. Tout ceci est en outre beaucoup plus marqué aux Etats-Unis, ce qui donne un horizon de référence partagé aux supersalariés en question.
En complément, on voit émerger une classe moyenne supérieure de propriétaires, qui relativise le monopole sur le contrôle du capital des très hauts patrimoines. D’où corrélativement un retour partiel des revenus du capital, et même de l’héritage, voire de la rente, d’autant que l’immobilier joue un rôle prépondérant dans ce retour du capital. Mais on l’a dit cela ne conduit pas au retour d’une large classe de rentiers comme auparavant. Dans le processus qui a conduit à empêcher qu’émerge une telle classe, nous dit l’auteur, l’impôt joue un rôle important car même s’il s’est réduit par rapport à l’après-guerre il reste plus élevé qu’en 1900. D’où dit-il l’intérêt d’un impôt modéré pour réguler ou atténuer les effets d’accumulation, que ce soit du capital ou des revenus. Même s’il est rendu plus difficile par la mondialisation.
J’ajoute que culturellement tout cela s’accompagne d’une hégémonie des valeurs économiques dans la société, et d’une relativisation des valeurs culturelles au sens large. Elles comptaient encore de façon appréciable pour le rentier, au moins en affichage ; c’était un héritage de la tradition aristocratique. Outre l’effet de l’hédonisme actuel, cette évolution accentue la dimension matérialiste de notre époque. A cela s’ajoute le fait que cette nouvelle classe managériale tend à diminuer de façon croissante sa solidarité avec son pays d’origine, ce qui peut la fragiliser politiquement – même si la mondialisation joue en leur faveur, puisqu’elle affaiblit la prise que la société a sur eux. En bref, autant cette classe peut snober ceux qui ne lui appartiennent pas, en soulignant qu’ils ont perdu dans une compétition réputée légitime et en mettant en avant ses propres performances, autant elle a réduit plus encore ses liens avec sa communauté support ; ce qui peut être un facteur de fragilité politique, malgré ses performances. Et notamment si ces dernières s’avèrent contestables, à l’occasion d’une crise.
La superclasse capitaliste mondiale, minuscule en ombre mais surpuissante
Cependant il y a nous dit Piketty un autre phénomène et un autre danger : l’émergence d’une classe de supercapitalistes, importants non par leur nombre, qui est bien plus faible que celui des rentiers d’autrefois, mais par leur pouvoir immense, et sans cesse croissant. Si leur rôle est significatif, ce n’est pas comme classe, assez nombreuse pour être sociologiquement visible, mais par l’autre effet possible de la concentration de patrimoine : le pouvoir. D’autant qu’eux non seulement ne consomment pas leur revenu, qui est bien trop élevé pour cela, mais ils obtiennent des rendements de leur capital bien plus élevés que les autres, et donc très fortement cumulatif. Un tel phénomène se combine au niveau mondial avec des rentes collectives démentielles, notamment celles obtenues par les pays pétroliers du Moyen Orient.
Il y a là un effet de concentration de richesse et de pouvoir au niveau planétaire qui pose des questions majeures et inédites, sûrement pour le fonctionnement des marchés, mais bien plus encore pour celui de la société internationale. Remarquons d’ailleurs que cela ne joue pas qu’au profit d’individus : outre les Etats rentiers, on citera les universités américaines dont il souligne la puissance financière. L’effet d’accumulation peut donc être collectif, mais sans être social. Face à cela, la proposition de Piketty (un impôt mondial sur le capital) est à la fois cohérente avec son propos, et tout à fait irréalisable – ne serait-ce que par l’absence de consensus comme d’un pouvoir capable de mettre cela en œuvre au niveau mondial.
Perspectives - au-delà de Piketty
Au-delà des analyses de notre auteur, la question de la secousse qui à terme peut remettre en cause ces déséquilibres considérables est directement posée. Elle se pose en termes inédits, puisque de tels effets échappent au pouvoir politique à un degré inconnu des deux derniers siècles. D’où un certain paradoxe : alors que le pouvoir politique n’a eu de cesse depuis la fin de la guerre d’accroître son emprise sur la société, ou plus exactement le niveau de ses dépenses, parallèlement les nouvelles classes de supercadres d’un côté, des nouvelles puissances du capital de l’autre, ont une capacité croissante à lui échapper. Cela doit conduire le politique à une révision en profondeur de ses priorités. S’il veut maintenir ses fonctions essentielles, il est en effet amené inéluctablement à ruser avec ces phénomènes qu’il ne peut maîtriser que de façon partielle. L’analyse précédente conduit à souligner deux révisions majeures au moins, parmi bien d’autres.
D’un côté la capacité de l’Etat à lever l’impôt atteint manifestement ses limites, à un niveau de prélèvement d’ailleurs historiquement très élevé. Simultanément il doit se préoccuper de la capacité de la communauté nationale à garder une certaine maîtrise de son destin. D’où des révisions déchirantes. Déjà, le rêve social-démocrate d’une société entièrement régulée par l’Etat, du berceau à la tombe, se confirme définitivement hors de portée, en supposant qu’il ait jamais été souhaitable. Il faut donc maintenir un niveau élevé de solidarité, bien sûr, mais beaucoup plus concentré : sur les besoins les plus sensibles, et sur ce qui est vraiment facteur de communauté, famille en tête.
D’un autre côté et de façon essentielle, le politique devrait porter une bien plus grande attention au rôle du vrai capital, c’est-à-dire des actions, car c’est le facteur principal d’exercice du pouvoir et donc d’orientation de l’économie. Outre la création d’entreprises qui est une priorité manifeste, cela devrait conduire à réduire drastiquement le rôle de la dette, notamment de la dette publique qui est généralement parasitaire. Mais surtout à souligner le besoin d’instruments collectifs d’accumulation et de détention de ce capital, pour peser face aux masses énormes disponibles au niveau international. Pour ne citer que trois outils majeurs pour ce faire, fonds de pension, fonds souverains et fondations, devraient faire l’objet tous trois d’un effort collectif prioritaire et donc d’avantages juridiques et fiscaux à la hauteur de l’enjeu. Sans parler de la diffusion d’une vision plus véritablement éthique de l’orientation de ces investissements.
L’ensemble implique une révision profonde de l’image que la collectivité se fait d’elle-même et de ses priorités. Mais surtout un effort de longue haleine. Urgents tous deux.