dimanche 23 décembre 2012
La tradition vivante (la seule qui mérite attention) n’est pas la perpétuation d’un stock immuable tel quel, ni la répétition d’un événement fondateur à réactiver en permanence dans un éternel présent. C’est la transmission d’un ensemble de références observées et vécues, d’un rapport possible au monde, fondé en vérité et fondateur de références communes émotionnellement puissantes parce que basées sur la réalité de notre nature. Comprise ainsi, il n’y a pas de progrès possible sans tradition. Mais ce progrès n’est en rien garanti et les dérapages toujours possibles.
Notre société a fait mieux, elle a systématisé ces dérapages, en mettant au centre de sa conception du monde un paradigme central, selon lequel la seule bonne chose est que chacun définisse le bien comme il l’entend, sans admettre de référence objective (ce qu’on appelle la loi naturelle), et sans tirer les leçons de l’expérience des siècles. On fait donc en matière de valeurs essentielles, et de mœurs, ce qu’on ne fait pas nulle part ailleurs. Mais croire par exemple qu’en laissant chaque individu réinventer la famille au gré de ses propres expériences émotionnelles, a priori immatures, sans considération de principe des enfants et de leur sort futur, et sans aucune vision sur la durée de ce que peut donner le modèle familial en question, est irrationnel et irresponsable.
Quel est le sens légitime de l’idée de tradition ? On l’oppose bien souvent à la liberté ou à la créativité. Mais rien n’est plus simpliste. Bien sûr une vie raisonnable et vertueuse suppose la liberté, et son fruit la créativité, car seule la liberté permet d’agir en tant que personne responsable, conformément à ce qu’on reconnaît comme bien. Ce qui par construction implique que l’histoire soit ouverte et le jeu de la société imprévisible Mais l’idée répandue à notre époque est très différente. Elle va bien au-delà de l’idée de l’agir libre et responsable : c’est que l’homme et la société sont de pures constructions sociales, et que la ‘liberté’ de l’homme doit être maximale, sans contrainte ni limite autre que ce qu’il décide. Le devenir humain excluant toute norme fondée ou reconnue à l’avance, chacun fait ses choix et l’histoire enregistre. Il y a bien sûr ici un saut logique : car que la liberté soit un bien indispensable n’implique en rien qu’il n’y ait pas de réalité naturelle, de référence objective rendant seule possible la construction de la personne et de la société. Le contraire est même évident, comme le montrent des faits de base comme l’existence d’un bien et d’un mal objectif (tuer est mal, la famille est en soi une bonne chose). Cela implique encore moins que tout soit possible, surtout au niveau collectif, qui est le plus aléatoire de tous, car le choix désordonné de chacun peut déboucher à ce niveau sur des évolutions dramatiques. Et dès lors la véritable liberté ne saurait être dans l’expérimentation capricieuse et anarchique, mais dans la connaissance vécue de ce qui est vrai et bon, car cela seul nous permet d’avancer vraiment.
Cette modernité se voit fondée sur une révolution permanente, impliquant une dévalorisation systématique du passé. Mais ce faisant on confond deux niveaux. L’un est le sens même de l’histoire, la perception d’une différence cumulative intrinsèque entre le passé et le futur : indiscutable, elle existait dès le Moyen Age chrétien et caractérise en un sens l’Occident. L’autre est la survalorisation du présent ou de l’avenir et le mépris du passé ; eux sont purement modernes et se relient au refus de toute référence objective, notamment héritée. On a dès lors éliminé la tradition comme source de référence, et c’est là qu’est la véritable nouveauté sociale. Et du coup on se permet d’expérimenter sans frein ni responsabilité, comme de nos jours avec l’euthanasie, le ‘mariage’ homosexuel, ou les tripotages génétiques. Tout ceci est cohérent avec le refus de toute norme supérieure, de toute référence au vrai et au bien, reconnus comme désirables et normatifs par eux-mêmes, comme de toute réalité morale naturelle objectivement constatable. Car évidemment si on admet de telles références, ce qui paraît difficile à éviter si on croit un tant soit peu à un progrès possible qui soit un vrai progrès, on comprend qu’on ne peut tout réinventer à chaque instant et que de telles références doivent être l’objectif d’une recherche commune étalée au cours des siècles et s’approfondissant à chaque génération. Précisément ce qu’on appelle tradition.
On cite pour expliquer les motifs de cette attitude, le progrès économique ou technique ; ou bien, en politique, ce qu’on pense être la clef définitive du progrès : la démocratie, les droits de l’homme etc. Mais justement pour qu’il y ait eu un certain progrès dans ces domaines il a fallu que soit à l’œuvre un critère de choix, de sélection, donc une référence au vrai et au bien. En outre, s’il y a encore aujourd’hui un progressisme convaincu de l’automaticité du progrès sans référence objective, par son simple jeu, il est moins dominant. Bien des écologistes sont même convaincus à leur façon que le passé lointain était meilleur que notre avenir. Il y a donc, à côté de la foi naïve en la supériorité des mécanismes relativistes et d’un libre-arbitre sans contrôle, un doute profond, qui peut permettre d’espérer une ouverture à des options alternatives. D’où l’intérêt de la reconstruction d’une appréciation saine du sens positif de la tradition, inséré dans une vision orientée vers l’avenir, parce que fondée sur des références à valeur permanente, objective, mais en approfondissement constant.
L’élaboration de la juste compréhension du vrai et du bien est en effet à comprendre comme un travail collectif étendu sur plusieurs générations. La tradition ainsi comprise n’est pas un modèle immuable, alors même que les principes auxquels elle se réfère sont reconnus permanents. C’est le fruit collectif de la société, y compris des plus humbles, car, comme le relève Chesterton, rien dans la démocratie ne s’oppose à la tradition (sauf bien sûr dans la mythologie de notre époque). Quand on critique la tradition, en fait on en appelle à une minorité qui se dit éclairée, et on la dresse contre une foule, la foule obscure de nos ancêtres. Attitude qui n’a rien de démocratique. Mais bien sûr, par ailleurs, une tradition qui ne serait que répétition aveugle ne saurait survivre. La tradition vivante (la seule qui mérite attention et intérêt) n’est pas la perpétuation d’un stock immuable, ni la répétition d’un événement fondateur à réactiver en permanence dans un éternel présent. C’est la transmission d’un ensemble de références observées et vécues, proposées comme visions d’un rapport possible au monde, fondé en vérité et fondateur de références communes, émotionnellement puissantes autant qu’elles sont basées sur l’expérience. Le vécu est ici essentiel, et donc cette dimension centrale de toute tradition qui est la transmission de personne à personne. Une tradition est la transmission d’une connaissance dont on s’est pénétré, c’est-à-dire finalement d’une chose vécue. Ce n’est donc pas simplement un concept ou un système explicatif, mais c’est toujours une expérience à vivre ; ou au minimum, ce qui nous éclaire sur ce que nous vivons, c’est-à-dire nous le fait vivre de façon plus pleine et plus consciente. La tradition est dans cette optique fondamentalement orientée vers le futur : si elle rend hommage au passé en en tirant les enseignements, c’est que cela doit être transmis aux générations futures. Comprise ainsi, doit-elle être considérée comme vertueuse ? Evidemment ; car elle est un élément essentiel de la vie de l’homme, qui non seulement a des expériences personnelles, mais les a avec d’autres et par d’autres ; il reçoit d’autres l’essentiel de ce qui le constitue, et notamment de ses prédécesseurs sur terre.
La tradition peut-elle être légitimement remise en question ? Le cas où la question se pose est celui où le flux de nouvelles informations, expériences nouvelles, ou découvertes dans le savoir paraît remettre en question une tradition antérieurement existante. Mais à vrai dire, si la tradition en question portait sur un élément d’expérience réelle, vécue positivement, logiquement la solution optimale ne devrait pas consister dans son abolition. Tout au plus dans son intégration dans un contexte nouveau plus large. Du fait même que la tradition transmet un vécu sélectionné pour son sens, sa vérité et sa signification, par nature elle ne devrait pas être remise en cause en tant que telle, dans ses limites. Naturellement dans la pratique il peut en être différemment, car il y a des traditions erronées : fondées au départ sur un élément de vérité, mais enkystées dans l’erreur ou alliées avec elle. Ceci dit, même en cas d’erreur avérée, il faudrait sauver ce que la vision antérieure contenait d’humainement significatif. Ce qui montre l’erreur profonde des supposées Lumières du XVIIIe siècle : elles ont tenté d’abolir le flux d’expériences antérieures au nom de principes supposés complets et définitifs, alors qu’il aurait fallu tenter d’en garder le vécu et l’expérience positives. A nouveau, il faut voir le processus de transmission d’idées par la tradition, couplé avec leur renouvellement/enrichissement, comme la combinaison du souci de la permanence du concept vrai, avec la recherche constante de la création-innovation – car l’histoire est transmission et jaillissement. La tradition vivante de la civilisation est le lieu dans lequel ce qui a été vu reconnu comme vrai en soi est transmis et enrichi par un processus irréversible d’immersion - création dans le temps. Comprise ainsi une tradition est donc fondamentalement un développement. On peut même dire qu’il n’y a pas de progrès possible sans tradition, puisque le progrès suppose une accumulation qualitative et quantitative, ce qui implique de transmettre ce qui a été expérimenté et reconnu bon. Loin d’exclure l’innovation, elle en constitue le support, puisqu’une innovation ne vaut que si elle peut devenir tradition.
Une telle conception du travail collectif de la société est évidemment incompatible avec la notion de Révolution avec un grand R, prise dans son sens fort de volonté utopique de changement radical de l’ensemble de la société, à partir d’un jeu a priori de concepts. Le défi de la transmission est une des défis majeurs que nous avons à affronter et aujourd’hui plus que jamais. En revanche bien sûr c’est compatible avec une révolution (avec un petit r), comprise comme simple changement de régime, notamment politique. Si en effet ces dernières peuvent (parfois) être nécessaires, les premières se sont révélées constamment stériles et dangereuses. Tous les mythes révolutionnaires se ressemblent dans leur sottise essentielle, car ils supposent tous qu’on puisse résumer dans un jeu de concepts l’ensemble du fonctionnement d’une société, avec ses multiples communautés chacune dotée de son héritage propre ; et qu’on puisse utiliser tel ou tel pouvoir pour mettre en œuvre les théories qu’on bâtit là-dessus, le tout sans dommage pour les personnes, les communautés ou les références collectives qui les sous-tendent - alors même que, ce faisant, ce pouvoir se déchaîne dans la violence et se débarrasse des contre-pouvoirs qui le limitaient.
Il est indéniable que le temps établit une différence de nature entre ce qui est avant et ce qui est après, au bénéfice du second car il profite a priori de l’expérience du premier. Mais cela ne justifie pas la prétention de l’époque moderne qui se juge intrinsèquement supérieure à toutes celles qui l’ont précédée. Car cette supériorité pour être réelle supposerait deux choses. D’une part que l’expérience des époques précédentes ait été réellement intégrée, c’est-à-dire qu’on ait écouté et assimilé ce qu’ont pu nous dire nos prédécesseurs. Il faut au minimum pour cela une vertu de mémoire et une écoute attentive des témoignages antérieurs ; et donc un sens intense de l’histoire et de la tradition bien comprise. Ce qui comme on sait ne caractérise pas notre époque. Paradoxalement toute prétention à la supériorité suppose de valoriser pleinement les époques antérieures, afin de s’appuyer sur elles. Qui affirme la possibilité de recommencer à zéro reconnaît par là le même droit à ses successeurs et exclut qu’une quelconque supériorité puisse lui être reconnue, ainsi qu’à son temps. D’autre part, il faut que cette expérience puisse être intégrée réellement, c’est-à-dire qu’on ne se borne pas à enregistrer le témoignage et à le juger, mais qu’on soit autant que possible à même de saisir le sens humain de l’expérience particulière qu’ont vécue nos ancêtres, comme expérience particulière d’époque, et en même temps expérience universelle. Ce qui présuppose l’universalité de l’humain et la communicabilité des expériences. En revanche l’historicisme qui dévalue les époques antérieures en les considérant incapables de communiquer avec la nôtre dévalue par le même fait sa propre prétention à la supériorité, et se contredit donc. Dans le passé, des hommes ont vécu réellement les expériences qu’ils ont vécues. Il est impossible de les revivre telles quelles. Mais parce que l’humain est universel, il est possible d’assumer ce qu’ils nous ont transmis de témoignage vrai et pensé de ce vécu, notamment à travers la culture. D’où l’intérêt de la tradition. En résumé la tradition bien comprise est le mariage de deux éléments. D’un côté, la transmission d’une notion de ce qui est essentiel et donc par nature hors du temps, ou plus exactement de ce que nos prédécesseurs en ont perçu, même si c’est inévitablement avec leurs limites. Et de l’autre, l’enrichissement progressif, cumulatif parce que révérencieux et dévoué, des progrès successifs que l’histoire nous permet d’enregistrer, sous l’éclairage de ces références objectives. Le tout transmis de façon vivante, dans le cadre d’une éducation de la personnalité.
Dans ce cadre, il y a donc en principe la possibilité d’un progrès historique résultant de la flèche du temps et de l’accumulation des expériences et savoirs qui en résultent. Il peut évenuellement permettre d’affiner les exigences morales. On doit cependant ajouter que le seul progrès résultant de l’accumulation d’expériences dans le temps (sauf catastrophe), est quantitatif ou notionnel. Je veux dire par là qu’il n’y a pas de progrès perceptible dans la sagesse (l’harmonie globale, personnelle ou collective), ni en termes de qualité ni d’intensité. Car cela, chaque génération doit le conquérir pour elle-même, parce que ce ne peut être transmis tel quel par les mots et les idées ; cela doit être vécu. On retrouve ici la limite de tout langage : on peut transmettre une idée mais pas faire percevoir à l’autre la plénitude de la chose ; on peut tout au plus la montrer. Et la fidélité est alors le meilleur garant de cette transmission, si l’on veut que cet héritage soit bien vécu, car cela suppose le respect de principes justes et un cadre humainement éducatif et formateur ; donc qui guide la personne vers ce qu’elle ne connaît pas au départ (et qui ne peut donc résulter de son choix). C’est là l’apport le plus important d’une tradition vivante.
Mais ce processus de progrès relatif peut être remis en cause par de multiples facteurs. D’abord l’humanité est libre, y compris de faire de mauvais choix, et donc il est concevable voire inévitable qu’elle se lance à l’occasion dans une impasse. Ensuite il est possible qu’un progrès relatif dans un certain sens conduise à une erreur massive sous un autre angle, ou à l’occultation de choses très importantes, antérieurement acquises. Le cas évident de déviation est justement ce paradigme central de la modernité, qui met en seule priorité la pluralité libre des voies, considérée comme seul bien en soi, et la supposée définition libre par chacun des valeurs qui comptent pour lui. Bien sûr il y a un bien relatif dans la tolérance, et un autre dans la liberté ou l’autonomie. Mais afficher un tel primat absolu de neutralité exclut la recherche sélective qui est à la base de toute tradition vivante, et par là de tout progrès. Le paradigme moderne qui ne voit de progrès que dans l’élargissement de la marge de jeu immédiate de jeu de chacun est contradictoire avec le véritable progrès.
A notre époque moins qu’à tout autre le progrès n’est donc pas garanti. L’innovation, en soi positive parce qu’apportant une expérience nouvelle, peut avoir un effet globalement pervers si ce qui est ainsi exploré déséquilibre notre horizon de vie et de valeurs et aboutit à léguer à la génération qui suit un bilan qui sera peut-être quantitativement plus complexe (du moins pendant un certain temps) mais qualitativement appauvri et déséquilibré. On le voit dans le cas de la famille : laisser chaque individu bricoler le modèle familial qui lui convient n’a de sens que si l’on considère tout modèle familial comme arbitraire, ce qui est contraire à l’expérience des civilisations (et au bon sens comme à toute réflexion sur la loi naturelle). Croire qu’en laissant chaque individu réinventer la famille au gré de ses propres expériences émotionnelles, a priori immatures, sans considération des enfants et de leur sort futur, et sans aucune vision sur la durée de ce que peut donner le modèle familial en question, est irrationnel et irresponsable.
(Texte reprenant et adaptant des passages de mon Temps Histoire Eternité Parole et Silence 2006).
(modifié le 2 janvier 2013)