jeudi 4 août 2022
Je propose ici une réflexion de nature quasi philosophique sur le rôle du marché et notamment du marché financier comme tentative de chiffrage de l’avenir et donc de saisie de cet avenir dans le présent. Ceci à la lumière d’une analyse philosophique du temps, qui à mon sens ne peut se comprendre que dans la perspective de l’éternité.
On verra que cela met en évidence, sous un angle nouveau, la rivalité entre Dieu et l’Argent devenu idole, au cœur des questions que pose notre société.
Arrière-plan philosophique : le Temps et l’Eternité
Rappelons d’abord les notions philosophiques de base dont nous aurons besoin par la suite.
Je me situe dans une conception du temps pour qui il ne prend son sens que par rapport à l’éternité. Le philosophe McTaggart avait posé comme suit le dilemme qui s’offre à la pensée rationnelle entre deux conceptions irréductibles du temps : le temps A, le vécu du moment, seul réel pour nous, mais isolé entre un passé révolu et un avenir non présent ; et le temps B, celui linéaire de la datation sur une échelle de temps, objectif mais impersonnel. A un extrême, on a le temps subjectif, l’immédiateté du présent, seule réalité vécue directement, mais fuyant à chaque instant, entre un passé désormais insaisissable et un futur encore irréel. A l’autre bout, on a le temps objectif : une échelle de mesure, où passé, présent et futur sont sur une même ligne. Les penseurs anglo-saxons débattent de savoir laquelle est la plus juste.
Comme je l’ai montré dans Temps Histoire Eternité, ces dilemmes ne peuvent être levés qu’en acceptant un autre regard, hors du temps : celui où se situe l’éternité de Dieu. L’éternité, comme on sait, est hors du temps en cela qu’elle ne lui est pas soumise ; mais elle n’est pas étrangère au temps. En effet, hors du temps, elle saisit l’ensemble du temps : elle saisit toute l’échelle du temps B, ordonnée selon sa place dans la succession, passé et futur compris ; mais elle le saisit avec la réalité du présent, du temps A. A qui reconnaît l’existence de Dieu, la question du temps est donc très différente de ce qu’elle est pour le non-croyant. Le croyant dispose d’un regard, même lointain et théorique, sur cet arrière-plan immense qui donne sa profondeur au temps. Un tel parti choque l’esprit moderne. Mais pour celui qui, de façon rationnelle, reconnaît l’éternité de Dieu, il en est différemment. Sa réflexion intègre ce qu’il sait être une réalité essentielle : l’existence, à la source de notre monde, d’un Esprit infini, échappant au temps, qui a un dessein sur nous dont la première expression est notre existence même.
Comme je le montre encore dans ce même livre, sur cette base s’éclaire mieux l’énigme de notre destinée, de notre histoire : elle est imprévisible pour nous, qui vivons dans notre présent fugitif, mais munis de notre liberté, ce qui notamment invalide toute prétention des sciences humaines à la prévision certaine. Mais elle est connue de Dieu dans sa totalité, lequel l’ordonne à l’offre d’un Bien suprême qui lui donne son sens. Cette temporalité est donc pour nous un espace de déploiement pour notre personnalité en devenir, où en un sens nous ignorons qui nous sommes, car nous ignorons qui nous serons demain – mais où en même temps nous sommes placés sous le regard aimant de l’éternité divine qui seule nous connaît dans notre visage éternel et nous accompagne.
Retour brutal au réel : la décision financière, rappel des faits
Inséré dans le flux du temps, l’homme se trouve en permanence confronté à l’énigme de l’incertitude sur l’avenir, et à la nécessité cependant de prendre des décisions. Nous allons prendre un cas particulier de ces décisions, la décision économique en économie décentralisée, et même sous un angle encore plus spécifique, celui de la finance. La particularité de l’économie est de se tourner vers les biens matériels et de chercher au mieux comment les produire, les faire circuler (les échanger) et les proposer à la consommation. Quand des biens ou des services sont dans le champ de décision de quelqu’un, hors cas d’autarcie il se tourne vers l’extérieur, ce qui veut dire qu’il va proposer des biens dont il dispose à des personnes ou entités qu’il ne contrôle pas. Soit sans attente d’un retour stipulé à l’avance (c’est le don) ; soit dans l’attente d’un retour précisé et convenu : c’est ce qu’on appelle une transaction. Dans ce dernier cas, notre agent, s’il le peut, se tournera vers l’ensemble des opportunités matériellement à sa portée, pour décider cas par cas avec chaque contrepartie quelle pourrait être la nature de la transaction : qu’est-ce qui est échangé contre quoi. Si on se limite à l’aspect étroitement économique, il aura intérêt à élargir le plus possible le champ considéré, et à être libre des modalités de la transaction. On reconnaît ainsi ce qu’on appelle le marché. Et ce dernier fonctionnera d’autant mieux que la confrontation sera large et transparente. D’où la notion de marché organisé (ce qu’on appelle Bourse) ; sachant que dans de nombreux cas le marché reste imparfait, voire purement bilatéral. Une institution, la monnaie, permet en outre de disposer d’un instrument universel à la fois d’échange et de calcul, puisqu’on peut ainsi comparer toutes les opportunités possibles. Naturellement ceci vaut aussi pour les biens de production et en particulier pour le capital ; dans ce cas, le calcul porte sur le flux de biens futurs qu’on espère tirer du fait qu’on a mis à la disposition d’un autre une somme d’argent qu’on n’utilise pas soi-même directement.
A quoi sert alors la finance ? Elle affecte de l’argent disponible qui n’est pas consommé et qui est donc épargné (ou mobilisé d’office, comme l’impôt) à des usages possibles, notamment des investissements, occasionnellement à une consommation anticipée. Du point de vue de l’investisseur, elle arbitre alors entre les investissements possibles, les différents projets en lice. Face à cette diversité, il s’agit de choisir et de financer ceux qui présentent le meilleur résultat (au sens large, multicritères, et notamment au sens financier : un retour sous forme monétaire) pour un certain risque qu’on accepte d’assumer. Il n’est en effet pas question de n’assumer aucun risque, car le retour de l’argent (remboursement avec intérêts, profits, revente etc.) se situe dans l’avenir et la capacité de la contrepartie ou du projet à tenir son engagement ou ses promesses n’est pas garantie. Les projets les plus profitables sont d’ailleurs normalement plus risqués ; sinon ils auraient été arbitrés : l’afflux d’argent aurait fait monter le prix d’entrée et dès lors réduit leur rentabilité. Refuser l’idée du risque, c’est on l’a dit la certitude de l’immobilisme et donc en définitive un risque plus important encore, puisqu’on cesse alors de préparer l’avenir. Mais il ne s’agit pas non plus de jouer à la roulette : l’investissement responsable est d’abord un inversement soigneusement étudié et soupesé. Les choix varient ensuite selon la mission qu’a chacun, c’est-à-dire le type d’argent qu’il est chargé de gérer et les engagements qu’il a pris, ou ses devoirs : celui qui devra utiliser très vite l’argent prendra évidemment moins de risques et n’immobilisera pas cet argent. Le marché financier est un outil aidant ou souvent permettant seul ce choix, par la possibilité qu’il offre de confrontation systématique des projets en concurrence, et d’arbitrage entre les différentes options. Mais ce n’est ni un passage obligé, ni une référence obligatoire, ni bien sûr une panacée.
Analyse
Je ne m’étendrai pas ici sur les limites bien connues ou non de ce système ou de ces mécanismes, mais sur leur signification pour notre propos. Ce qui caractérise cette pratique collective en regard de la question du temps, c’est d’abord le chiffrage ; on ne saisit les biens échangés que sous un angle, qui est leur chiffrage monétaire. En outre, dans le cas de la finance, comme il s’agit de biens de production (actions) ou de créances sur l’avenir (dette) il s’agit toujours d’événements futurs, au moins en partie aléatoires. Le prix d’une action est en fait un essai d’évaluation chiffrée synthétique de la valeur qu’a pour nous maintenant d’un flux aléatoire d’argent futur. En outre, ce prix est défini par compétition entre les évaluations en présence ; si la demande des autres est forte (s’ils sont optimistes sur la valeur actuelle de ce flux futur) ils payeront plus cher le titre et donc cela me contraindra moi dans mes décisions.
Nous retrouvons donc ici de façon très schématisé (du fait de la réduction qu’implique la limitation à la perspective monétaire) les deux temps A et B de McTaggart. D’un côté, mon évaluation prend comme référence le temps B linéaire : elle tente d’évaluer un flux futur de ressources étalé selon cette échelle de temps. Mais d’un autre côté, elle le ramène au présent (temps A) en synthétisant cet ensemble futur dans un seul chiffre qui seul sera immédiatement opérationnel : c’est le prix que j’aurai à payer (si je suis acheteur) ou que je recevrai (si je suis vendeur). En même temps, cela comporte à la fois un coefficient d’incertitude (lui-même fluctuant), et ce qu’on appelle un coefficient d’actualisation, c’est-à-dire une évaluation de la valeur actuelle d’un argent futur corrigée par le seul fait qu’il est futur ; comme on suppose chez les acteurs une préférence pour le présent, cet argent futur vaut moins aujourd’hui qu’il ne vaudra alors.
Que peut-on attendre d’un tel marché ? Une attitude prudente est celle du pragmatisme : on y voit simplement la confrontation à un moment donné d’un ensemble d’ordres d’achats et de ventes, offrant le plus large choix aux uns et aux autres. Mais la théorie financière a vu cela de façon beaucoup plus ambitieuse, à travers sa théorie des marchés efficients. Selon cette conception, dominante en finance au moins jusqu’à la crise de 2009, le marché permet de la façon la plus efficace qui soit la confrontation de l’ensemble des informations disponibles à un moment donné et donne donc de façon synthétique la meilleure image possible de l’avenir. Cela implique que ce résultat puisse avoir valeur de guidage pour l’action : toute décision en matière économique doit alors en bonne logique prendre comme étalonnage cet ensemble de valorisations. Et en particulier il n’est plus besoin de réfléchir en termes de responsabilité, encore moins envers le long terme : tout est synthétisé dans le prix. Lequel fait en revanche l’impasse sur les valeurs et priorités non monétaires, supposées relever du seul choix privé.
Comme on le voit donc, le marché, bien au-delà de son rôle pratique et légitime, prend alors une fonction démiurgique : non seulement il est supposé produire un critère universel, mais c’est un critère chiffré, opérationnel, afin d’intégrer l’avenir dans notre présent. Nous soupçonnons alors que la fonction d’intégration des deux facettes du temps, qui n’est en soi possible que dans l’Eternité de Dieu, est dans une certaine mesure revendiquée ainsi par une autre réalité : l’argent. Rappelons ici les très dures paroles de l’Evangile sur le fait qu’on ne peut pas servir deux maîtres : Dieu et l’argent. Ces deux termes sont donc de ce fait posés en alternative. Or l’argent rappelons-le est comme Simmel l’a bien montré le moyen synthétique d’évaluer et de se procurer de façon humainement neutre l’ensemble des biens matériels possibles (ou des services traités comme des biens matériels). Dans la conception économique ambiante, l’utilisation de l’argent dépend des seules préférences de chacun, dont on n’examine pas le bien-fondé ou la moralité. L’argent est donc en un sens le signe synthétique, pratiquement utilisable, de tout ce que nous pouvons nous procurer sur le marché sans faire appel à quoi que ce soit d’autre, valeur morale, amitié, liens humains etc. On le voit : en un sens, le marché ainsi élevé au rôle de démiurge étend le rôle synthétique de l’argent à la synthèse du temps, et en fait le miroir inverse de l’Eternité. On comprend alors la véhémence de ceux qui dénoncent la financiarisation de la société : cela revient à dénoncer une réduction dramatique de l’humain au nom d’un parti démiurgique prométhéen qui ne vise rien de moins que la maîtrise du temps.
Perspective
Bien entendu, comme on peut sen douter par mes autres écrits, je ne pense pas que cela soit la finance comme telle qui soit à condamner : on ne reproche pas à un outil ce qu’en fait un artisan mal intentionné. Mais cela éclaire le positionnement réel de la prise de décision. Si, contrairement à la vision démiurgique et réductrice que nous avons évoquée, on cherche à situer le processus de décision économique, y compris financier, dans le contexte de la réalité avec toutes ses dimensions, on est conduit à prendre en compte plusieurs choses. D’abord, le fait que le seul temps réel pour nous est le présent, mais qu’il va disparaître l’instant d’après. Ensuite, que nous projetons notre décision sur un futur qui n’existe pas à ce stade mais qui existera et envers lequel notre responsabilité est engagée, mais que nous ne pouvons pas connaître d’un vrai savoir, car nous faisons seulement des hypothèses. Enfin, que ces décisions que nous prenons au fond sans bien savoir, malgré le soin que nous y mettons, sont tout sauf anecdotiques ou fugitives.
D’abord, bien sûr, parce que leur cumul constitue notre avenir collectif, ce qui est déjà une responsabilité majeure.
Mais c’est ensuite aussi pour une raison plus profonde. Car si l’ensemble prend son sens dans l’Eternité de Dieu, chacune de ces décisions est en un sens éternellement présente ; elle a donc sa valeur en elle-même comme acte posé un jour par un être humain ; et elle s’inscrit dans une tapisserie que nous verrons un jour, mais que Dieu voit ‘déjà’ si on peut dire (hors du temps), et à laquelle Lui-même travaille activement par ce qu’on appelle la Providence. Apparaît alors ce qui fait la valeur essentielle de cet acte, de cette décision quelle qu’elle soit : insérée certes dans le temps du présent et orientée vers l’avenir, elle n’a vraiment tout son sens que sous l’angle de l’éternité.
Revenons à notre décision financière. Elle va prendre dans ce contexte un relief tout à fait différent. Je serai toujours (de tout temps) cette personne qui ayant de l’argent à placer, posée dans son présent et apportant sa pierre à une histoire qu’elle devine en construction, se pose des questions sur l’utilisation optimale de cet argent. Mais ma décision se prendra autrement. Non seulement je ne m’illusionnerai pas sur le pouvoir prédictif des marchés, ou ma connaissance de l’avenir, mais je prendrai ma décision en tentant d’insérer mon acte dans l’ensemble de ce que Dieu attend de moi dans sa Providence ; et cela commence par le souci de la société humaine, de ce qu’elle est aujourd’hui et de ce qu’elle sera demain, y compris en termes écologiques ou de générations futures. Non que j’ai à prendre tout seul en charge, puisque je ne suis qu’un point mouvant du temps, mais là où je suis, je poserai mes actes, y compris financiers, à cette lumière ; j’intégrerai ces actes dans l’ensemble de mes responsabilités envers Dieu et envers les hommes. Sous l’angle de l’éternité.