jeudi 19 février 2015
La situation désastreuse de la Grèce est inédite sur la scène européenne. Le nouveau gouvernement Tsípras a un mérite : poser en termes tranchés le dilemme de la Grèce. Et un défaut : ne pas admettre l’ampleur des efforts à fournir.
Ce faisant la question est devenue essentiellement politique : il s’agit de définir des responsabilités, et de justifier auprès des peuples les considérables efforts que la situation exige de tous les côtés. On voit mal comment y procéder sans une analyse morale. Introduire des considérations morales dans ce tohu-bohu peut paraître bizarre. Mais politiquement c’est incontournable. Encore faut-il garder à l’esprit qu’il n’y a pas de jugement moral possible sans une analyse lucide des faits.
De ce point de vue je résumerai le constat comme suit :
1. Fallait-il que la Grèce s’endette comme elle l’a fait ? Absolument pas.
2. Est-elle responsable de ses choix ? Bien sûr.
3. La zone euro a-t-elle dysfonctionné ? Évidemment.
4. L’Europe a-t-elle fermé les yeux trop longtemps ? Sans aucun doute.
5. La dette grecque est-elle due ? Certainement.
6. Faut-il à nouveau la réduire fortement, voire l’annuler ? Oui.
7. Est-ce que cela règlerait le problème de la Grèce ? Non et de loin.
8. Sortir de la zone euro est-il faisable ? Difficilement.
9. Cela résoudrait-il la question ? En partie seulement.
10. Une forme d’austérité est-elle inévitable, avec de douloureuses réformes, le tout sur la durée ? Oui hélas et il faut le dire aux Grecs.
Voyons cela plus en détails.
Je passerai rapidement sur le passé. L’artifice de l’euro a créé une illusion collective : celle de la convergence sans responsabilité. Les Grecs ont pu s’endetter à tour de bras, comme les autres Européens d’ailleurs, créant une prospérité artificielle mais sans véritablement investir et encore moins réformer leur économie et leur appareil public. Quand la bulle a éclaté, au lieu de reconnaître les faits et de procéder à une réduction énergique de leur dette, au moins par rééchelonnement, on a mis en place des prêts publics massif. Plus une austérité d’une sévérité rare, avec une réduction du PIB de l’ordre du quart. Et quand on s’est enfin décidé à réduire la dette due aux créanciers privés, on n’a pas touché cette dette envers les créanciers publics. Résultat : la Grèce est toujours beaucoup trop endettée, mais le gros de sa dette est envers des créanciers publics : les autres Etats européens, la BCE, le FMI. Ce qui est politiquement beaucoup plus sensible. Et l’austérité continue, sans perspective de sortie. Comment s’étonner alors du résultat des élections ?
Que faire avec cette dette ? Rappelons-le : elle a été contractée librement : personne n’y a obligé la Grèce. Elle est donc due. Et pourtant il faut l’annuler, en tout ou en très grande partie. Techniquement, parce qu’elle pèse très lourd et ne sera évidemment jamais remboursée, ni même indéfiniment reportée Garder cette dette qui maintient la Grèce dans une situation intenable est une impasse, même si le gouvernement actuel avalait la couleuvre. Les créanciers privés l’avaient compris, qui ont annulé plus de 70 % de leur part. Moralement, parce que si une créance est due, ce ne peut être au prix de la mort ou de la ruine du débiteur. Outre la loi naturelle, voire le bon sens, un message comme celui de la Bible nous le rappelle avec force.
On dira que c’est un précédent, que c’est la récompense du fautif. En fait ce n’est un précédent que si un autre pays descendait aux enfers comme la Grèce. Mais qui peut envisager de s’engager volontairement dans la voie de la rupture, en arguant de ce précédent ? Juste pour effacer des dettes ? C’est peu crédible. D’autant que cet effacement de dette éventuel ne suffira pas, et de loin. Même en repartant de zéro la Grèce aurait terriblement besoin d’argent externe ; mais qui va prêter dans ces conditions ? Et comme on sait elle a besoin de profondes réformes, forcément dures pour le peuple grec. Il n’y est pas encore vraiment prêt. Le gouvernement Tsípras a raison sur la dette. Il est normal en outre qu’il demande de l’aide. Mais il erre complètement sur les réformes et sur l’austérité.
Et l’euro ? Ce fut évidemment une erreur pour la Grèce d’entrer dans le mécanisme. Un ajustement en monnaie nationale est beaucoup plus supportable politiquement, et plus sûr à terme. Mais il est très difficile de changer de monnaie, en pleine crise, sans administration digne de ce nom, et contre les intérêts immédiats de la population qui rappelons-le, quand elle a de l’argent aujourd’hui, a des euros et ne veut pas les voir se transformer en drachmes aussitôt dévaluées. Mais peut-être cela sera-t-il inévitable à terme.
Que doivent donc faire les Européens ? Engager la discussion sur des bases lucides. Remettre la dette (de façon avouée ou par des moyens équivalents), et aider la Grèce, financièrement, en échange des réformes réellement drastiques qu’impose la situation. Voire accompagner de bonne grâce la sortie de la zone. Le réalisme et la morale vont dans le même sens. Autant donc y aller résolument.
Tribune publiée sur La Croix du 17 février.
Voir sur le même sujet les articles suivants, qui gardent leur valeur :
Crise de la dette : le laboratoire grec ou la descente aux enfers - du 30 mai 2012 ;
Une réduction de dettes inéluctable en zone euro ? - du janvier 2012
Crise de la zone euro : il faut des procédures collectives - du jeudi 6 octobre 2011.
Complément au 25 février
Est-il besoin d’ajouter que les accords récents ne changent en rien le diagnostic ? Soit le gouvernement grec a capitulé, soit il louvoie. Au mieux on a gagné du temps, mais la situation reste sans avenir. Le soulagement est nul ; et les réformes restent insuffisantes.