jeudi 7 mai 2020
1/ Les mesures actuellement prises par le gouvernement vont creuser le déficit et donc la dette qui était déjà abyssale avant le confinement. Comment s’en sortir pour financer les dépenses à venir qui vont être colossales ? Faut-il privilégier l’impôt, la dette ou l’emprunt ?
Rappelons d’abord que s’il y a déficit, c’est parce qu’on a fait certains choix. En l’espèce on n’a pas pu ou pas voulu adopter la stratégie des pays d’Asie orientale libres, à savoir la détection généralisée par tests, le port précoce du masque, et le pistage systématique des contaminés. Ni investi auparavant en ce sens. Cela dit, à partir du moment où on est acculé au confinement, il est inévitable que l’Etat intervienne massivement car l’effet économique est désastreux. Et à court terme, comme l’impôt aurait assommé le malade, la seule voie pour financer cela est l’emprunt, donc la dette.
Reste que ce faisant on va accroître massivement une dette déjà colossale. Or la cause de l’endettement, c’est le déficit, et il est permanent depuis 45 ans. Et hors crise ces déficits sont injustifiés, car ils financent des dépenses courantes, reportées sur les générations futures. Les dépenses courantes doivent être financées par des revenus courants, donc des impôts ; sinon on les réduit. On a donc des déficits parce qu’on ne sait pas choisir : soit dépenser moins, soit augmenter les impôts. C’est facilité il est vrai par le marché, qui met à la disposition des dépensiers des sommes considérables, avec très peu de conditions – jusqu’à ce que le défaut arrive.
Une fois la crise passée, il sera donc urgent de revenir à un excédent. Et dans un pays qui a le record de pression fiscale du monde développé, ce ne peut être que par la réorientation des dépenses. Le secteur public français dépense mal, la crise l’a confirmé : nos dépenses de santé sur PNB sont presque le double de celles de la Corée, qui a bien mieux protégé ses citoyens. L’Allemagne dépense autant que nous, mais son bilan est lui aussi bien meilleur. Avec un système bien moins étatisé dans les deux cas.
2/ À côté de ces trois mesures, existe aussi le quantitative easing, manière indirecte de créer de la monnaie en rachetant des titres de dette publique. Croyez-vous à cette solution sur le long terme ? On dit qu’elle pourrait générer de l’inflation mais depuis 2015, date où elle est mise en œuvre au sein de la zone euro, on n’a pas vraiment vu de choc inflationniste...
Le quantitative easing est mis en œuvre par la banque centrale, BCE, depuis 2015. Comme tel il ne fait pas disparaître l’endettement, qui s’accumule toujours. Mais il le facilite, puisqu’il y a un acheteur de dernier ressort ; en outre il maintient les taux très bas. On l’a adopté parce que la BCE, jugeait l’activité et l’inflation insuffisantes ; elle aurait voulu faire monter celle-ci jusqu’à 2 %, mais n’y est pas parvenu – ce qui témoigne de la puissance des forces déflationnistes dans nos économies (avant crise sanitaire). On pourrait alors être tenté de dire qu’on peut continuer, et d’ailleurs c’est ce que fera la BCE dans l’immédiat, à raison.
Cela ne fait toutefois pas disparaître les objections de fond, qui reprennent force dès qu’on envisage le régime de croisière ensuite. Déjà une politique de taux artificiellement bas facilite un endettement généralisé de l’économie, propice aux bulles spéculatives. Or l’endettement, et les bulles sur le prix des actifs sont la recette des grandes crises financières ; ce fut une des causes majeures de celle de 2008. On ne sait pas quand elles se produisent, mais on sait qu’on en aura.
Ensuite se pose la question de l’inflation. Une telle politique suppose une création monétaire très forte, sauf à assécher le reste de l’économie. Et tant l’expérience (notamment celle des deux guerres) que le bon sens montrent là aussi que, même si on ne sait pas quand, à un moment une création monétaire volontariste engendre une inflation rapidement incontrôlable – sauf grand coup de frein et crise. Et l’expérience montre que ce n’est pas inoffensif sur le plan social et politique, pour rester dans l’euphémisme.
Ajoutons que le monde d’après coronavirus pourra être sensiblement différent du précédent, notamment le commerce international. C’est lui, et notamment les usines chinoises, qui a joué un rôle majeur dans la modération des prix dont le consommateur occidental a bénéficié - tout en tuant bien des emplois. Si ce commerce est plus restreint, si on rapatrie des activités qu’on juge importantes ou au moins stratégiques, les prix monteront. Certes, si on le fait intelligemment, c’est indispensable et pour bien des raisons ; mais il faut en mesurer les conséquences.
3/ L’économiste Gaël Giraud a récemment affirmé dans Le Figaro que la banque centrale européenne, qui a racheté 400 milliards d’euros de titre de dette française depuis 2015 par le quantitative easing, pourrait très bien décider de les détruire, manière pour les Européens d’annuler cette dette vis-à-vis d’eux-mêmes. Que pensez-vous de cette solution ?
Il est clair que le stock de dette accumulé pose un problème majeur, et plus encore après cette crise. Or contrairement à ce que beaucoup croient, cette dette est bien réelle, et juridiquement exigible. La répudier serait un désastre financier et ruinerait beaucoup de gens. Les créances sur l’Etat ne sont en effet pas principalement détenues par les banques, comme on le croit souvent, mais par des institutions d’épargne, SICAV et assurance-vie, caisses de retraite etc., outre les étrangers. Il est donc exact que le seul moyen de réduire massivement les dettes sans créer automatiquement un chaos est la voie monétaire.
Cela dit, les quelques 400 milliards que détient semble-t-il la BCE (en fait le système européen de banques centrales, notamment la Banque de France) sur l’Etat français représentaient en gros 20% de la dette de ce dernier, avant la crise actuelle. On peut espérer que leur annulation, ainsi que celle des créances achetées depuis, ne créerait pas d’effet massif sur les marchés ou les prix, puisque ces créances sont déjà achetées. Mais on toucherait un tabou majeur, envoyant une signal très inquiétant, et cela pour juste 20% de la dette. Le niveau de dette serait évidemment plus bas ensuite, mais il resterait historiquement élevé. Pour vraiment ramener les dettes à des proportions plus maniables, il faudrait donc une opération beaucoup plus vaste, des achats massifs sur le marché. Et là le risque inflationniste deviendrait considérable, voire de fuite devant la monnaie.
Si on devait agir en ce sens, comment faudrait-il faire ? Annuler les dettes n’est a priori pas la bonne voie, car cela mettrait la banque centrale en perte, détruirait ses fonds propres et inquiéterait fortement les opérateurs. Il serait plus simple de les transformer en créances perpétuelles, éventuellement à taux 0 - mais peu importe le taux, car les profits des banques centrales se traduisent en dividendes pour les Etats actionnaires. Ou au minimum de les renouveler systématiquement à échéance.
A hauteur des 400 milliards et quelques, cela paraît techniquement faisable. En revanche cela pose de très gros problèmes juridiques et politiques. Juridiquement le financement des Etats par les banques centrales est exclu par les traités européens ; on peut les tourner jusqu’à un certain point, mais là ce serait caricatural et ne passerait pas les tribunaux, notamment allemands. Politiquement, surtout, il est très improbable que les durs de l’Europe du Nord, Pays Bas et Allemagne en tête, y consentent, d’autant que leur endettement est bien plus faible. Il faudrait donc vraiment qu’on soit aux abois pour que l’Europe y aille.
En outre et surtout, il faut se rappeler qu’en régime de croisière, on n’échappera pas à l’assainissement des déficits publics. Et donc la démarche essentielle, une fois la crise passée, c’est d’éviter le déficit. Pensons-y donc dès maintenant.
Paru sur le numéro de mai 2020 de L’Incorrect