dimanche 29 mars 2015
L’impôt peut-il être dit juste, dès lors que le système politique et fiscal à l’échelle mondiale tolère des paradis fiscaux, abondamment utilisés par les sociétés et les très gros revenus ? La question doit être posée, car on assiste à de vrais scandales. En même temps la réponse n’est pas toujours simple.
Qu’entend-on par paradis fiscaux ? Des pays dont l’activité principale est d’utiliser une législation extrêmement accommodante, fiscale et réglementaire, pour qu’on localise chez eux des opérations qui n’y ont pas de base économique. On vise au minimum quelques îles plus ou moins exotiques genre îles Caïmans ou Nauru. Mais aussi quelques Etats moins symboliques, y compris en Europe. Ils permettent de deux façons à échapper à l’impôt : en dissimulant une fraude ; ou en rendant possible ce qu’on appelle une optimisation fiscale.
Le cas de la fraude est le plus simple. Le contribuable est alors en claire infraction et le paradis fiscal empêche l’autorité légitime de le voir. Dans ce cas c’est l’opacité réglementaire qui est en cause, le fait que le pays refuse de donner les informations nécessaires au pays d’origine. La parade est d’exiger des échanges d’informations. Jusqu’à récemment il n’y avait rien de bien efficace. Pourquoi ? D’abord à cause de la difficulté à établir une liste de pays identifiés comme paradis fiscaux (on dit : « non-coopératifs ») : ces listes se sont réduites au fil des ans comme peau de chagrin, sans que la communication d’information entre pays soit plus efficace. Ceci dit, des décisions ont été prises récemment pour rendre systématique cette communication, sans que le secret dit bancaire soit opposable. C’est un progrès relatif, quoique cela oblige à des contrôles continuels.
Mais l’essentiel n’est pas là.
Le cas le plus fréquent celui où le contribuable est en règle, mais bénéficie d’un régime fiscal anormalement avantageux. Comment ? Soit en logeant juridiquement une opération dans un pays à fiscalité plus basse. Soit en jouant sur les facturations internes au sein du groupe, qui se font à des prix, dits prix de transfert, difficiles à contrôler ou sans référence objective : on fait alors en sorte que le profit apparaisse dans le pays à fiscalité basse. Ces pays, en général petits voire minuscules, attirent énormément d’opérations précisément par cette imposition très faible, dont le produit suffit à leurs besoins. La riposte précédente est alors peu efficace : la transparence aide certes à repérer les montages et à tenter d’y parer, mais les opérations peuvent être tout à fait légales.
Mais ce qui ici frappe alors c’est l’hypocrisie dont font preuve les Etats qui prétendent les dénoncer. Car comment est-il possible à un pays d’être un paradis fiscal ? Cela n’a d’effet que pour autant que les autres pays reconnaissent la validité des opérations qu’il abrite. Aucune société n’effectuerait une activité financière ou autre dans un paradis fiscal si la validité des transactions ainsi domiciliées n’était pas reconnue dans son pays d’origine ou dans les autres pays ‘normaux’. On sait fort bien qu’il n’y a en réalité aucune activité financière ou commerciale dans ces territoires. Les opérations qui y sont logées sont entièrement montées et décidées ailleurs : les îles Caïmans par exemple sont le réceptacle d’opérations initiées à New York. Si les États-Unis ne reconnaissaient pas la validité juridique des opérations enregistrées dans ces îles, elles se videraient du jour au lendemain. Il dépend donc pour l’essentiel des autres pays ‘normaux’ qu’elles jouent un rôle de paradis fiscal ou non. En ne tolérant pas que des pseudo-Etats sans consistance (ou des Etats qui ne jouent pas le jeu) utilisent un statut d’Etat reconnu pour parasiter les autres en mettant en place des législations aberrantes.
Que les Gouvernements prennent donc leurs responsabilités, directement ou en mettant en place des institutions internationales capables de prendre de vraies décisions (c’est un des domaines où l’Autorité internationale recommandée par le pape dans Caritas in veritate aurait son sens), et de proclamer nulles les transactions faites dans des pays qui ne respectent pas des règles minimales et une fiscalité raisonnable.
Reste l’aspect moral, à état du droit donné, qui concerne les entreprises ou les personnes qui utilisent ces méthodes. Sont-ils moralement innocents ? Sûrement pas dans le cas de la fraude. Mais l’optimisation ? Ce n’est pas simple. D’un côté on peut avoir à s’abstenir d’un acte légal, s’il est réellement immoral. On a le devoir de participer aux charges des pays où on opère, du moins en temps normal (si on a un gouvernement légitime, une pression fiscale raisonnable ou même élevée mais non confiscatoire). Et donc on pratique des prix de transfert équitables et on loge ses opérations en fonction de leur destination réelle. Sous deux réserves : d’abord le cas d’une fiscalité réellement aberrante en regard des pays normaux comparables, qui aboutit à confisquer une propriété ou un revenu légitimes. Dans ce cas on n’est pas tenu de payer un impôt dévoyé. Ensuite la pression concurrentielle : elle conduit une entreprise à préférer une transaction avantageuse si elle est juridiquement valide. Il peut être difficile d’y échapper, si la pratique est généralisée et qu’on ne peut plus rendre le service voulu sans en passer par là. Un tel cas met en évidence une défaillance du système collectif. On peut alors avoir à la signaler. Pas à se sacrifier pour couvrir l’hypocrisie publique.
Article paru dans l’Homme nouveau daté du 11 avril 2015