lundi 19 avril 2021
On parle beaucoup de la dette publique ces temps-ci, non sans motif vu les dépenses démentielles qu’a occasionnées l’épidémie. Un angle peu abordé est toutefois celui de la souveraineté financière. On voit bien intuitivement que s’endetter, quel que soit le motif, ne peut pas être neutre sur votre capacité d’autonomie et par là votre influence. C’est vrai, mais la question est un peu plus complexe. J’ai évoqué dans un autre billet et dans le cas chinois le cas des financements publics à signification géopolitique. Je parlerai essentiellement ici des financements privés des Etats, des appels au « marché ».
Fondamentalement, outre les montants, le déterminant principal en termes de souveraineté est la monnaie dans laquelle vous vous endettez. Et corrélativement, le droit sous lequel les contrats de prêt sont rédigés. Un autre déterminant important est la nature et la nationalité de vos créanciers. Voyons en effet ce qui se passe en cas de crise des paiements.
La crise des paiements
Premier cas : si vous êtes endetté dans une monnaie étrangère, qui ne dépend en rien de vous, vous êtes en risque élevé, d’autant que vos créanciers seront très certainement étrangers, et le droit applicable aussi (Londres ou New York). Tout à-coup violent sur la balance des paiements, toute crise de refinancement, toute campagne de pression si vous êtes vulnérable, vont vous mettre dans les mains des créanciers, avec programme FMI, rééchelonnement etc. On l’a vu en grand en Amérique latine et Europe orientale dans les années 80, et souvent ailleurs depuis.
Deuxième cas : si vous êtes endetté dans votre monnaie, et que les contrats sont sous votre droit, votre risque financier subsiste, mais vous gardez en vos mains les voies d’une solution. Ce ne sera pas sans effet pour vous, car le surendettement se paye toujours, mais c’est vous qui aurez sur ce plan les commandes en mains. Si en plus vos créanciers sont nationaux, tout pourra se régler en famille dans ce cadre national : de façon plus ou moins facile évidemment, mais sans perte appréciable de souveraineté, ou pas nécessairement. C’est le cas du Japon aujourd’hui : sa dette est énorme mais libellée en yen, et détenue par les Japonais (dont pour beaucoup la banque centrale). Ce sera plus compliqué si les créanciers sont internationaux, et plus encore si le droit applicable est extérieur. Il sera plus difficile de leur demander des ajustements, du moins pas sans donner certains gages. Mais vous garderez encore une certain marge de manœuvre.
Troisième cas, cet hybride qu’est l’euro. Monnaie nationale en cela que c’est la monnaie des pays membres, mais monnaie gérée par la banque centrale, qui est d’une certaine façon extérieure à chaque pays, gérée selon des choix propres et non principalement selon la situation et les exigences des autres pays membres. En soi, vu de chaque pays considéré seul, au premier abord cela ressemble beaucoup au cas précédent de la monnaie étrangère. C’est même plus grave sous un certain angle, comme on l’a vu dans le cas de la Grèce et d’autres pays avant 2012, car la cécité des prêteurs leur a fait croire qu’ils prêtaient à un pays européen avec qui les autres seraient solidaires, et cela ne s’est pas vérifié de la façon qu’ils croyaient. Mais en même temps le fait est que, moyennant un programme d’ajustement violent, et abandon d’une bonne part des créances privées subsistantes, ce pays a bénéficié d’une aide européenne appréciable, et a pu retrouver le chemin des marchés (même si très franchement on peut se demander si ce retour est bien raisonnable, tant du côté des prêteurs que de l’emprunteur). En d’autres termes, vous êtes dépendants, mais de pays avec qui vous avez des liens forts. La même remarque vaut pour la banque centrale, la BCE : à sa doctrine ancienne, rigide mais conforme aux traités, a succédé le « whatever it takes » de Mario Draghi et un déluge de ‘quantitative easing’, d’achats à guichet ouvert sur les marchés, qui facilite évidemment les choses pour les débiteurs.
Ici encore, on se trouve donc à gérer les ambigüités du système européen actuel, qui est au milieu du gué : alliance d’états nations mais liés par des traités et ayant organisé (notamment avec l’euro) des traits quasi fédéraux. Dans un tel contexte, le terme de souveraineté devient un concept à géométrie variable. Vous n’êtes pas vraiment souverain, mais vous n’êtes pas non plus complétement démuni.
Le régime « de croisière »
Mais la crise des paiements n’est pas le seul cas envisageable. Que se passe-t-il en régime de croisière ?
Dans le premier cas (monnaie extérieure), vous êtes par définition dépendant en permanence de l’avis de créanciers extérieurs, donc de l’humeur du marché, dans une monnaie fluctuant par rapport à la vôtre, et des taux eux-mêmes variables. Le coût est nécessairement élevé en termes de souveraineté (si l’appel au marché est important). Pire, vous pouvez êtes endormi pendant les périodes d’euphorie pour vous réveiller dans une bien mauvaise situation. Parmi les débiteurs concernés, notons incidemment que, vue sous cet angle, la politique de M. Erdogan peut surprendre par son incohérence, entre son nationalisme agressif et sa finance aléatoire.
Dans le deuxième cas, si vos créanciers sont nationaux, il n’y a pas de perte de souveraineté appréciable. Si vos créanciers sont en partie significative extérieurs, vous dépendez des marchés, quoique moins que dans le cas précédent. Et si vous gardez une certaine prudence dans votre endettement, cela reste gérable.
Reste le troisième cas, de loin le plus complexe. Dans les phases de lune de miel de l’Europe avec les marchés, pas de problème. Les marchés avalent tout. Il y a bien sûr une conditionnalité européenne, mais elle est d’un autre ordre, et finalement bien peu rigide désormais. Même constatation dans la phase actuelle de ‘quantitative easing’, puisque la banque centrale achète tout. Mais la question changera de nature quand on en sortira. Certes les marchés garderont le souvenir du « whatever it takes ». Mais d’un côté la conditionnalité européenne est en lambeaux ; il faudrait donc être naïf pour prêter sur cette base, croyant que cela met une certaine discipline. D’un autre côté les niveaux de dette se sont massivement accrus. Et la compétitivité des pays les plus vulnérables ne s’est pas améliorée, pour employer un euphémisme.
Les ingrédients sont donc réunis pour une possible crise de confiance : concrètement, les difficultés croissantes d’un ou plusieurs pays pour se refinancer. Que feront les autres et notamment l’Allemagne ? On peut imaginer évidemment une réédition de 2012, probable même dans un premier temps. Mais pas indéfiniment. Sinon, d’un point de vue allemand et nord-européen, tout cela deviendra insupportable : pour l’opinion allemande moyenne, ces pays s’endettent à tour de bras, sans se réformer, et il faut les aider en permanence, en mettant en danger la monnaie. Sauf saut en avant massivement fédéraliste, qui n’est pas dans les cartes aujourd’hui, le jour du jugement viendra donc.
On se souviendra alors peut-être de la crise du Covid, et du fait élémentaire que le principe de précaution, qui est stupide lorsqu’il s’agit de bloquer des innovations utiles, est en revanche approprié s’il s’agit, en termes stratégiques, de réfléchir aux menaces possibles, surtout lorsqu’elles sont crédibles et dangereuses. Nous y sommes.
Paru sur le site de Géopragma le 19 avril 2021. https://geopragma.fr/dette-et-souve...