vendredi 26 février 2010
Lecture inattendue d’une demande familière
On connaît les controverses qui ont agité pendant des siècles la Chrétienté sur la question du taux d’intérêt et de l’usure. Mais on peut aborder le thème très riche de la dette sous un angle plus inattendu, en prenant le Notre Père. Dans cette prière au centre de la vie chrétienne, nous demandons, si on remonte aux textes originaux, de nous remettre nos ‘dettes’. Pourquoi cet emprunt au vocabulaire financier dans une prière fondatrice ? Cela semble indiquer qu’il y a d’une certaine façon une relation de dette entre Dieu et nous. Comment peut-on l’analyser ?
Regardons d’abord la position de la question dans les textes. La phrase du Pater sur le pardon de nos ‘dettes’, traduites en français par ‘pardon de nos offenses’, est plus étonnante qu’il ne paraît au premier abord. Si l’on prend la Vulgate (le grec est semblable), le texte du Pater dans saint Matthieu dit très clairement « dimitte nobis debita nostra, sicut et nos dimittimus debitoribus nostris » ; or si le mot debeo a un sens relativement large, debitum et debitor en revanche sont clairement des mots de la langue économique (c’est devoir de l’argent, et pas autre chose). L’usage des mots dettes et débiteur dans un sens religieux est rare dans le Nouveau testament ; et est plutôt réservé à l’argent. Dans le Nouveau Testament, on trouve par exemple dans Matthieu 18 la parabole du serviteur qui devait de l’argent à son maître et qui avait lui-même un débiteur ; chez Luc celle de l’intendant malhonnête, où il est également question de dettes d’argent. Dans Luc 7 avec l’épisode chez Simon, on retrouve le même sens : un créancier remet des dettes à un gros débiteur et à un petit : la question étant qui l’aime le plus. Par opposition aux deux mots ci-dessus, on trouve en revanche de nombreux usages des verbes debere et opheilo au sens de ‘devoir’ en général et en particulier de devoir moral, ce que l’on doit faire ; et même curieusement dans 1 Cor 7, 3 pour parler de ce qu’une femme ‘doit’ à son mari et inversement… Ce qui peut déteindre sur les deux mots précédents. Ainsi le mot debitor apparaît dans Gal 5,3 pour nous dire que celui qui se circoncit l’est : quoniam debitor est universae legis faciendae (il est ‘débiteur’ de la loi, ce qui veut dire ‘doit’ la mettre en œuvre). Dans Rom 1,15 saint Paul se déclare Gracecis et barbaris… debitor. Il a des ‘devoirs’ envers eux. On retrouve l’usage du mot dans Mat 23 16 et 18 où on rencontre la question de jurer par le sanctuaire ou par son or : si on jure on ‘doit’.
On en trouve cependant un usage dérivé imagé. Déjà, dans les textes non chrétiens, on peut être redevable d’autre chose, et plus particulièrement de la vie, considérée comme due à la nature. Payer sa dette par exemple peut vouloir dire mourir. On trouve en outre dans l’épître de saint Paul aux Romains des passages suggestifs où se mêlent de façon variable ces deux sens. Ainsi dans Rom 4,4, parlant du salut par la grâce ou par les œuvres, il nous dit : ei autem qui operatur merces non imputatur secundum gratiam sed secundum debitum (de même en grec avec opheilemata). Celui qui opère des œuvres doit recevoir ce qui lui est dû, mais justement c’est comme un dû ; ce n’est pas par la grâce. Il semble donc que le dû, qui est ici non financier, s’oppose à la grâce ; ou plutôt il ne dépasse pas le plan (en général matériel) des œuvres elles-mêmes, avec leurs perspectives limitées et calculables. Puis dans Rom 8,12 ergo fratres debitores sumus non carni ut secundum carnem vivamus : nous ne sommes pas ‘débiteurs’ envers la chair en sorte que nous vivions selon la chair. On trouve la notion de devoir, mais ici aussi compris comme une dette. On citera ensuite Rom 13,7 reddite omnibus debita cui tributum tributum etc…Il faut rendre à chacun ce que l’on doit, ainsi l’impôt…Et plus intéressant 13,8 nemini quicquam debeatis nisi ut invicem diligatis : nous n’avons pas de dû à quiconque que de nous aimer les uns les autres.
Il y a donc des exemples d’extension de sens où on est ‘débiteur’ de ce qu’on doit faire selon la loi morale. Mais Il est en revanche très rare de voir employés ces morts avec une connotation de péché ou de faute, comme le fait le Notre Père. Nous ne voyons que Luc 14, 4, où on voit employé debitor dans le sens de ‘coupable’ (et de même en grec). Il s’agit de ceux sur qui la tour de Siloé est tombée : sont ils plus ‘coupables’ que les autres ?
Comme on le constate, sauf dans ce dernier passage l’emploi des deux mots du Pater dans le sens de péché, ou approchant, est quasi inexistant. Ou on parle de vraies dettes, d’argent. Ou de devoir moral. Ou, entre les deux, de devoirs envers des entités comme la Loi, la chair etc., qui s’apparentent à la foi à des devoirs moraux et à des dettes d’argent. Mais normalement pas de faute. Dans ces divers textes il apparaît donc clairement ce point essentiel que le devoir moral est d’une certaine façon une dette ; le mot étant compris au sens financier. Mais en même temps c’est en quelque sorte le stade le plus élémentaire du devoir, celui de la Loi, avant toute considération de grâce ou de gratuité.
Il n’en reste pas moins que la lecture courante du Pater, qui interprète les dettes debita comme des péchés, est juste (comme le confirme le catéchisme - CEC). En témoigne tout simplement le texte de ce même Pater que nous en donne saint Luc, qui est différent, puisqu’il parle de péchés : dimitte nobis peccata nostra siquidem et ipsi dimittimus omni debenti nobis. Même chose en grec avec amartias et opheilôn. Donc le texte du Pater vise légitimement les péchés, au moins entre autres choses. Mais alors, pourquoi le texte d’une prière aussi fondamentale, et plus encore le seul texte utilisé, celui de saint Matthieu, parle de dettes, alors que le mot a très rarement le sens de péché ? Sans doute pour dire aussi autre chose en même temps. Voyons ce que cela peut être.
Ce qui paraît caractériser une dette, c’est de présupposer un rapport entre deux personnes, médiatisé par un tiers objet, en général mais pas toujours matériel. Une dette ne suppose pas nécessairement que de l’argent ait été prêté, qu’il faut ensuite rendre. Ce peut être une compensation due à un préjudice ; ou même l’effet d’un devoir reconnu par la loi et qui crée une obligation au profit de quelqu’un, et par là devient une créance de ce dernier sur le débiteur. Le rapport entre ces deux intervenants est alors dissymétrique : l’un a un droit sur l’autre. En outre, quand on parle de dette on mêle souvent deux stades différents de l’endettement : la dette au sens large, qui est le simple fait qu’on a un obligation envers quelqu’un, mais sans qu’il y ait nécessairement effet immédiat ; et la dette qui est échue, celle qu’on aurait dû déjà honorer, et qui crée donc une dépendance, ou un devoir.
On voit dès lors le lien entre devoir moral et dette : comme la morale traite pour l’essentiel de rapports entre personnes, toute prescription morale implique un devoir envers quelqu’un, donc en un sens une ‘dette’ au sens large, à cette différence près qu’on tend à ne parler de dette que lorsque le créancier avait apporté quelque chose au débiteur dans un premier temps, et qu’il s’agit ensuite de le rendre. On peut être alors tenté de dire que, de même que, en droit civil, si j’élève un enfant le droit m’oblige à le nourrir, ce qui crée à son profit une créance sur moi, on pourrait dire que d’une certaine façon les autres ont une créance sur nous, parce que nous avons un devoir de charité envers eux. Mais ce n’est pas si net : entre personnes il s’agit comme le dit saint Paul d’un devoir d’amour mutuel, qui est donc distinct d’une créance matérielle ; en outre, c’est plus un devoir pour nous qu’une créance au profit des autres. On peut même noter, dans l’opposition entre grâce et œuvres ci-dessus, que celui qui limite son horizon à un calcul de droits matériels, espérant comme son dû une récompense tangible à ce qu’il fait, se situe en cela hors du plan de la grâce. Il apparaît donc qu’entre personnes humaines la ‘dette’ qu’on appellera morale est d’un autre ordre que la dette matérielle. C’est une ‘dette’ unilatérale : il faut donner ou, si l’on veut, rendre, mais sans lien avec un bénéfice reçu au préalable, sans constitution de créance au profit de l’autre défini précisément, et bien sûr sans attendre un résultat précis. C’est une dette sans origine ni limite. Du moins vrai si l’on fait abstraction de Dieu.
Avec Dieu le problème se modifie et se précise. Nous avons en effet évidemment des devoirs envers Dieu. Mais ici la dette est clairement constituée, puisque nous Lui devons tout. Un passage de saint Augustin utilise par exemple explicitement ce vocabulaire. Or cette expression de ‘devoir tout à quelqu’un’ a deux sens : d’un côté elle se réfère à ce qui a été reçu, et alors en l’espèce c’est clair , puisque c’est Lui qui nous a tout donné. D’un autre côté, dans l’autre sens de cette expression, elle nous dit ce que nous devons faire : que Lui devons-nous au juste, c’est-à-dire : qu’est-ce qu’il est de notre devoir de Lui donner en retour ? Mais nous savons en termes généraux ce qu’il attend de nous : c’est de répondre à Son amour, de nous ouvrir à Lui, de faire Sa volonté. Vu donc sous les deux angles, il y a bien ici d’une certaine façon une ‘dette’ au sens propre, financier, de façon beaucoup plus exacte qu’entre personnes humaines. Il nous a tout donné et nous Lui devons (donc aussi à nos frères) de donner.
Ceci dit, là encore le terme paraît rencontrer ses limites. D’abord son objet n’est pas principalement matériel. En outre et surtout, il n’est pas borné et maîtrisable. Comme le montre l’exemple des saints, on peut et doit toujours être amené à donner plus en retour ; mais alors on reçoit de ce fait plus encore (plus de grâce), et la dette augmente… (si on veut continuer à parler de dette). C’est la seule ‘dette’ qui augmente quand on cherche à la ‘rembourser’, puisqu’on la ‘paye’ avec ‘l’argent’ du créancier…Plus profondément la réalité est alors qu’on ne cherche pas à la ‘rembourser’ au sens propre, c’est-à-dire à dénouer le lien avec l’autre partie, tout au contraire. Ce qui veut dire qu’une telle relation à Dieu est à la fois une relation de ‘dette’ puisque c’est vrai que nous Lui devons tout ; et en même temps un appel à une relation tout différente, où précisément la notion de dette calculée disparaît. Le point ultime est une situation où le calcul disparaît complètement.
On dira qu’on est loin du Pater, qui demande au Père de nous remettre ces dettes, conçues comme des péchés. Mais justement pas : Dieu ne demande en échange de nos ‘dettes’, au sens précédent, que nous ouvrir à Lui pour donner et donc recevoir plus. Or ce n’est pas ce que nous faisons dans la réalité, en tout cas pas toujours, et en général de façon insuffisante : c’est ce manque qu’on appelle le péché. Qui dit péché dit alors émergence de la ‘dette’ au sens précédent, comme dette au sens de dette échue, de créance non honorée. En d’autres termes, ce que nous ‘devons’ à Dieu, qui sort du régime de la dette au sens large si nous sommes dans Sa voie, devient dette véritable et échue si nous nous en éloignons. Dette et péché ont alors identiques. On retrouve ici le concept paulinien de la Loi : la Loi opprime celui qui en reste aux calculs de ce monde.
C’est une explication analogue que donne saint Thomas dans son Commentaire sur le Pater ; précisément pour expliquer la phrase dont nous parlons : si nous ne donnons pas à Dieu ce qui Lui est dû, nous nous créons une dette envers lui. Or le ‘droit’ de Dieu est que nous fassions Sa volonté et non la nôtre. Si nous préférons cette dernière à la Sienne, qui est ce qu’on appelle péché, une dette apparaît : ces dettes sont donc nos péchés. Debemus autem Deo illud quod auferimus de iure suo. Ius autem Dei est ut faciamus voluntatem suam, praeferendo eam voluntati nostrae.. Auferimus ergo Deo ius suum, cum praeferimus voluntatem nostram voluntati suae : et hoc est peccatum. Peccata ergo sunt debita nostra. Ce droit de Dieu à ce que nous fassions Sa volonté repose sur notre rapport de dépendance essentielle envers Lui : il y a donc bien ‘dette’, impliquant un devoir de notre part. Si nous n’honorons pas ce devoir, la dette est constituée comme dette échue : c’est le péché. Mais on peut dire plus encore : c’est en péchant, c’est-à-dire nous restreignant à l’horizon borné de nous-même ou de nos désirs vus hors de l’infinité de Dieu, que nous nous restreignons à l’horizon étroit et au vocabulaire de la dette. Sous un autre angle, on peut même dire en outre que le péché implique dans une large mesure qu’une partie de nous-mêmes est frustrée de Dieu et réclame son dû, ce qu’elle était faite pour recevoir et dont nous la privons ; sont frustrés aussi les autres, qui auraient pu recevoir quelque chose de nous. Comme l’enfant non nourri par ses parents et qui peut réclamer devant le tribunal. De ce point de vue toute dette envers nous-mêmes et le prochain (tout péché donc) est a fortiori une dette envers Dieu (péché au sens classique) et réciproquement, puisque nous sommes faits pour vivre en et par Lui.
Mais alors pourquoi ce mot de dette dans le Pater et pas celui de péché ? Sans doute parce que le terme de dette implique une relation, plus que celui de péché. Les mots désignant le péché (peccatum, mais c’est vrai aussi du grec) veulent dire à l’origine erreur, faute. Ce qui n’implique pas en soi que la faute soit commise par rapport à quelqu’un. S’il y a dette en revanche, ce quelqu’un existe et est reconnu. Or dans cette prière, par excellence nous nous adressons au Père. Le mot dette, parce qu’il implique une relation, et une relation d’échange, et surtout, pour nous, de don reçu, est alors le plus adapté. En résumé, il y a dette chaque fois que nous bloquons dans le péché le libre retour du don divin, par un calcul mesquin qui introduit un manque et corrélativement un dû, notamment envers une Personne, Dieu d’abord, nos frères et nous- mêmes ensuite.
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Deux points en complément :
1) Que dire du mot offense ? Il a l’avantage lui aussi d’évoquer une relation : il implique que nous reconnaissions avoir abîmé notre relation avec Dieu, et implicitement nous-mêmes. Mais d’une part c’est un mot affectif, au contraire des précédents. D’autre part il ne les traduit pas pleinement : s’il y a offense, il y a sans doute dette puisqu’une réparation paraît s’imposer ; mais on peut avoir au moins dans l’usage courant dette sans qu’il y ait offense. Un inconvénient plus grand est son flou relatif : en effet ce mot resterait encore valable si nous ne devions rien d’essentiel à Dieu, mais que nous l’agressions par notre comportement. En résumé le mot ne traduit pas notre dépendance infinie envers Dieu. Si l’on regarde les autres langues, on constate trois familles de solutions : la gréco-latine qui parle de dette (italien, espagnol, portugais), la française (anglais avec ‘trespass’) ; et l’allemande (où ‘Schuld’ veut dire à la fois faute et dette). On peut rappeler en outre qu’en arabe les mots religions et dette sont de la même racine (dîn et dain). Ceci simplement pour montrer le lien souvent fait entre tous ces concepts. Et très logiquement, car tout devoir est un devoir envers quelqu’un, et le mot qui traduit cela dans le langage courant c’est celui de dette...
2) Que dire des dettes au sens courant ? Car s’il y a d’une certaine façon dette dans un certain rapport que nous avons avec Dieu, ce rapport structure en retour le sens de la dette au sens courant du terme. De fait : il y a dette quand on a reçu un certain bienfait, et que notre rapport au créancier en reste à cette relation élémentaire qui ne fait intervenir aucun élément de Charité, c’est à dire de la Vie éternelle. Ce qui peut être légitime, mais limité. Dans la perspective de la Vie en Dieu, la dette disparaît. Elle régule les échanges de ce monde, gouvernés par la Loi. Légitimes, mais en deçà de la grâce.
Rédigé en septembre 2005
(Publié initialement dans Liberté politique)