mercredi 30 décembre 2015
La caractéristique du marché ouvert est d’opérer une confrontation générale entre ce qu’on appelle l’offre et la demande, c’est-à-dire des dispositions à acheter ou à vendre un produit donné, un service ou un titre de propriété, à un certain prix et selon certaines quantités. Ses deux caractéristiques sont donc la liberté de choix des participants, et la confrontation générale de leurs ordres.
Lorsqu’il y a cette confrontation de tous les ordres, l’analyse montre qu’il s’établit un prix d’équilibre et des quantités échangées optimaux, c’est-à-dire tels que tout déplacement de ce prix vers le haut ou le bas aboutirait à une réduction des quantités échangés et à une moindre satisfaction d’ensemble des participants, la demande ou l’offre à ce prix déplacé étant en partie insatisfaite. Le marché ouvert, s’il est convenablement réalisé, permet donc, en économie libre, de tirer de l’échange économique le meilleur résultat possible.
Cela permet aussi de satisfaire à la justice. Si je vends plus cher que ce que mon acheteur aurait pu payer ailleurs, ce dernier est en un sens lésé car il aurait pu trouver mieux de son point de vue, tout en satisfaisant son vendeur. Si c’est moi qui vend moins cher que ce que j’aurais pu vendre ailleurs, c’est moi qui suis lésé. En allant sur le marché et en acceptant le prix qui satisfait le plus de personne, nous donnons le plus qu’il est possible à chacun, sans léser personne car pour donner plus à quelqu’un il aurait fallu donner encore moins à d’autres et satisfaire moins de demandes. On appelle cela valeur d’échange car la valeur économique n’est pas une donnée abstraite ou extérieure : elle résulte de l’interaction sociale des besoins humains. Lorsque cette interaction a atteint son degré maximal possible, elle donne la meilleure valeur que chacun peut espérer recevoir sans léser quelqu’un d’autre plus que proportionnellement. C’est donc ce que vaut collectivement le bien, dans la société en question Ce qu’un marché large et ouvert assure, c’est donc bien ce qu’on appelle classiquement la justice commutative, celle qui assure l’égalité des échanges.
Plus généralement on appelle aussi marché toute confrontation des initiatives économiques, même lorsqu’elle elle prend des formes bien plus diffuses, ou plus dissymétriques. D’où le terme d’économie de marché pour désigner une économie fondée sur la confrontation des libres initiatives des personnes. Mais dans ce sens élargi, si une certaine confrontation des diverses offres et demandes s’établit, elle est moins parfaite que dans le marché large et ouvert, qui constitue la référence normative pour une tel échange.
Un avantage majeur du marché est donc le rôle donné à l’initiative, autonomie et responsabilité de chacun, l’information qu’il donne sur l’agrégation des décisions ou préférences, et l’arbitrage quotidien qu’il permet entre les demandes et les offres de tous. Il est donc central et irremplaçable comme instrument de confrontation des décisions individuelles dans une économie décentralisée. L’existence du marché comme tel est donc un élément du bien commun. Dès lors aussi les acteurs du marché sont responsables de son bon fonctionnement et de son intégrité.
Mais il a lui aussi ses limites : il faut donc être conscient de ce qu’il ne peut pas traiter. Tout ne doit pas aller au marché, même en économie pure. Tout marché n’est pas optimal. Tout résultat du marché n’est pas sacré. Déjà le marché n’est très souvent pas en état de se constituer lui-même et a besoin pour cela d’une volonté collective, professionnelle, communautaire ou publique. En outre, bien des prestations reposent bien mieux et bien plus efficacement sur d’autres ressorts, l’exemple le plus évident étant la famille – de même les institutions politiques essentielles (défense, justice etc.). Le marché ne peut pas tout faire, pas même se suffire à soi-même : il faut au minimum que l’information qui est nécessaire pour qu’il fonctionne soit réellement disponible, ainsi que le temps et la compétence pour l’exploiter. Dans bien des cas ce n’est pas vrai, et il est plus efficace de mettre en place des règles, soit pour encadrer le marché (par exemple en imposant un certain niveau d’information, ou des modalités de transaction), soit pour lui substituer des règles ou contrôles. C’est pour cela par exemple qu’on demande que les restaurants affichent leur carte et respectent les prix, et qu’on fait des contrôles sanitaires.
De plus le marché n’est pas par lui-même créateur de cohésion sociale et de confiance (ou pas assez), pas même de celle dont il a besoin pour bien fonctionner. Il a donc besoin d’autres réalités pour exister, notamment politiques et morales, et d’un souci de recherche du bien commun.
C’est en outre un outil, animé par des hommes ayant une certaine culture et certaines valeurs. Le résultat de son jeu va donc dépendre de celles-ci, et notamment bien sûr des valeurs morales et des priorités des participants. Ce point est capital, notamment dans le domaine financier. Contrairement à ce que disent la plupart des manuels d’économie, c’est le système de valeurs qui anime les personnes qui est le point important, à côté de l’organisation du marché. L’influence principale qui doit s’exercer sur le marché ne doit dès lors pas provenir de l’Etat mais de la culture morale personnelle et collective. On le voit avec le trafic routier : ce qui fait qu’on n’écrase pas les gens est une forme de morale plus que la police. La loi marche bien quand les principes sont acceptés par la population ; donc quand la culture est déjà là. Pourquoi alors dans nos sociétés sous-estimons-nous le rôle de la culture morale ? Parce que c’est une voie longue et apparemment plus difficile que de faire des lois – et surtout contraire à l’idéologie dominante actuellement. En outre, le résultat de la voie légale est que quand les gens ont respecté les lois ils se considèrent quitte : or cela ne suffit pas.
Un des exemples les plus souvent évoqués de limites du marché est ce qu’on appelle les externalités : des effets dont en l’absence de dispositions correctives le coût n’est pas supporté par celui qui le cause ; exemple : la pollution. C’est vrai plus largement de la responsabilité envers les générations futures, puisqu’elles ne participent pas au marché. Cela vaut en général pour tout ce qu’on appelle les biens communs, qui ne sont pas propriété de quelqu’un en particulier, mais qui sont accessibles à tous : le risque est alors que chacun prenne ce qu’il peut avant l’épuisement de la ressource par les autres. Ainsi avec les océans aujourd’hui. Ceci dit l’Etat peut souffrir aussi de défauts comparables. Les politiciens qui décident ne souffrent que rarement des externalités ; les générations futures ne votent pas ; et s’il y a un monopole public les usagers des communs ne sont plus responsabilisés du tout. Il en est de même des inefficacités du marché qui comme le dilemme du prisonnier résultent d’un manque d’information dudit marché, c’est-à-dire d’une mauvaise organisation des interactions : là encore l’intervention publique, si elle s’avère nécessaire, doit se situer dans l’organisation de ces interactions, pas par substitution d’une gestion publique directe.
On souligne en outre que le marché est loin d’être égal entre les acteurs. Les grandes entreprises notamment pèsent plus lourd et ont une capacité bien plus grande de se protéger contre les effets négatifs de leur activité. La société anonyme a été un grand progrès pratique, mais elle a aussi créé une forme de hasard moral : actionnaires et management voient leur responsabilité limitée et sont de fait protégés par la loi ; ils prennent des risques qu’ils ne prendraient pas sinon. Mais il est à noter dans ce cas que c’est largement le fait de mauvaises lois. La solution est alors de réintroduire la responsabilité là où c’est possible, et la loi y joue un rôle important. Mais à nouveau, pas d’y introduire l’Etat en direct, sauf exceptions, car outre sa faible compétence, on connaît ses complicités avec les grandes entreprises, notamment celles qu’il est supposé ‘contrôler’ et qui dans la pratique deviennent des féodalités au sein de l’appareil d’Etat.
On l’a dit, une dimension essentielle des marchés, avant même l’efficacité, est la possibilité du choix, l’exercice de la liberté humaine. Certes il ne nourrit pas par soi une forme d’altruisme, certainement pas au même degré que la famille par exemple. Mais si on reconnaît le rôle central de l’entrepreneur créatif, de la liberté et responsabilité personnelle dans l’économie, et plus généralement dans la réalisation de soi, on reconnaît le besoin d’un processus de découverte qui soit en même temps social, par expression de ses besoins et interaction avec les autres, ce qui est le rôle du marché. Ceci dit les marchés sont un outil social et non un mécanisme magique de découverte de la réalité économique optimale. L’image idéalisée que donnent du marché les manuels d’économie est souvent trompeuse. En réalité, l’information n’est pas objective et constante, mais suggestive, dispersée et changeante ; la capacité de prédiction qu’on leur attribue est rarement fiable ; et en pratique la compétition entrepreneuriale l’emporte sur la concurrence parfaite. C’est comme processus d’interaction que les marchés sont essentiels, et comme toute interaction sociale elle est fluctuante et d’une efficacité variable, pas parfaitement prévisible.
Mais inversement on donne trop souvent en faveur des marchés des arguments de pure efficacité. Or ils ont aussi à voir avec la moralité. Les marchés marchent mieux si les participants ont des vertus, qui sont, outre la prudence : l’honnêteté, le courage, la fiabilité, l’équité car la présence de ces vertus chez les participants y est une aide considérable. Un marché d’égoïstes et de vicieux purs est sans doute impossible : on ne peut pas contrôler tout le monde ; on ne peut pas se baser sur les seuls contrats et ils seraient très difficiles à écrire ; il serait donc alors très coûteux et risqué de s’engager dans une coopération. Et comment se fier à celui qui vérifierait la mise en œuvre de ces contrats ? L’absence de confiance est très coûteuse. Pour ces mêmes raisons et par sélection sur la durée, le jeu du marché tend, au moins dans des conditions favorables, à récompenser ceux qui sont honnêtes, équitables et même capables de compassion. Pourtant beaucoup ont une image moralement négative du marché comme tel. Dans la plupart des cas, c’est parce qu’ils confondent le mécanisme du marché avec les priorités de ses membres, qui sont essentiellement pécuniaires et à court terme, notamment dans nos sociétés. D’autres voient plus subtilement la relation d’échange comme agonistique, incapable de créer du liant. Mais c’est réduire le marché à la pure opération matérielle qui s’y réalise. Or dans la réalité il est aussi rencontre organisée entre des personnes qui sont libres de leurs transactions, et donc de ce qu’elles en font, et font un marché parce qu’elles y trouvent un intérêt ou un sens ; ce n’est donc pas un jeu à somme nulle ou négative comme un combat.
En définitive donc, le marché a besoin de règles pour bien fonctionner ; il n’est pas basé sur la seule compétition ; il suppose une coopération et notamment une organisation, donc une gestion commune, et des sanctions. Il est notamment important de poser le principe de la responsabilité juridique, qui oblige à internaliser les coûts, sous la menace de la justice. Et cela relève largement d’une organisation publique. Même si celle-ci présente ses propres inconvénients dans une telle action : car elle peut inhiber la prise de risque ; les coûts de transaction n’y sont pas nuls ; le lien avec la responsabilité peut disparaître dans les méandres de la justice ; les règles ne sont pas toujours claires et les réglementations sont elles aussi aléatoires et coûteuses. Il n’y a donc pas de solution magique.