mercredi 20 novembre 2013
Investir dans les actions : une priorité collective, un devoir moral
Deux enquêtes publiées récemment jettent une lumière crue sur une réalité qui fait peser une véritable épée de Damoclès sur notre avenir : la désaffection des investisseurs et des épargnants français pour la Bourse. Selon la première, réalisée pour les Echos, les fonds français ne représentent plus aujourd’hui qu’un quart des fonds investis dans le CAC40, soit huit points de moins en deux ans, alors que les fonds nord-américains en détiennent désormais un tiers. La seconde, dans le cadre du salon Actionnaria met en évidence que l’investissement en actions suscite la méfiance de 73 % des épargnants français. Les Français boudent la Bourse et cela ne date pas d’hier. Et avec les nouveaux ratios il ne faut pas compter sur les banques et de moins en moins sur les compagnies d’assurance pour acheter des actions ; quant aux fonds de pension nous n’en avons pas, sans parler des hedge funds. Nous n’avons donc plus d’acheteur naturel d’actions. Les études de la Banque de France confirment les effets de cette désaffection. Fin 2012, c’est 46,3 % du CAC40 qui est détenu par des non-résidents, et 41,5 % de l’ensemble des sociétés cotées. Faut-il s’en contenter ? Evidemment non.
D’abord, cela fragilise les stratégies de long terme de nos entreprises. L’expérience est formelle : en cas de crise, les investisseurs se recentrent vers leur base géographique d’origine, avec les effets déstabilisateurs que cela peut avoir pour les émetteurs qui s’appuient trop fortement sur une épargne internationale. 2007 a ainsi vu la participation des non-résidents dans le capital du CAC 40 baisser brutalement de 5,5 points par rapport à l’année précédente. Notre pays a su créer de très grandes entreprises, internationales, dont la qualité et le dynamisme attirent les investisseurs étrangers, et il faut s’en féliciter. Mais nous serions fous d’en abandonner la maîtrise à d’autres. Et si les grandes entreprises courent des risques en raison de leur dépendance toujours plus grande aux financements étrangers, du moins y ont-elles accès. Ce qui n’est pas le cas de la plupart de nos PME et ETI, qui elles, souffrent cruellement d’une pénurie de financement car elles n’ont dans la majorité des cas pas les moyens d’accéder à ces capitaux internationaux. Or l’offre de crédit est contrainte, et le besoin de fonds propres est littéralement vital. Mais l’épargne nationale disponible en actions est de plus en plus insuffisante, vu la réticence des Français pour ce genre d’investissement. Les perspectives pour les PME et ETI sont donc peu réjouissantes.
Il n’y a pourtant pas de fatalité à une telle situation. L’aversion au risque et à l’épargne longue n’est pas inscrite dans nos gènes. C’est l’épargne de nos compatriotes qui, au XIXème siècle et XXème siècle, a permis à la France de devenir une grande puissance industrielle en fournissant les capitaux nécessaires au développement de ses entreprises. Certes, quelques petits signaux positifs sont apparus récemment (allégement du régime des plus-values, création du PEA PME, …). Pour autant, ils ne forment pas un ensemble à la hauteur de l’enjeu national que constitue la mobilisation de notre épargne au service de nos entreprises. Il faudrait pour cela beaucoup plus de cohérence et de stabilité - notamment dans les politiques fiscales, actuellement presque systématiquement biaisées contre les actions.
Indispensable au pays, un tel investissement est en outre moral. L’investissement en actions est bien plus sain que l’endettement maladif qui caractérise nos économies. Les grands drames financiers ont tous été des crises de la dette. Les actions sont de nature radicalement différente et ne présentent pas le même problème - sauf bien sûr si elles sont financées à crédit, comme en 1929. Si en effet une société finance des actifs par des fonds propres (des actions), et que son investissement tourne mal, elle perd de l’argent et éventuellement son capital. Mais là s’arrête l’effet direct : en soi cela ne crée pas d’effet domino, donc pas de crise généralisée. C’est le contraire avec l’endettement.
Du point de vue du débiteur aussi la dette présente des risques importants : comme il est tenu juridiquement de la rembourser, cela peut le conduire à la faillite. Alors que le capital (financement en fonds propres) n’a jamais à être remboursé et que sa rémunération (dividendes) n’étant pas obligatoire peut être différée en cas de difficultés. Pour une entreprise c’est donc le financement le plus adapté toutes choses égales par ailleurs ; l’endettement ne devrait intervenir qu’en complément. Le seul financement possible de l’aléa est en fonds propres : un argent que l’entreprise possède, dont la perte peut être envisagée. L’oublier est dévastateur. Naturellement, le risque pour l’investisseur est plus élevé s’il est en fonds propres, mais sa rémunération plus élevée en moyenne. Le financement sain du risque, c’est d’abord les fonds propres !
De leur côté, les investisseurs en actions ont plus que les autres une préférence pour l’avenir, car la rentabilité de leur placement n’est certaine que sur longue période, et risquée sinon. En outre, qui raisonne à dix ou vingt ans : le budget de l’Etat, ou Renault, ou Total, ou BNP Paribas ? L’annualisation du budget limite l’horizon de l’Etat, d’où le report incessant des dépenses actuelles sur les générations futures. Ce qui bâtit l’avenir, la création durable de richesse, ce sont d’abord les entreprises. Ou un Etat amaigri et non endetté. Or seule une base actionnariale forte leur donne les moyens d’investir à long terme. C’est ce qui justifie le rôle des actionnaires dans la marche de l’entreprise, même si d’autres parties prenantes doivent aussi avoir leur mot à dire. En résumé l’investissement en actions est le seul qui établit une solidarité financière entre l’investisseur et l’entreprise financée. En ce sens c’est le plus moral de tous. Sous réserve bien sûr que l’actionnaire utilise ses droits dans le bon sens !
L’Eglise va dans le même sens. La condamnation médiévale ne visait que le prêt pur, pas le profit d’entreprise, ni la participation à un projet avec les risques correspondants : parts de navire se livrant au grand commerce, ou de ce que nous appellerions société industrielle ou commerciale ; en bref tout investissement en fonds propres. Comme disait saint Thomas d’Aquin : « Celui qui confie une somme à un marchand ou à un artisan par mode d’association, ne leur cède pas la propriété de son argent qui demeure bien à lui, de sorte qu’il participe à ses risques et périls au commerce du marchand et au travail de l’artisan ; voilà pourquoi il sera en droit de réclamer, comme une chose lui appartenant, une part du bénéfice. »
Très bien : il faut investir en actions. Mais pourquoi le marché financier, la Bourse ? Il n’est d’abord pas crédible de vouloir financer des économies comme les nôtres sans large appel à un marché financier. Car s’il n’y a pas de marché l’investisseur garde l’opération jusqu’à son terme (crédit) ou indéfiniment (actions). On dit que la relation peut alors être plus directe et personnelle. Mais elle rencontre très vite ses limites. L’absence de cotation implique d’abord qu’il n’y ait pas d’indication extérieure de prix, ni de confrontation à l’opinion de tierces personnes sur l’opération considérée. Sauf partenaires loyaux et compétents, l’arbitraire règne. C’est ensuite l’absence de liquidité. Dans le cas d’une participation au capital, on ne sait pas comment sortir de l’opération et on peut rester indéfiniment ‘collé’, au bon vouloir du propriétaire de l’entreprise. Sauf motif particulier personne ne s’engage sur de tels risques sur grande échelle : dès lors, la grande majorité des investisseurs, surtout petits et moyens, n’a ni le désir ni les moyens de se lier ainsi à une entreprise particulière. C’est pourquoi la fourniture de fonds propres sur une échelle un tant soit peu significative suppose un marché financier, au moins depuis le XIXe siècle. Rappelons enfin que les objets principaux de la finance de marché sont les actions, qui sont un argent confié quasiment à perpétuité, et les obligations qui sont des prêts sur une durée relativement longue. Derrière les fluctuations à court terme, découlant du fait qu’on peut les acheter ou les vendre, il y a là un argent confié sur la longue ou très longue durée. Aucun autre dispositif n’en fait autant.
Certes une relation de longue durée, cultivant la confiance réciproque, est une excellente chose, en finance aussi ; et il est souhaitable d’orienter activement le système en ce sens. Mais ne mélangeons pas les niveaux : ni les entreprises ni les relations commerciales n’ont forcément vocation à la pérennité ; ce ne sont ni des familles, ni des patries. Et les rapports d’argent ne sont pas des rapports idylliques où on s’engage forcément sur la longue durée, ni même où cette fidélité s’impose toujours moralement. En outre la transaction n’exclut pas la relation. Le retour souhaitable à des relations plus fidèles et plus responsables ne doit pas se fonder sur la disparition du marché, mais sur un usage différent de ce marché. Ce n’est pas en empêchant les gens de vendre qu’on crée des relations loyales et mutuellement bénéfiques, basées sur une perspective plus large que le pur calcul de rendement, mais en cultivant l’idée du bienfait de ces relations longues quand elles sont possibles, et c’est fréquemment le cas. Même si bien sûr des mesures réglementaires peuvent et doivent aider, notamment des avantages fiscaux octroyés aux relations et investissements fidèles.
Ceci dit rien de tout cela ne réduit la responsabilité de l’investisseur en actions, qui est le propriétaire collectif de l’entreprise. Il est responsable moralement de son investissement et des indications qu’il envoie à l’entreprise, directement ou par le jeu du marché. Au-delà de tous les excès justement dénoncés d’une finance parfois irresponsable ou débridée, qu’il faut encadrer, il ne sert à rien d’incriminer le marché pour des questions de société essentielles, mais qui se posent à un niveau bien plus fondamental. Un marché demande toujours à être enserré dans des règles, c’est un point indiscutable et la crise du subprime nous l’a rappelé violemment. Mais il est d’abord et surtout déterminé par le système de valeur des acteurs : ce qui fait le marché, c’est la hiérarchie de priorités de ces acteurs. Et là on retrouve les valeurs fondamentales de la société considérée. C’est donc là-dessus qu’il nous incombe moralement d’agir en dernière analyse. Et cela va bien au-delà de ce qu’on appelle habituellement investissement socialement responsable…