mardi 15 octobre 2019
On peut être surpris de voir évoquer la dimension économique du mariage chrétien. Pourtant non seulement elle est incontournable, mais elle éclaire le rôle unique du mariage et par là de la famille, y compris dans la constitution de la société, et donc dans l’économie.
Moralité : si on veut préserver la réalité et l’apport propre de la famille, c’est elle qu’il faut voir comme unité de base, à la fois hors du champ économique, et dans ce champ. C’est elle qui doit être au centre.
Suite
Paru en Octobre 2019 dans la Revue Liberté politique, dossier
http://www.libertepolitique.com/La-....
MARIAGE CHRETIEN ET ECONOMIE
On peut être surpris de voir évoquer la dimension économique du mariage chrétien. Pourtant non seulement elle est incontournable, mais elle éclaire le rôle unique du mariage et par là de la famille, y compris dans la constitution de la société. Rappelons d’abord brièvement les principes posés par l’enseignement de l’Eglise.
Le mariage
Le Catéchisme de l’Eglise catholique (CEC) est apparemment peu disert que la dimension économique du mariage et de la famille. Mais les principes qu’il pose ont des conséquences économiques importantes. Ces points sont plus développés par le Compendium de la Doctrine sociale de l’Eglise, notamment au chapitre V (N° 215 sqq.).
Le CEC note au N° 1604 que le mariage est fondé sur l’amour des conjoints, et que cet amour est « destiné à être fécond et à se réaliser dans l’œuvre commune de la garde de la création ». Qui dit amour dit don mutuel, et ceci englobe évidemment les biens matériels. Et comme on voit au 1607, cela débouche sur « la belle vocation de l’homme et de la femme d’être féconds, de se multiplier et de soumettre la terre (cf. Gn 1, 28) » : "Et Dieu les bénit et il leur dit : Soyez féconds, multipliez-vous, remplissez la terre et soumettez-la", donc une dimension économique. Mais le CEC ajoute aussitôt que les effets du péché sont là (N° 1609) : « les peines qui suivent le péché, les douleurs de l’enfantement (cf. Gn 3, 16), le travail "à la sueur de ton front" (Gn 3, 19), constituent aussi des remèdes qui limitent les méfaits du péché. Après la chute, le mariage aide à vaincre le repliement sur soi-même, l’égoïsme, la quête du propre plaisir, et à s’ouvrir à l’autre, à l’aide mutuelle, au don de soi. » Le travail est donc de fait mis au centre de la vie familiale ; il est peine et remède à la fois. Notons qu’en bonne logique le travail ainsi compris devrait inclure a priori celui qui est fait au sein la famille, comme celui qui est fait au dehors, même si ce n’est pas précisé.
Comme on sait, cet amour conjugal (N° 1643) « exige l’indissolubilité et la fidélité dans la donation réciproque définitive ; et il s’ouvre sur la fécondité » D’où (N°1644) « l’unité et l’indissolubilité de leur communauté de personnes qui englobe toute leur vie » dans un « don mutuel total ». L’insistance sur le don, à nouveau, comprend dans une large mesure une dimension économique. De même l’ouverture à la fécondité, au N° 1652 : « c’est par sa nature même que l’institution du mariage et l’amour conjugal sont ordonnés à la procréation et à l’éducation qui, tel un sommet, en constituent le couronnement (GS 48, § 1) ». En outre (N° 1653) « la fécondité de l’amour conjugal s’étend aux fruits de la vie morale, spirituelle et surnaturelle que les parents transmettent à leurs enfants par l’éducation. Les parents sont les principaux et premiers éducateurs de leurs enfants. » Et (N° 1657) « le foyer est ainsi la première école de vie chrétienne et "une école d’enrichissement humain" (GS 52, § 1). » Il y a donc une tâche majeure pour le couple, et a fortiori le couple chrétien : l’éducation des enfants. Tâche dont la dimension économique est évidente : outre son coût direct, et le besoin de ressources extérieures que cela implique, elle comporte surtout un travail. Education au sens large qui est d’abord de la responsabilité des parents, avant de voir l’Etat intervenir.
Résumons ces éléments économiques : un principe de base, le don mutuel, sans limite dans le temps, qui s’exerce dans le cadre de la famille que le couple instaure ; et un travail compris comme essentiel et indispensable, pour assurer la vie de la famille et pour élever et éduquer les enfants. Inutile de souligner ici la valeur inestimable de cette éducation pour la société, et donc pour l’économie aussi. Le tout, déjà présent dans le mariage naturel, se trouve élevé dans le mariage chrétien comme ‘valeur’ fondamentale.
Il faut en outre souligner ici avec Stefano et Vera Zamagni , que la famille chrétienne ainsi comprise n’est en aucune façon fondée sur le contrat contrairement à la conception prévalant dans le droit actuel depuis la Révolution. Il ne s’agit en effet pas d’échanger mais de donner, en créant une relation humaine qui est un but en elle-même, dans un engagement mutuel respectueux de chacun et ouvert à la procréation. Mais si cela l’inscrit sur un plan distinct de l’économie marchande, cela comporte une dimension économique au sens large, en elle-même et par son interaction avec l’économie marchande.
Famille et économie dans le Compendium
La famille a besoin de la société pour vivre et jouer son rôle, et en même temps lui apporte une contribution irremplaçable. Le Compendium développe le rôle social et par là économique de la famille dans le IV (La famille, protagoniste de la vie sociale, N° 246 sqq.). Cela vise déjà la solidarité et le droit à agir dans la société. Mais surtout dit le N° 248 « le rapport qui existe entre la famille et la vie économique est particulièrement significatif. D’une part, en effet, l’‘économie’ est née du travail domestique : la maison a longtemps été et continue d’être - dans de nombreux endroits - une unité de production et un centre de vie. D’autre part, le dynamisme de la vie économique se développe grâce à l’initiative des personnes et se réalise, en cercles concentriques, dans des réseaux toujours plus vastes de production et d’échange de biens et de services, qui touchent toujours davantage les familles. La famille doit donc être considérée, à bon droit, comme un acteur essentiel de la vie économique, orientée non pas par la logique du marché, mais par celle du partage et de la solidarité entre les générations ». Notons ces points essentiels : d’un côté on souligne le rôle essentiel de la famille dans l’économie au sens large, mais d’une autre côté on oppose la logique du don qui régit la famille, à la logique du marché, tout en soulignant leur interaction.
Le Compendium ajoute au N° 249 qu’« un rapport tout à fait particulier lie la famille et le travail : ‘La famille constitue l’un des termes de référence les plus importants, selon lesquels doit se former l’ordre social et éthique du travail humain’. Ce rapport s’enracine dans la relation qui existe entre la personne et son droit de posséder le fruit de son travail et concerne le particulier non seulement comme individu, mais aussi comme membre d’une famille, conçue comme ‘société domestique’ ». Il ajoute que « le travail est essentiel dans la mesure où il représente la condition qui rend possible la fondation d’une famille, dont les moyens de subsistance s’acquièrent par le travail. Le travail conditionne aussi le processus de développement des personnes, car une famille frappée par le chômage risque de ne pas réaliser pleinement ses finalités ». En outre, « l’apport que la famille peut offrir à la réalité du travail est précieux et, par bien des aspects, irremplaçable. Il s’agit d’une contribution qui s’exprime à la fois en termes économiques et par le biais des grandes ressources de solidarité que possède la famille et qui constituent un important soutien pour ceux qui, en son sein, se trouvent sans travail ou sont à la recherche d’un emploi. Surtout, et plus radicalement, c’est une contribution qui se réalise par l’éducation au sens du travail et en offrant orientations et soutien face aux choix professionnels. » Nouvelle contribution de la famille à l’économie : la gratuité qu’elle assure entre ses membres et la solidarité qui en résulte permettent le fonctionnement de l’économie.
Dès lors (au N° 250) la famille doit être aidée : « pour protéger ce rapport entre famille et travail, un élément à apprécier et à sauvegarder est le salaire familial, à savoir un salaire suffisant pour entretenir la famille et la faire vivre dignement... Il existe plusieurs façons de rendre concret le salaire familial. Certaines mesures sociales importantes concourent à le déterminer, telles que les allocutions familiales et autres contributions pour les personnes à charge, ainsi que la rémunération du travail au foyer d’un des deux parents. »
Enfin (N° 251) on évoque très brièvement le travail fait au sein de la famille, celui de la femme, et le besoin d’une compensation économique : « dans le rapport entre la famille et le travail, une attention spéciale doit être réservée au travail de la femme dans le cadre de la famille, c’est-à-dire tout le soin qu’elle lui consacre, qui engage aussi les responsabilités de l’homme comme mari et comme père. Ce travail, à commencer par celui de la mère, précisément parce qu’il vise le service de la qualité de la vie et s’y consacre, constitue un type d’activité éminemment personnel et personnalisant, qui doit être socialement reconnu et valorisé, notamment par une compensation économique au moins égale à celle d’autres travaux. En même temps, il faut éliminer tous les obstacles qui empêchent les époux d’exercer librement leur responsabilité de procréation et, en particulier, ceux qui contraignent la femme à ne pas accomplir pleinement ses fonctions maternelles ».
Ce qui conduit enfin le Compendium (N° 252 sqq.) à souligner plus généralement les devoirs de la société envers la famille. Point essentiel, qui part du mariage (252) : « le point de départ pour un rapport correct et constructif entre la famille et la société est la reconnaissance de la subjectivité et de la priorité sociale de la famille. Leur rapport intime impose à ‘la société de ne jamais manquer à son devoir fondamental de respecter et de promouvoir la famille’ ». « Cela requiert que l’action politique et législative sauvegarde les valeurs de la famille, depuis la promotion de l’intimité et de la vie familiale en commun, jusqu’au respect de la vie naissante et à la liberté effective de choix dans l’éducation des enfants. La société et l’État ne peuvent donc ni absorber, ni substituer, ni réduire la dimension sociale de la famille ; ils doivent plutôt l’honorer, la reconnaître, la respecter et l’encourager selon le principe de subsidiarité ». Et au 253 « tout cela requiert la mise en œuvre de politiques familiales authentiques et efficaces avec des interventions précises capables de faire face aux besoins qui dérivent des droits de la famille en tant que telle. En ce sens, la condition nécessaire, essentielle et incontournable est la reconnaissance - qui comporte la protection, la mise en valeur et la promotion - de l’identité de la famille, société naturelle fondée sur le mariage. »
Au-delà encore (N° 254) la famille doit être reconnue comme la cellule de base de la société, plus que l’individu : « la reconnaissance, par les institutions civiles et par l’État, de la priorité de la famille sur toute autre communauté et sur la réalité même de l’État, comporte le dépassement des conceptions purement individualistes et l’adoption de la dimension familiale en tant que perspective culturelle et politique, incontournable dans la prise en considération des personnes [...] Cette perspective permet d’élaborer des critères normatifs pour une solution correcte des différents problèmes sociaux, car les personnes ne doivent pas seulement être considérées individuellement, mais aussi en relation avec les cellules familiales dans lesquelles elles sont insérées, en tenant dûment compte de leurs valeurs et exigences spécifiques. » Demande qui s’adresse évidemment aussi à la dimension économique.
Développement possible de cette conception : la reconnaissance du travail domestique et du rôle du don
Sous l’angle qui nous préoccupe ici, on constate donc dans la Doctrine l’importance de la préoccupation pour les trois questions étroitement liées de la famille, du travail, et du don. Mais on notera d’un autre côté la faiblesse des considérations croisant ces trois préoccupations : on y évoque notamment très rapidement le travail effectué au sein de la famille. L’articulation avec la vie sociale est en effet centrée sur les besoins de la famille exprimés à l’égard de l’extérieur. Education, santé, vie matérielle des enfants sont dit-on de la responsabilité première de la famille, et la société doit l’aider, dans le respect du principe de subsidiarité. Par exemple les écoles dites privées rendent un service public, mais sont un droit, et en conséquence les familles qui y recourent ont un droit à être économiquement aidées. On entre alors dans le champ économique ; mais c’est pour aider la famille, pas pour l’analyser en elle-même sous cet angle. De même pour l’aide médicale ou matérielle aux familles.
En même temps, s’il est noté que dans la perspective d’une économie de libre initiative, la famille est un lieu d’initiative économique, on rappelle que sa logique est tout à fait différente de celle de l’économie marchande. Et cette logique de la famille est première : on ne réintègre pas la famille dans l’économie, on subordonne celle-ci à la famille. Ce qui implique notamment, qu’à côté de l’insistance sur le rôle de la gratuité et du don au sein de la famille, le Compendium réclame des prestations financières de la part des employeurs et de la société. Le fait de base sous-jacent est que l’économie et le marché ne pourraient exister sans la famille. Il est donc logique en réciproque que celle-ci reçoive économiquement ce dont elle a besoin.
Mais comme on voit, la dimension économique apparaît comme besoin de la famille, exprimé à l’égard de la société, d’où l’aide qui doit lui venir, de l’extérieur, y compris l’éventuel salaire familial ; mais pas dans le rôle économique de la famille prise en elle-même (sauf à souligner que sa logique propre doit être préservée). Son fonctionnement interne, notamment le travail qui y est effectué, n’est envisagé sous l’angle économique qu’assez brièvement, sous l’angle spécifique du travail de la femme ; dans ce cas précis une ‘compensation économique’ est envisagée, mais non précisée. Ce point est important : le travail domestique est à peine mentionné, alors même que par ailleurs la Doctrine sociale parle abondamment du travail, mais (hors cet exemple) c’est toujours du travail rémunéré (N° 256 sqq.). Elle voit dans le travail une dimension essentielle de l’accomplissement de l’homme, avec principalement en vue le travail dans l’économie, à l’extérieur. Pourtant, même si le point n’est pas développé comme tel dans les textes, il est manifeste que logiquement cette conception du travail doit s’appliquer intégralement aussi au travail domestique, car lui aussi doit être vu comme lieu et moyen (partiel) de la plein réalisation de la personne humaine. On peut en déduire que tant la communauté familiale que la société devraient pleinement reconnaître la dignité essentielle, créatrice, du travail ainsi accompli au sein de la famille, peut-être plus encore que tout autre, et le besoin d’une réciprocité adéquate. D’autant que le travail domestique n’est pas un loisir, qui dépend du seul arbitraire de l’individu ; c’est une tâche socialement essentielle ; et que la société ne le reconnaît pas à sa juste valeur.
Dans un autre ordre d’idée, on pourrait ajouter que la famille, lieu par excellence du don, peut et doit jouer un rôle important dans les développements attendus par Benoît XVI dans Caritas in veritate sur le rôle selon lui essentiel du don dans la totalité des activités collectives, même économiques. Ainsi au N° 36 : « le grand défi qui se présente à nous […] est celui de montrer, au niveau de la pensée comme des comportements, que […] dans les relations marchandes le principe de gratuité et la logique du don, comme expression de la fraternité, peuvent et doivent trouver leur place à l’intérieur de l’activité économique normale. » Et notamment (au 37) « qu’il faut donner forme et organisation aux activités économiques qui, sans nier le profit, entendent aller au-delà de la logique de l’échange des équivalents et du profit comme but en soi. » Or c’est justement ce que fait la famille. Notons pourtant que le pape ne la liste pas parmi les entités fondées sur le principe du don mais ayant un rôle économique. C’est pourtant évidemment ce qu’elle fait. En revanche le pape ouvre un espace au rôle du don dans l’économie même, et à la fécondation mutuelle entre organisations, qu’elles soient fondées sur le marché, sur le pouvoir d’Etat, ou sur le don. Ce qui intéresse directement la famille. Perspective qui conduit à réfléchir sur l’apport possible de la famille, cette entité économique majeure basée sur le don, au fonctionnement même du reste de l’économie, par fécondation mutuelle. Après tout, autrefois, les unités de production et les unités familiales n’étaient pas nettement distinctes. Que dire d’une entreprise qui reconnaîtrait que ses collaborateurs sont d’abord des membres de famille plus que des individus porteurs d’une force de travail ? Et qui organiserait les carrières, féminines notamment (mais pas seulement), ou la programmation du travail, en intégrant ce principe ?
Synthèse sur la Doctrine
En résumé, ce qui apparaît ici dans l’enseignement de l’Eglise est une double série d’idées. D’un côté, la famille se révèle comme une unité communautaire profondément originale, vitale pour la société, notamment pour la formation des enfants et l’avenir de tous, donc prioritaire. Par ailleurs, elle n’est pas fondée sur le calcul économique, tout au contraire, mais sur la gratuité, le don et l’amour, qui découle du mariage. Cela implique des devoirs envers elle de la part de la société, appelés à se traduire en termes économiques : de la part des employeurs, qui doivent intégrer la vie familiale de leurs collaborateurs (voire leur rémunération) comme un élément essentiel ; et de la société dans son ensemble, par la fourniture de prestations économiques à la famille (santé, rémunération complémentaire, appui à la liberté scolaire, voire salaire familial etc.).
D’un autre côté, le fait est que la famille est aussi le lieu de réalisation d’un vrai travail. Si on suit la logique de la Doctrine, ce travail plus encore que tout autre a lui aussi comme tel une dignité majeure et devrait être reconnu à ce titre, déjà à l’intérieur de la famille même, et par la société ensuite. Mais cette extension n’est pas faite de façon explicite par la Doctrine, sauf très brièvement dans le cas des femmes. On peut ajouter que dans la logique de la Doctrine (même si elle ne le dit pas non plus explicitement) ce travail comprend lui aussi une dimension majeure d’entrepreneuriat et de créativité, et un rôle essentiel dans la réalisation de la personne concernée. Et même poursuivre dans la ligne de Benoît XVI en soulignant que la famille étant le lieu principal d’affirmation et de mise en œuvre du principe de gratuité, elle est logiquement et même par excellence une de ces réalités du secteur non-marchand dont on peut attendre une influence bénéfique sur l’économie, par fertilisation croisée au titre de la gratuité et du don. Voilà un point où la Doctrine sociale devrait être développée et étoffée ; mais elle contient déjà les principes permettant cette élaboration. Inutile bien sûr, en revanche, de souligner l’ampleur du changement du regard, et des priorités dans la société, que cela implique.
Voyons maintenant la question sous l’angle de l’économie.
On sait que la science économique fait une redoutable impasse sur le travail domestique, le travail fait au sein de la famille, impasse qui peut paraître anodine au niveau des manuels universitaires, mais qui impacte gravement notre perception de la réalité et nos choix. Communauté de base de la société, la famille assure gratuitement des prestations vitales pour cette société, même considérées sous l’angle économique le plus concret : outre la solidarité et les services mutuels de ses membres, elle est le lieu de la naissance et de l’éducation des enfants, donc, en termes matériels, de la reproduction de la société, de la production du facteur économiquement le plus important, l’homme ; c’est donc l’endroit où se fait l’investissement le plus vital pour elle. Or ce travail essentiel n’est comptabilisé nulle part, et donc non considéré. L’impasse va même plus loin, car à bien des points de vue l’unité de base économique réelle n’est pas l’individu, mais la famille, comme le notait le Compendium ; les gens prennent en effet leurs décisions de dépense et d’investissement dans ce cadre. C’est donc là que la science économique devrait examiner leur comportement, mais elle ne le fait que très rarement.
On sait aussi que le temps passé à éduquer des enfants est compté pour zéro - on ne compte que les dépenses extérieures qu’ils occasionnent, nourriture, logement et autres, au même niveau que des animaux de compagnie. Si on remplaçait tous les enfants par des chats, on ne changerait pas grand-chose économiquement. Pourtant à terme on détruirait l’économie, puisqu’il n’y aurait plus personne. Mais aucun indicateur ne le dira. Pourquoi cette impasse ? Parce que toutes les mesures d’activité économique sont basées exclusivement sur ce qui fait l’objet d’un paiement en argent. Toutes les transactions marchandes bien sûr, mais aussi tout ce qui est lié à la puissance publique, impôts et prestations. En revanche, ce qui est donné ou échangé sans dimension monétaire n’est ni enregistré ni analysé ; tout se passe comme si cela n’existait pas. Or comme on l’a dit, c’est vital, non seulement pour la vie commune en général, mais pour la vie économique elle-même, même prise au sens étroit. Il y a donc une vraie faille dans l’analyse, et donc dans la réalité des décisions. Une des conséquences de ceci est par exemple le fait que la dégradation collective qu’implique l’effondrement actuel de la natalité dans les pays avancés, l’absentéisme des parents, ou le relâchement de leur souci éducatif, n’est enregistrée nulle part. Pire, cela permet l’augmentation du PNB, si les parents en profitent pour dépenser plus ailleurs, ou pour gagner plus. Les statistiques actuelles diront qu’il y a un progrès, alors qu’en termes de prestations réelles, il y aura régression, éventuellement mortelle.
Que faire ?
Il y a d’abord bien sûr une question de mesure économétrique. Il y a ensuite la question de la revalorisation des prestations : faut-il verser par exemple un salaire aux mères de famille ? Cela aurait l’avantage de souligner leur apport réel, qui est massif. En même temps, la question va bien au-delà. Car ce salaire, ou toute allocation familiale, ne sera jamais à la hauteur de la contribution, car celle-ci est gratuite et unique. En fait il faut donc distinguer trois questions : celle de la prise en compte statistique du travail domestique ; celle de son éventuelle rémunération sur le plan économique ; et celle encore plus essentielle du changement nécessaire du regard sur l’activité domestique et par là sur l’activité humaine en général, et notamment sur le rôle de la gratuité. Dit autrement, refléter comptablement ou pécuniairement la réalité de ce travail serait un progrès appréciable, mais ne nous dispenserait pas d’une modification radicale du regard, qui doit nous conduire à remettre cette communauté vitale qu’est la famille au centre de l’attention, y compris des économistes. Tout en continuant à la voir d’abord comme une communauté de don gratuit. Sans ce don, pas de société, pas d’économie .
La mesure du travail domestique
Reste qu’il y a un intérêt réel à tenter une mesure du travail domestique par des méthodes inspirées de l’économie classique, comme l’ont tenté de nombreux travaux. Les méthodes varient mais reposent pour l’essentiel sur des enquêtes, permettant d’évaluer le temps passé à diverses tâches domestiques : ménage, cuisine, enfants, bricolage, tris divers ou autres. Cela suppose de les définir en les distinguant du travail rémunéré, mais aussi du loisir pur. Ce temps est alors multiplié par une évaluation de coût horaire. Naturellement le résultat varie de façon importante selon la méthode utilisée. Notons que par définition aucune de ces mesures ne fait référence au résultat obtenu (ou à l’importance sociale de l’activité concernée), c’est-à-dire à la valeur réelle de la production. Dans l’exemple le plus évident, celui de l’éducation des enfants, par de telles méthodes on ne mesure pas son impact sur les personnes concernées, futurs adultes, et par là sur la vie future de la société, même limitée au seul angle économique. On est donc par construction dans l’approximation. En outre on change ce faisant la nature de l’objet mesuré. Une heure passée avec la mère ou le père ne se mesure pas comme une heure à la crèche ou même une heure avec la nounou. Il apparaît au minimum qu’il faut en déduire que ces mesures ne sont qu’un indicateur partiel, selon les critères de l’économie monétaire, et non de l’économie dans son ensemble, comprise comme production en général. Cela n’en livre pas moins des résultats intéressants. Pour faire simple, selon les méthodes, la production domestique est évaluée à 33 % du PIB au minimum, parfois plus de 50%. Et ce travail est majoritairement réalisé par les femmes.
Notons les principales conclusions qu’on peut en tirer. La première est l’importance massive du travail domestique mesuré selon les critères de l’économie monétaire, même dans les hypothèses les plus basses. Cela justifie de traiter cette activité comme un fait économique majeur. La deuxième est la mise en évidence du dilemme à la fois scientifique et politique posé par l’absence de prise en compte de ces activités dans le raisonnement collectif sur la production et consommation des éléments matériels du bien-être. La troisième, connue de tous intuitivement, est le rôle prépondérant des femmes dans cette activité. Notons que dès lors toute une partie de la littérature s’efforce d’étudier comment réduire ce travail domestique, qui est perçu comme un handicap pour les femmes et pour leur accomplissement dans leur vie professionnelle (extérieure) du fait de la double tâche. Pourtant, s’il y a un intérêt évident à réduire la part routinière de ce travail domestique, notamment en poursuivant le développement d’équipements, ou la fourniture de services extérieurs, il en est différemment des services personnels comme le temps passé pour les enfants, ou le soin des personnes âgées, qui paraît qualitativement irremplaçable.
En outre, ce travail qui est donc considérable comparé avec les activités économiques, marchandes ou publiques, n’a par définition pas de compensation monétaire directe - même s’il peut avoir des compensations indirectes et partielles (prestations ‘sociales’, congé parental, avantages éventuels en matière de retraites etc.). Mais ces dernières sont acquises même si les parents utilisent des services marchands pour assurer une partie de la tâche. C’est d’ailleurs en un sens cohérent, car ce qui caractérise ce travail est précisément d’être le fruit d’un don, qui par définition n’est pas fait en vue d’un paiement ou d’une prestation. Dans cette optique, les importantes difficultés méthodologiques des mesures qu’on vient d’évoquer sont par elles-mêmes porteuses d’une message : nous ne mesurons actuellement bien en économie que ce qui fait l’objet d’un paiement (transactions marchandes), ou d’une contrepartie monétaire fixée par la loi (impôts et cotisations, prestations sociales). Mais le reste n’en existe pas moins, tout en restant de nature différente, car il y a bien une différence importante entre ce qui fait l’objet d’une contrepartie monétaire et ce qui ne le fait pas. Il s’en déduit aussi que l’économie limitée à ce qui est monétaire n’est qu’une partie de l’économie, elle-même partie de la réalité humaine et sociale. Ce qui rejoint le message théologique évoqué en première partie.
Signification de cette question
Malgré son importance évidente, je n’élaborerai pas ici la question très vaste du niveau souhaitable des compensations envisageables au rôle de la famille (allocations familiales, prise en charge dans la retraite du fait que ce sont les enfants qui en répartition payent les retraites des autres, fiscalité tenant compte du service rendu par la famille à la société y compris dans l’éducation des enfants ou les soins aux personnes âgées etc.). A un niveau moins directement monétaire mais concret, je plaiderai pour l’instauration de cours d’économie domestique dans les collèges et lycées : outre les notions pratiques que cela implique, cela s’intègre dans un contexte d’actualité avec l’écologie (car elle doit se traduire par un accroissement appréciable du travail domestique, depuis le tri jusqu’à la réflexion sur la consommation), la diététique, ou la médecine préventive et curative, y compris infantile. En outre cela contribuerait activement à rehausser le sens du travail domestique. Mais il me paraît important de souligner la signification profonde du travail ainsi effectué dans la famille.
On l’a dit, tout d’abord, une grande partie de la littérature privilégie à ce sujet la question de l’égalité entre hommes et femmes. Dans cette optique on tend presque inévitablement à ne pas se concentrer sur le travail domestique pris en lui-même, mais sur la division du travail au sein du couple. Question évidemment importante, mais qui n’épuise pas le sujet. Dans une société où le travail domestique serait également réparti entre les deux sexes, on aurait éliminé la relation entre sexes, mais on n’aurait pas traité la question du travail domestique. Or une partie essentielle du travail humain est nécessairement domestique, soit parce qu’il ne peut être assuré autrement, soit parce qu’il est bien mieux assuré par ce moyen. En outre, disons-le clairement, le rôle des deux sexes ne peut y être le même ; et les personnes réelles en sont convaincues, les femmes en premier lieu. Dès lors, une politique visant à réaliser une égalité absolue, si elle était imposée, déboucherait sur un résultat global moins bon (enfants moins bien élevés, foyers moins accueillants, divorces etc.). Mais il en résulte inversement que dans nos sociétés où la dimension monétaire est prépondérante, les femmes sont moins bien reconnues, moins bien traitées, alors même que leur apport est littéralement vital. Nous percevons ici une corrélation entre la prédominance des considérations monétaires dans la société et le statut des femmes. Dit autrement, la monétarisation de la société telle que nous la vivons pénalise d’abord les femmes. Mais la solution ne paraît pas non plus être dans une monétarisation universelle.
On sait de façon générale que la monétarisation d’une relation en change souvent la nature. S’agissant du travail domestique, il en est de même, et l’exemple des enfants est ici le plus évident. Une substitution partielle par des services marchands ou publics peut parfois ne pas poser de problème technique (garde partielle des enfants, achat de plats tout préparés, personnel de maison etc.). Mais personne n’envisage de confier entièrement ses enfants à des prestataires extérieurs et ne pas passer de temps avec eux ; et personne ne prétend que cela revient au même. De même, personne ne met sur le même plan la vie en commun d’une famille avec les prestations d’un hôtel ou d’un restaurant. Que la mère de famille fasse la cuisine et le ménage, ou recoure à des prestataires (en assurant elle-même un travail rémunéré ailleurs), a un effet différent en termes économétriques car le PNB sera plus grand dans le deuxième cas, mais pas nécessairement la qualité du résultat, tout au contraire. Mais comme on voit les rapports sociaux changeront : à qualité de repas semblable, manger en famille, ou consommer chacun de son côté change la nature de la société où on vit.
Le point essentiel ici est qu’une partie appréciable de la prestation reçue au sein de la famille ne vaut que parce qu’elle n’est pas monétaire, en clair, parce que c’est un don. Cela nous rappelle qu’on ne peut traiter la distinction entre le don et le secteur monétaire en termes purs et simples de faisabilité. Ce sont des domaines différents, le don faisant un trio avec le secteur marchand et le secteur étatique : on retrouve ici Benoît XVI. Mais alors on ne résoudra pas le problème en résorbant le don que représente le travail familial dans le secteur marchand, ni même en le compensant par des prestations sociales, même si c’est justifié et indispensable.
La question de l’unité pertinente
Plus largement, la question de l’unité pertinente pour l’analyse des faits humains et sociaux est sous-jacente aux réflexions qui précèdent. Les analyses économiques actuelles sont sous-tendues par une conception individualiste, les relations entre individus se résolvant ensuite dans des transactions monétaires (commerciale ou publique). La perspective change si précisément on cesse de voir l’unité pertinente dans le seul individu, et qu’on la déplace au moins partiellement dans la famille. Car alors la réflexion qu’on vient de faire se retrouve, de façon multipliée : comme le rapport humain y est radicalement différent, recentrer l’attention sur la famille aboutit aussi à recentrer en partie l’attention sur le don, lui-même fondé sur l’amour, la famille étant, par le mariage, la seule communauté humaine fondée sur l’amour. Or après tout la famille et les autres communautés sont intervenues avant les marchés (et l’Etat). La famille est par là une source d’abondance dans un monde de rareté. Car en son sein il n’y a pas lieu de commercer pour obtenir un bénéfice mutuel. Les ressources restent rares, mais la distribution se fait selon les besoins, non selon la capacité à payer. Ce qui peut apparaître idéaliste, mais le fait est que les familles font cela tous les jours, même si aucune ne réalise cet objectif pleinement. Et ce faisant elles produisent un bien rare et précieux : des enfants éduqués. Et elles ont par là une contribution essentielle à la vie économique.
Dit autrement, si on veut préserver la réalité et l’apport propre de la famille, c’est elle qu’il faut voir comme unité de base, à la fois de façon non économique, et dans le champ de l’économie - mais en changeant très profondément le sens de ce terme. Bien entendu, cela ne fait pas disparaître la question des rapports au sein de la famille, et notamment du rôle respectif de la femme et de l’homme. Mais cela la met dans une lumière toute différente. Dans une telle perspective, en cohérence avec l’enseignement théologique de la première partie, c’est la famille qui est remise au centre, et plus largement la perspective d’un rapport entre les personnes fondé sur la gratuité et le don mutuel et centré sur leur plein développement, au sein d’une société intégrant d’autres dimensions que la seule économie monétaire. Une telle perspective ne remet pas en soi en cause le calcul économique basé sur les dimensions monétaires, mais il le relativise dans une sphère bien déterminée de l’activité humaine, qui a ses lois et ses règles légitimes, mais qui n’est qu’une partie du tout. D’où un changement radical du regard, qui découle directement de la conception chrétienne du mariage.