mercredi 1er avril 2020
Un thème a émergé récemment, qui peut apparaître comme une alternative communautaire au marché et à l’Etat, les ‘communs’. La notion est populaire dans certains milieux, qui imaginent une solution magique permettant d’échapper au marché et à l’Etat. Encore faut-il bien voir de quoi on parle. Au sens propre, utilisé par les économistes, ce sont ces biens, collectifs dans leur propriété mais en général consommés individuellement, que le marché ne sait pas traiter, comme par exemple un pâturage, des bois ou des zones de pêche. La vie rurale traditionnelle y avait amplement recours. Mais cela suppose une vraie organisation. Les économistes parlent en effet de la « tragédie des communs », qui vient du fait qu’ils ne sont pas propriété de quelqu’un en particulier, mais accessibles à tous, avec le risque que chacun se dépêche de prendre ce qu’il peut avant l’épuisement de la ressource par les autres. Ainsi avec les océans aujourd’hui. L’expérience montre que, quand elle fonctionne, la prise en charge par la communauté concernée est la meilleure réponse possible mais avec une gestion spécifique à ces ‘communs’, collectivement assumée. L’autorité publique n’intervient pas directement, mais veille à ce que les bonnes règles soient en place.
Elinor Ostrom , prix Nobel d’économie, a écrit le livre de référence sur les communs ‘classiques’ : Governing the Commons (The Evolution of Institutions for Collective Action). Dans tous les cas qu’elle analyse, un ressource est limitée, mais renouvelable, et un accès libre de tous conduirait à cette ‘tragédie des communs’. Elle montre en détails sur la base de cas réels (traditionnels ou plus récents) la possibilité de modes de gestion collectifs efficaces, respectueux de l’environnement, qui ne sont ni fondés sur le marché, ni régis par une autorité. Mais elle souligne en même temps la difficulté pour les mettre en place et les faire fonctionner, et leur vulnérabilité. Ce modèle d’interaction non libéral suppose en effet une prise en charge commune consciente, avec souvent une perspective intergénérationnelle. On définit en particulier avec précision qui a accès à quoi, quand, comment, et pour en tirer quoi, le tout géré par la communauté et surtout surveillé par elle, c’est-à-dire par chacun des membres. Il y a dès lors, dit-elle, une certaine taille de la communauté au-dessus de laquelle les communs ne marchent plus. Une autre condition importante de succès est le soutien ou au moins l’absence d’interférence des autorités.
La tentation est grande d’extrapoler ces exemples sympathiques à d’autres domaines, estimant que le raisonnement sur les ‘communs’ peut s’étendre largement dans l’économie. Certains considèrent par exemple que la monnaie est un de ces ‘communs’ et doit être gérée comme telle. Mais cela va contre l’analyse d’Ostrom dont ils se réclament. En réalité, une bonne monnaie est certes une part essentielle du bien commun, mais ce n’est pas un ‘commun’ au sens propre : elle est appropriée privativement sans inconvénient ; elle n’est pas épuisable comme un banc de pêche ou la pureté de l’air, car une fois créée, l’usage ne la consomme pas et la quantité disponible subsiste ; et inversement, chacun n’a pas accès à sa création : elle est contrôlée, mais n’a pas de limite intrinsèque. La question à son sujet est plutôt : comment en créer la quantité adéquate et la distribuer au mieux dans l’économie ? Je ne m’y étendrai pas, mais on ne voit pas à ce stade comment l’assurer autrement que par le marché ou l’Etat, ou plutôt une combinaison des deux. Le mécanisme actuel (création bancaire, sous contrôle étroit de la banque centrale) est décentralisé et c’est sans doute le moins mauvais car il reflète les besoins de l’économie - s’il est bien géré bien sûr, ce dont on peut débattre pour la situation actuelle.
De façon analogue, on ne peut pas considérer comme ‘communs’ les organisations ou entités possédées et gérées de façon collective, mais dont la nature est privée, comme toutes les formes de mutuelles et coopératives ; encore moins les ‘entreprises publiques’. Dans tous ces cas, la propriété et de la gouvernance sont organisées différemment de celles des entités privées, mais il y a une appropriation privée même si elle est collective, et l’activité concernée elle-même ne pose pas de problèmes économiques distincts de ceux de l’activité privée.
Au-delà de ces cas, on parle de façon plus générale de ‘biens publics’, pour désigner des biens qui servent à toute la communauté et dont chacun profite, en général gratuitement, mais qui ne sont pas produits par le marché (quoique souvent nécessaires à celui-ci). Ils font éminemment partie de ce qu’on appelle ‘bien commun’, même si ce dernier est plus large. Cela peut aller d’institutions ou d’usages communs, par exemple le droit, la moralité ambiante, la paix publique etc., à des éléments plus matériels comme la plupart des biens environnementaux (ozone, climat, pureté de l’air ou de l’eau etc.). Le risque avec ces derniers est un usage excessif, comme pour les ‘communs’ au sens précédent, mais dans ces cas il n’est en général pas possible de les réguler comme ces derniers au niveau de la communauté locale. Le risque avec les premiers est souvent inverse : qu’ils ne soient pas assez présents parce que la population ne s’en soucie pas assez ou mal.
Il est clair que lorsqu’on a affaire à de tels biens publics, une gestion purement privée ne suffit pas. En effet l’avantage que chacun en retire suppose la participation de tous, mais il n’y a pas de lien direct entre ce que chacun donne et ce qu’il reçoit. En général cela suppose un consensus et des valeurs communes, ainsi que des institutions publiques et des politiques, et une bonne articulation entre eux. Cela dit, s’il y a intervention d’une forme d’autorité, ce n’est pas nécessairement la puissance publique seule ou en direct, tant s’en faut : ce peut être des structures privées de type professionnel, coopératif ou analogues. En tout cas il est en général essentiel qu’il y ait une forme d’adhésion de la population concernée, pour qu’elle joue son rôle dans la production de ces biens, plus une organisation, et des règles de fonctionnement efficaces. Or comme l’a montré E. Ostrom dans des configurations plus simples, cela ne va pas de soi. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles dans nos sociétés, on en revient souvent au marché ou à l’Etat, structures qui pour pouvoir fonctionner sont bien moins gourmandes en termes d’exigences culturelles et morales. Sachant que même le marché et l’Etat supposent une forme de moralité ambiante ; la coercition seule suffisant rarement et étant trop coûteuse. Et surtout, le bien que peuvent apporter des mœurs bienveillantes ou civilisées ne peut en général pas être assuré par le marché ou par la force publique.
Notre problème est donc là : dans ce recours excessif soit au marché soit à l’Etat. Notre enjeu collectif est inverse : favoriser à la fois la responsabilisation et la moralisation, sur la base d’une culture commune ; ainsi que la subsidiarité, par délégation à des entités intermédiaires assurant une tâche commune sans être la puissance publique. Ce qui suppose un renouvellement en profondeur de la société, à l’opposé exact du relativisme ambiant.
Publié par Politique magazine N° 190 -Avril 2020 https://www.politiquemagazine.fr/ec...