lundi 14 septembre 2015
La bulle boursière qui s’est formée en Chine ces derniers mois a fini par éclater faisant souffler un vent de panique sur les marchés et éclipsant en une journée la crise grecque. Beaucoup d’investisseurs avaient misé sur la croissance continue et spectaculaire de l’économie chinoise - de l’ordre de 10% par an en moyenne depuis 2003 avec un pic de près de 15% en 2007 – sans voir qu’une telle croissance avait quelque chose de nécessairement temporaire.
Mais la manière dont la Bourse avait traduit cette croissance était plus irrationnelle encore. Avant de s’effondrer, la Bourse de Shanghai s’était ainsi envolée de 150 % en moins d’un an !
Il est pourtant clair que quand la croissance d’actifs est aussi forte et rapide, il y a toutes les chances qu’elle ne corresponde pas à leur valeur réelle. C’est qu’une bulle, déconnectée de l’économie réelle, est en train de se former et de gonfler. Et comme toute bulle qui ne cesse d’enfler, elle finit par éclater. C’est ce qui s’est produit en cette fin août. La croissance chinoise s’est ralentie, plus que prévu, passant sous les 7%, le gouvernement a dévalué le yuan, et les inquiétudes sur le niveau du crédit se sont amplifiées. Rien que de très prévisible, même si on ne sait pas à l’avance quand la prise de conscience interviendra. Mais la chute a affolé les investisseurs, doutant tout à coup de la réalité et de la solidité du boom économique chinois, sur fond de soupçons de manipulation des statistiques par les autorités. Résultat : en moins de deux mois la Bourse de Shanghai a perdu près de 40% de sa valeur.
On revient à une triste leçon : on ne tire jamais d’enseignements des bulles précédentes et de leur inévitable éclatement. Car ce n’est évidemment pas la première bulle qui fait la Une des journaux. On a bien sûr en mémoire le krach de 1929. Et dans la période récente, citons notamment la bulle de la nouvelle économie Internet en 1999-2000 et la bulle des subprimes de 2007-2008. Et demain il y en aura encore d’autres, n’en doutons pas.
Pour bien comprendre, arrêtons-nous un instant sur ce phénomène des bulles, anxiogène mais somme toute assez classique.
Une bulle se forme lorsque le marché est inondé par l’argent qui y est investi, que les cours s’envolent et qu’ils atteignent des niveaux très excessifs par rapport à la valeur réelle des actifs. A la base, il y a la conviction que la valeur des actifs est beaucoup plus élevée que celle qu’en donne le marché, et donc que le prix auquel ils pourront être revendus sera beaucoup plus élevé. Et même ceux qui estiment que le prix est devenu très excessif par rapport à la valeur fondamentale ne veulent pas prendre le risque de sortir trop tôt et de perdre le gain supplémentaire qu’ils pourraient réaliser. Ainsi le mouvement s’auto-vérifie et s’entretient avant d’éclater.
Par certains côtés un tel mouvement est inévitable sur des marchés, qui sont des interactions collectives. Mais ce n’est pas forcément dramatique. Normalement le marché finit par se corriger lui-même. Cela n’a pas d’effet collectif majeur dans les cas de bulles classiques, où les actifs sont financés en fonds propres et sont négociés sur des marchés raisonnablement liquides, ce qui fait qu’il n’y a pas d’effet systémique. On l’a vu encore en 2000 : la bulle a éclaté, la baisse rapide des cours a corrigé les excès et rééquilibré le marché. Naturellement au prix d’un ralentissement de l’économie, de la baisse des portefeuilles et du découragement de nombre d’investisseurs ; mais sans disruption majeure.
Tel n’est pas le cas des bulles où les achats d’actifs sont financés à crédit, ce dont la crise de 1929 est l’archétype inoubliable. Non seulement la facilité du crédit donne à la bulle une tout autre ampleur, mais son éclatement met les investisseurs dans une position intenable : devant rembourser leur crédit, ils cherchent à limiter leur perte en vendant en masse au plus mauvais moment, créant des effets en chaîne dévastateurs. Il semble que la bulle boursière chinoise soit, en partie notable, de ce type. Mais dans son cas il se pourrait que l’effet soit dans une certaine mesure atténué par la prédominance d’investisseurs privés, non institutionnels, moins impliqués dans le tissu des dépendances réciproques qui caractérise les institutions financières. Autrement préoccupante est la généralisation du modèle de la bulle financée à crédit, surtout quand il s’agit de marchés de beaucoup plus grande ampleur. Deux sont classiquement la source des plus grandes dérives collectives : l’immobilier et les marchés de taux. Tous deux sont dans une mesure importante financés à crédit ; tous deux peuvent donner l’illusion d’une sécurité relative (la pierre et le béton d’un côté, les garanties publiques ou les ratings de l’autre) ; tous deux sont de taille gigantesque et dans leur majorité de faible liquidité naturelle. La crise des subprimes mariait les deux.
Nous assistons en fait aujourd’hui sur ces deux marchés à la formation de bulles exceptionnelles par leur ampleur et aggravées par deux phénomènes très regrettables. C’est d’abord et surtout l’excès démesuré et anormal d’argent, l’intervention sans frein des banques centrales : quand la planche à billets fonctionne à plein régime il faut bien placer cet argent, ce qui nourrit artificiellement la demande, éloignant d’autant la correction du marché. Et, fait pathologique, la demande se fait alors très forte pour une intervention publique, donc encore à crédit ou par création de liquidités. On l’a vu avec la crise boursière chinoise, mais ce n’est pas allé très loin. Mais on le voit surtout à haute dose, sur toute la planète, dans l’endettement public et les bulles immobilières. Comme si nos sociétés ne toléraient pas les périodes nécessairement difficiles résultant de la correction des excès antérieurs et préféraient à chaque soupçon de crise intensifier les doses de leur drogue favorite : le crédit. Comme si plus on souffrait des effets de l’alcool, plus on devrait boire. Dans les démocraties comme dans le régime autoritaire chinois. La culture de la bulle si on peut dire.
A cela peut s’ajouter la mauvaise régulation. Notamment, lorsque des ratios prudentiels sont inadaptés ils accroissent l’impact des crises voire les suscitent car ils rendent anormalement peu coûteux en fonds propres des spéculations à risque, sécurisant en outre artificiellement les opérateurs. Aujourd’hui encore la dette publique est par exemple considérée risque nul : pas de fonds propres ! Qui peut le croire ? Dans un autre ordre d’idée la baisse de liquidité qui résulte de mesures par ailleurs compréhensibles rend les chocs plus brutaux.
Mais on l’a vu, l’éclatement de ces bulles a des conséquences spectaculaires et très graves. Ce fut le cas en 1929, ou avec les subprimes.
Question alors : pourquoi ne tire-t-on aucune leçon de ces bulles qui se succèdent ? Bien sûr on a pris des mesures considérables depuis 2008. Mais elles ont plus consisté en un renforcement de la résilience des institutions bancaires, ou la réduction des effets de contagions, qu’en de la prévention directe : plus que jamais on a inondé le marché de liquidités, depuis 7 ans déjà. Sans doute parce que ce serait une remise en question trop douloureuse et que nous préférons faire le choix de la facilité. On a pris l’habitude des « drogues douces » : de l’argent facile et pas cher, et on ne tolère plus les corrections normales du marché.
Les bulles sont en quelque sorte … dans l’air du temps. Mais contrairement à leur cousines de savon, leur éclatement fait très mal.
Publié sur Le Cercle des Echos.