mardi 23 juillet 2024
Faut-il tout comprendre pour adhérer et donner sa confiance ?
L’évangile paraît montrer le contraire. Celui de saint Jean, admirablement analysé par dom Guillerand (Maître, où demeurez-vous ?) décrit notamment l’hostilité montante des ‘Juifs’ contre Jésus, et le dilemme qui se pose alors aux disciples. Or dans ce contexte heurté, ce qui frappe est le langage sans concession de Jésus : il pose clairement la question d’un choix absolu à faire entre l’adhésion à sa personne et son message, ou le refus ; et il le fait avec des affirmations qui paraissent faites pour dérouter et rebuter les Juifs en question. Ainsi quand il parle sans plus d’explication de manger son corps et boire son sang pour être sauvé, ou quand il s’affirme de fait comme Dieu (‘avant qu’Abraham fut, je suis’), dans un monde où c’était impensable. Le seul élément d’argumentation qu’il propose se réfère à ses miracles et à son absence de péché ; mais cela ne suffit pas pour faire adhérer aux propositions précédentes. C’est qu’il faut pour cela la foi, l’adhésion à sa personne, la confiance placée en lui, bien au-delà du contenu immédiat de ses paroles, et malgré l’incompréhension qu’elles suscitent. Une foi qui demandait d’ailleurs à ces disciples bien plus que ce qu’elle demandera par la suite, après la résurrection.
La foi implique une adhésion de confiance qui est hors de portée de ceux qui n’ont pas cette grâce. Une des conséquences de ce fait est que le chemin qui peut être fait par des croyants avec des non-croyants, tout en étant justifié, est nécessairement partiel et atteint à un moment sa limite. Dans les affaires de la cité, cela s’arrête à ce qui peut être atteint (dans le meilleur des cas) par la raison naturelle. Cela n’implique pas de taire sa foi, au risque de l’incompréhension : la manifester donne en effet une chance à l’interlocuteur d’être touché par elle. Mais du point de vue de la vie sociale, cela limite la possibilité d’action ou d’influence de la foi sur la société.
Par ailleurs, ce qui apparait ici avec la foi retrouve un fait humain plus large. Régulièrement dans nos vies, nous rencontrons des affirmations ou des enseignements qui ne nous sont pas compréhensibles en l’état, mais qui peuvent et doivent être pour nous des éléments vitaux de progrès. Dans la majorité des cas, ils seront compris par la suite, mais il faut dans un premier temps les intégrer sans les comprendre. C’est évident dans le cas des jeunes enfants ; mais cela vaut aussi pour la suite du processus éducatif. Dans cette perspective, la pédagogie post-soixante-huitarde fondée sur l’idée de l’individu apprenant est une erreur anthropologique majeure : précisément, l’individu qui apprend ne sait pas, et n’est en général pas en mesure d’apprécier ; il a besoin d’un maître. Certes, chaque fois qu’il pourra comprendre, il faudra recourir à sa raison ; et au bout du processus, il faudra en général qu’il comprenne le pourquoi de ce qu’on lui aura enseigné. Mais ce peut être très long, et le terme peut être tardif dans sa vie. La pédagogie confucéenne traditionnelle, qui fait une large place à la mémoire, au fait d’apprendre par cœur des sentences ou des poèmes, avait bien compris cela elle aussi.
Cela met enfin en évidence qu’un facteur majeur du progrès humain, personnel ou collectif, est un élément d’autorité. Car le fait qu’on écoute quelqu’un et lui fait confiance pour montrer le chemin, en fonction de ce qu’il est, est caractéristique de ce qu’on appelle ‘faire autorité’. D’où le besoin essentiel de donner une juste place à l’autorité. Ce qui s’avère diamétralement opposé à l’idéologie des Lumières, qui veut que chacun porte à tout moment ses jugements, idéalement sur la base de la raison, dans les limites de ce qu’il peut comprendre. Ce qui, en définitive, se révèle justement être un comportement assez peu conforme à la raison, si elle est bien comprise. Bien entendu, une telle autorité doit avoir montré, par l’expérience ou tout autre motif, qu’elle est raisonnablement fiable ; et à terme suffisamment long, qu’elle soit jugée sur ses fruits. Bien entendu aussi, les abus sont possibles et bien connus. Bien entendu encore, cela n’implique pas le droit à imposer des vues par la violence. Mais cela n’enlève rien à ce qu’on doit raisonnablement admettre : bien comprise, l’autorité fondée sur la confiance est un élément indispensable et même vital du progrès personnel et collectif.