mercredi 20 mars 2013
L’Europe vient de décider de frapper un supposé grand coup contre les rémunérations excessives dans la finance : un ratio de 1 pour 1 entre la partie fixe du salaire et la partie variable (les fameux bonus). Les média applaudissent.
Curieuse victoire, qui ne plafonne pas les rémunérations contrairement à ce qui est dit, mais pousse les banques à augmenter les salaires fixes si elles veulent continuer à payer grassement leurs traders. On reste donc dans l’amateurisme, alors que la question mérite un vrai examen.
Je distingue pour cela trois niveaux d’analyse.
A un premier niveau d’analyse, le fait que les activités de marché financiers permettent des rémunérations très élevées n’est pas en soi aberrant. Rappelons d’abord que ce niveau de rémunérations ne résulte pas nécessairement de dysfonctionnements du marché : on peut en effet concevoir un système financier suffisamment régulé pour que l’allocation de ressources qu’il opère soit acceptable, sans risques disproportionnés, mais dont les opérateurs gagnent à l’occasion des sommes énormes. Car ce peut être l’activité elle-même qui le permet, ou l’innovation, ne serait-ce que du fait des masses en cause. Certes un gain disproportionné est contestable dans sa source même, parce que disproportionné. Mais il n’est pas toujours évident qu’il y ait toujours excès de gain. L’activité de marché financier est une activité qui peut être à risque élevée, ce qui implique une certaine rémunération, utile dans le cas idéal : assurer le mécanisme de formation des prix dans les meilleures conditions possibles, animer le marché en lui donnant en permanence la liquidité dont il a besoin ; et par là donner la base de référence à une meilleure allocation des ressources et permettre la mise en rapport des projets (émetteurs de titres) et des capitaux (investisseurs). Bien entendu le fonctionnement réel du marché n’est pas idéal sur ce plan comme on le reverra ci-après. Mais celui qui par exemple prend intelligemment position en jouant des irrégularités que le marché présente et en corrigeant par là ces irrégularités ( ce qu’on appelle arbitrage) fait un profit qui compte tenu de la taille de ce marché est énorme, mais peut être utile : sans cela le marché serait plus sporadique, moins liquide et moins arbitré, donc moins fiable. De même pour celui qui sait discerner les investissements sains et porteurs d’avenir.
La rémunération des traders ne doit donc pas obnubiler : derrière elle il faut s’intéresser d’abord à celle de l’activité elle-même, aux gains du secteur en général. Et si le gain du secteur apparaît cas par cas justifié ou acceptable, il est difficile d’en priver les opérateurs qui matériellement le produisent (en utilisant les ressources de leur firme certes, mais sans eux les opérations ne se feraient pas). D’où des rémunérations qui peuvent être considérables. Au premier abord, ce n’est pas toujours anormal en soi – même si c’est loin de justifier toutes les rémunérations constatées.
Si maintenant on introduit une dimension d’exigence collective, la question de personnes ayant des rémunérations extrêmement élevées et jugées disproportionnées pose un autre problème. Mais d’abord que veut dire : disproportionné ? On en reste trop souvent ici à des considérations égalitaires sommaires : le fait que des patrons ou de simples traders soient rémunérés des millions ou dizaines de millions d’euros, ou que des indemnités de départs se chiffrent en dizaines et parfois centaines de millions etc. heurte beaucoup de chrétiens, et d’autres. Ceci dit l’argument purement égalitariste est moins évident qu’il ne paraît. Même d’un point de vue chrétien, on ne trouve rien dans l’enseignement de l’Eglise qui aille dans le sens d’une limite en soi, d’un égalitarisme de principe. Ce qui est gagné par les uns n’est d’abord pas nécessairement pris aux autres comme dans le partage d’un gâteau. Surtout, l’accent est mis sur la responsabilité, notamment envers les autres, et sur la justice, qui conduit à rétribuer chacun selon son apport, moyennant niveau minimum digne pour tous. Celui qui est riche est critiqué non parce qu’il est riche (sauf s’il a volé son argent), mais pour ce qu’il fait : soit qu’il oublie ses devoirs envers les pauvres (qui sont considérables), soit qu’il fasse un dieu de son argent, l’un et l’autre étant souvent liés. Outre l’origine de l’argent, c’est l’usage des biens qui compte.
En même temps, qu’il n’y ait pas égalitarisme ne signifie pas qu’il soit justifié de pratiquer n’importe quelle rémunération ou d’accepter n’importe quel gain. Car intervient ici la justice. La doctrine distingue la justice commutative et la justice distributive. La première concerne les échanges : elle implique que les deux éléments échangés soient de même valeur ; sinon il y a vol. Appliqué à une rémunération, cela signifie qu’elle doit correspondre à la prestation réalisée. Il ne suffit pas qu’il y ait un contrat signé par des parties libres ; la valeur du service doit réellement correspondre à ce qui est payé. La justice distributive vient ensuite, par considération de la place de chacun dans la société, qui doit recevoir ce qui lui est ‘dû’ à ce titre, variable selon la société et la position ou l’apport de chacun.
La justice commutative
Prenons d’abord la justice commutative. Je ne parle pas ici de la rémunération des patrons, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire : qu’ils gagnent beaucoup n’est pas nécessairement injustifié, mais cela n’a de sens que si leur prestation est exceptionnelle. Mais c’est rare. Et la pratique est décourageante. Les exemples, français, américains, ou autres, montrent une faible corrélation entre bien des rémunérations de dirigeants, souvent princières, et la bonne marche de l’entreprise. Cette situation est choquante. Les propriétaires ne font pas leur travail. Il faut donc les encourager à le faire, éventuellement avec énergie. Et si la situation ne s’améliore pas, une intervention publique s’impose. Non par égalitarisme. Mais pour rétablir la justice, comme viennent de le faire les Suisses, par référendum.
Très différent est le cas des rémunérations élevées des traders. On pourrait les rapprocher des cas de spécialistes, et bien sûr des chanteurs, acteurs ou sportifs. Selon la justice commutative la question est : apportent-ils une ‘valeur’ correspondante à leurs émoluments ? On peut le prétendre, si on ne le mesure qu’en argent. De même qu’un chanteur célèbre attire du monde, lequel paye ses places ou ses enregistrements, un trader efficace fait gagner de l’argent (sous réserve de la validité de l’activité elle-même). Est-ce à dire que tout cela est moralement juste ? Pas sûr. Car il reste à porter un jugement sur la transaction elle-même. Certes la personne a fait gagner beaucoup d’argent. Mais est-il moral qu’une telle prestation soit rétribuée si haut ? Comme on le voit alors, le problème est alors en amont, dans le système de valeurs de la société, dans les transactions qu’elle permet ou encourage. Si dans une société chacun paye pour s’arracher les borborygmes d’un chanteur vulgaire, il gagnera beaucoup d’argent. Mais pourquoi paye-t-on tant ces bruits abrutissants ? Avant de faire des lois sur les émoluments des chanteurs, il faut donc se poser la question des valeurs collectives.
Même chose pour les traders. Si leur activité est nocive, régulons-la. Si ce qu’ils font est utile au vu du rôle collectif légitime des marchés, les plus talentueux gagneront beaucoup d’argent, et à première vue ce ne sera pas aberrant. Mais encore faut-il que la rémunération comporte une juste participation aux risques de l’activité - sinon à nouveau elle est injuste. De ce point de vue la situation prévalant avant 2008, où les risques étaient pour la banque (et le cas échéant la collectivité) et les profits pour les personnes (traders ou dirigeants) était aberrante. Au-delà d’un certain niveau, les personnes réalisant des gains appréciables sur des activités risquées doivent être responsables sur la longue durée, et sur tous leurs biens. On a introduit des mesures en ce sens, mais elles restent timides.
La justice distributive
La deuxième question à se poser ensuite est celle de la justice distributive. Elle vise les effets collectifs de telles rémunérations, leur insertion dans le fonctionnement de la société dans son ensemble. Je ne parle pas ici de la répartition générale des revenus dans la société (qui peut conduire à une redistribution fiscale) car elle est indépendante de la source du revenu. En revanche, même justifiées en termes de justice commutative, des rémunérations très élevées peuvent par leur attrait donner aux activités concernées un rôle ou un prestige social anormaux, qui conduit à distordre le système de valeurs collectif de la société. Pour toutes ces raisons, on voit mal la société se désintéresser par principe de toutes les rémunérations qui apparaissent manifestement disproportionnées en regard de l’apport de l’activité concernée à la société. Dans de tels cas, la justice distributive tendra à s’interroger sur ces rémunérations (et cela, bien au-delà de la finance). En fonction de quoi, à nouveau, une intervention publique peut s’avérer nécessaire, si l’enjeu est important et si la société ne parvient pas à se réguler sans une telle intervention. Naturellement elle suppose une analyse précise du cas considéré et de ses effets et signification ; et elle ne saurait s’arrêter au trader : à nouveau il faut d’abord analyser l’activité elle-même, car c’est elle qui pose la question principale. Encore faut-il en outre que le remède ne soit pas pire que le mal : il vaut mieux, en général, ne pas intervenir que le faire de façon contreproductive (et les interventions publiques le sont très souvent). Enfin, il faut autant que possible qu’une telle action intervienne au niveau international (sinon l’activité se délocalise aussitôt).
A la lumière de ces analyses toutefois, la mesure européenne de rapport maximal 1 pour 1 entre le fixe et le variable est une sottise. Outre qu’elle reste compatible avec des rémunérations élevées, elle conduit d’une part à augmenter fortement la partie fixe, ce qui est dangereux pour la banque et source d’irresponsabilité accrue pour le trader, sans que cela diminue l’attrait des opérations risquées, qui seront encore plus juteuses pour la banque, tandis que le trader restera incité à les poursuivre. Et d’autre part elle met les pays qui appliquent ces mesures et leurs banques en grave désavantage par rapport aux autres (américains ou asiatiques). Il eût été bien plus intelligent d’obliger à une possibilité de récupération des pertes sur les gains sur longue durée d’une part, et d’autre part de décider qu’à partir d’un certain niveau élevé les traders (et les patrons) devenaient totalement responsables des résultats de la firme dans la durée, sur la totalité de leurs actifs : c’était la règle autrefois pour les partners des firmes de Wall Street. Et surtout de s’intéresser de plus près à la réforme des marchés et des activités.
Reste en effet à savoir si, au-delà des rémunérations, les profits même du secteur sont collectivement justifiés, c’est-à-dire si le fonctionnement des marchés est satisfaisant ou au moins acceptable. C’est sans doute un point essentiel. Car si les profits sont élevés et justifiés, on voit mal comment empêcher les rémunérations de ceux qui les ont produits de l’être aussi. Outre Jean Peyrelevade, le point est évoqué par Peter Boone et Simon Johnson. [1] Le fait est que les graphiques de comparaison entre les profits du secteur financier et ceux des autres entreprises montrent d’étranges distorsions : leur relation est stable de 1929 à 1987 ; il y a eu ensuite croissance démesurée du financier par rapport au reste, du moins jusqu’à la crise de 2007-2008. Et les chiffres portant sur les rémunérations de professionnels montrent la même tendance à la surrémunération de la finance par rapport aux autres secteurs, sur les mêmes périodes. Expliquer cela par une croissance spectaculaire de la productivité relative du secteur financier n’est pas crédible. Le lien avec la dérégulation financière est en revanche direct, hypothèse corroborée par le fait qu’on note le même décalage dans les années précédant 1929. Il y aurait donc eu création artificielle d’une richesse apparente mais qui ne représente pas une valeur ajoutée réelle. On pourrait alors parler de prédation.
En supposant que l’analyse soit confirmée, reste à expliquer comment cela peut se produire. On peut grouper les facteurs explicatifs en deux catégories. Il y a d’abord tout ce qui peut se relier à l’organisation des marchés et de l’activité. On soupçonne alors l’utilisation de positions dominantes ou privilégiées. Pour y remédier, la référence qui s’impose est la mise en place d’un marché ouvert et compétitif. Un facteur aggravant peut être l’innovation financière, souvent liée à des promesses de meilleure gestion du risque : compte tenu des spécificités du secteur, il n’est pas évident que toute innovation en matière financière soit source de progrès (même si elle l’est souvent aussi), notamment si le client paye cher une complexité inutile pour lui, ou, pire, incompréhensible. Et naturellement les initiés compétents en tirent a priori plus de profit.
Un deuxième grand facteur explicatif est la prise de risque. Elle a sans doute joué un rôle majeur dans la crise. Ce peut être d’abord par le biais des modèles, selon des stratégies conscientes ou non de jeu sur les probabilités, permettant d’empocher de considérables profits pendant la période où des moyennes statistiques prises comme normales (par extrapolation du passé) sont respectées. Cela vaut en un sens pour tous les modèles, qui tendent à faire l’impasse sur le cas le moins favorable. Dans la pratique en effet la queue de la courbe de Gauss, jugée improbable, se produit souvent un jour, car un marché ne respecte pas une distribution de ce type. Mais il peut être rationnel pour les personnes concernées, et collectivement mauvais, de négliger cette hypothèse, s’ils gagnent assez pendant la période favorable. Ce peut être ensuite par le biais du crédit. Jean Peyrelevade relève notamment, parmi les dysfonctionnements, la prédation par effet de levier excessif, qui est une forme de mauvaise répartition des risques et rémunérations. Soit que le risque pris par les banques (qui prêtent à l’entité considérée, permettant ainsi l’effet de levier) est excessif et/ou sous-rémunéré ; soit que la société dans son ensemble finisse par porter le risque, notamment les contribuables. Cela ne condamne pas en soi l’existence d’un levier et plus généralement tout financement à crédit : tant que les fonds propres de l’emprunteur sont supérieurs aux risques (mesurés avec une vraie marge de sécurité), un financement partiel par endettement est justifié. Mais cela montre que dans certaines circonstances la perception erronée du risque aboutit à ce que certains disposent d’un crédit trop abondant ou trop bon marché, qui gonfle les profits immédiats et les rémunérations personnelles, et accroît le risque d’ensemble.
Je ne me livrerai pas à une analyse économique de ces accusations et de leur importance. Pour mon propos ce qui importe est que de tels cas existent et qu’ils puissent être significatifs. Que faire alors ? Comme toujours il y a deux niveaux, celui de la régulation et celui de la conduite personnelle. Pour le premier, il est clair que des rémunérations ou gains élevés sur la durée sont un signal qui doit conduire à se demander s’il y a réellement service rendu exceptionnel, ou, plus probablement, dysfonctionnement du marché. Et si la réponse est celle-ci, à intervenir s’ils le peuvent : des règles publiques ou professionnelles peuvent en tout ou partie offrir des éléments de réponse, notamment l’organisation du marché (cotation sur plateformes visibles, règles de transaction, transparence des informations, compensation etc.), ainsi que la surveillance de la concurrence et le relèvement des exigences prudentielles, comme vient de le faire Bâle III.
Au niveau de la conduite personnelle ensuite, d’un point de vue moral on ne peut pas considérer une rémunération justifiée du seul fait qu’elle est possible et légale. Il est essentiel de vérifier en conscience qu’elle n’est pas fondée sur une injustice à l’égard de quelqu’un d’autre. Ce qui vise notamment une possible surfacturation du service, l’exploitation d’une situation qui lèse quelqu’un d’autre, sans parler de promesses trompeuses. Ce n’est pas le cas si on profite d’un différentiel de prix objectif. Mais ce l’est si on exploite la naïveté d’un prêteur, ou son incompétence. Ou si on utilise des techniques aboutissant à dissimuler abusivement ce qu’on fait par rapport au marché. Ou à exploiter une position dominante. Etc. Dans ces cas la morale s’y oppose, et la réglementation aussi, du moins si elle y arrive.
(Version adaptée d’un passage d’un livre à paraître bientôt : Finance : un regard chrétien)
[1] Dans Adair Turner et autres The Future of Finance : The LSE Report London School of Economics and Political Science 2010 ; p. 291.