lundi 7 mars 2016
A côté de la hausse des inégalités de revenus, un point qui attire régulièrement les gros titres des journaux est l’inégalité des fortunes. On nous dit que 60 ou 80 personnes possèdent selon les années autant que la moitié de l’humanité. L’énormité de la disproportion fait mouche. Mais au-delà de l’émotion, que fait-il en penser ?
Selon Oxfam (2014) près de la moitié des richesses mondiales est maintenant détenues par seulement 1 % de l’humanité. La moitié la moins riche de la population mondiale possède la même richesse que les 60 ou 80 personnes les plus riches du monde (cela varie selon les années). Etc.
Mais est-ce aussi radicalement contraire à la justice qu’on le dit ? Est-il scandaleux que mon voisin soit riche et moi pas ? Voyons les arguments de la défense. Et d’abord, n’est-ce pas prévisible ? Si nous sommes dans une économie décentralisée, une économie où ce sont les personnes qui décident et sont responsables de leurs décisions, il y a propriété privée. Chacun reconnaît alors légitime que quelqu’un garde le produit de son activité. Si ce produit est une entreprise, et si elle devient énorme, éventuellement avec des capitalisations de plusieurs centaines de milliards de dollars atteintes en peu d’années (comme Microsoft, Google, Apple ou Facebook), inévitablement quelques individus posséderont plus que la totalité des habitants de bien des pays pauvres. Dans ces derniers en outre les actifs ont une valeur marchande très faible, surtout si elle est appréciée au niveau mondial : une maison dans la brousse africaine est localement un vrai actif ; mais son prix marchand ne permet pas d’acheter quoi que ce soit aux Etats-Unis. Il n’est donc pas étonnant que quelques individus ici possèdent autant chacun que des centaines de millions d’autres là-bas.
Si on voulait d’ailleurs égaliser ces fortunes, poursuit la défense, il faudrait confisquer la plus grande partie de ces entreprises à ceux qui les ont construites, pour les donner à ceux qui objectivement ne sont pour rien dans cette réalisation. Et qui n’en sont en outre pas les victimes. Pour reprendre le vocabulaire classique, la justice commutative, celle qui prévaut aux échanges, mais aussi la partie de la justice distributive qui regarde le rôle et la contribution de chacun à la société, n’y auraient certainement pas leur compte : elles demandent tout au contraire qu’on laisse à quelqu’un une propriété qu’il a créée. Etant entendu bien sûr que l’argument ne vaut que si la fortune a été acquise de façon raisonnablement correcte : pas de vol, de fraude, de violence, d’abus de position etc. ; des produits qui sont un vrai apport ; des entreprises humaines etc. On peut en discuter cas par cas : mais le raisonnement subsiste.
La défense ajoutera que les inégalités de fortune sont par nature beaucoup plus fortes que les inégalités de revenus. Dans nos sociétés, un cadre débutant par exemple n’a aucun actif, sauf héritage ; en revanche il gagne de quoi vivre convenablement. Le rapport entre sa fortune et celle qu’il aura en fin de vie, quand il aura acheté sa maison, est peut-être de 1 à 50 ; le rapport des revenus plutôt de 1 à 3. Ce qui fait notre vie est d’abord notre revenu. On obtient donc un effet facile en parlant des fortunes ; mais la réalité de la vie des personnes, ce sont les revenus. La question de la fortune se pose différemment.
Tout ceci est dans l’ensemble vrai. Est-ce à dire qu’on doive s’en arrêter là ? Sûrement pas. Car la justice distributive nous rappelle aussi que nous appartenons à des communautés, au sein desquelles règne une solidarité. Rappelons tout d’abord que ces communautés jouent un rôle important dans la création et le développement des entreprises et plus généralement de tous les actifs, qui ne seraient pas possibles sans leurs lois, leurs administrations, leur stock de savoir et de culture, le capital accumulé disponible et bien sûr le travail de milliers de personnes etc. En d’autres termes, pour que nos entrepreneurs aient pu faire ce qu’ils ont fait, il a fallu que la société leur ait permis de participer à un héritage commun, une propriété commune, et que d’autres les aient aidés. La justice implique alors que ces personnes fortunées aient leur juste part à la constitution et au renouvellement de cet héritage commun. Contribution nécessairement en relation avec leur capacité, et elle est évidemment très grande.
Et la société a besoin de cette contribution, notamment pour permettre à tous ses membres de prospérer autant qu’ils le peuvent : inégalement certes, mais en y participant tous, au mieux du possible. On dira : pour cela il y a l’impôt sur le revenu, qui frappe la part de richesse nouvelle créée que la personne reçoit. Sauf que cela n’inclut pas la valorisation du capital (tant qu’il n’y a pas cession), et c’est la source principale des différences de fortunes.
Ceci montre la nécessité que cette richesse constituée profite à la communauté. Mais attention : cela n’implique pas nécessairement que c’est à l’Etat de s’assurer de cette redistribution dans sa totalité, au moyen de l’impôt. Dans l’Antiquité, cela prenait la forme de l’évergétisme, ou mécénat : les riches devaient payer (très cher) des manifestations et activités d’intérêt général. A côté de l’impôt, le principe garde son intérêt. Les dons massifs que font certains milliardaires surtout américains à des fondations ne sont pas a priori une mauvaise chose (sauf si c’est un moyen de tourner l’impôt), d’autant que ces fondations peuvent agir de façon souvent plus efficace que les bureaucraties publiques. Ils peuvent par la concentration de moyens dont ils disposent réaliser des choses de grande ampleur qui ne seraient pas possibles sinon : c’est la vertu de magnificence que rappelait Pie XI, qui s’exerce tant dans la création d’activité que dans le soutien aux arts et à la culture, ou les actions charitables. Avant la Révolution française, les fondations ou des réalités analogues jouaient un rôle essentiel dans de nombreux domaines. Seul problème, mais il est grave en l’espèce : les causes qu’ils défendent aujourd’hui ne sont pas toujours les meilleures, loin de là. Ils donnent à fond dans les idées dominantes, y compris les plus contestables. Mais les Etats ne font pas mieux, dans une époque troublée comme la nôtre. Il y a un vrai problème de valeurs collectives ; modifier la répartition des propriétés n’y changera rien.
Ce point mis à part, à partir du moment où il y a une certaine inégalité de fortunes, ce qui importe est de faire en sorte que ces moyens très importants soient plutôt bien orientés et par là sources de bienfaits (et non pas de conséquences nocives). La communauté nationale doit ici procéder empiriquement et par subsidiarité : plus la fortune est bien utilisée, moins on a à intervenir. Mais si on doit intervenir, un impôt sur la fortune peut être justifié. Y compris avec le dispositif astucieux qui en France dispense d’une partie de cet impôt ceux qui font des dons à des fondations d’intérêt général (75 %) ou investissent dans des PME (50%) : plus que la suppression, il faudrait donc élargir de tels dispositifs (notamment en retirant le plafond). Et élargir l’exemption au titre de l’outil de travail à tout le groupe de contrôle d’une entreprise familiale ou d’un patrimoine analogue.
Le même principe conduit à considérer que si une propriété (même acquise légitimement) est massivement sous-utilisée, la propriété pose question. C’est l’exemple classique des latifundios. Dans ce cas limite, cela peut justifier l’expropriation.
Une considération doit en outre être donnée à un des effets majeurs de la concentration de richesse : le pouvoir. Celui qui a une fortune a acquis par là le moyen d’agir de façon puissante, et il peut avoir un impact marqué sur la société. Ce peut être en matière économique. Mais ce peut être en matière politique, comme on le voit notamment aux Etats-Unis. Je ne dis pas que le pouvoir est en soi mauvais. Le pouvoir de financer des fondations d’intérêt général, ou de créer de nouvelles entreprises, est bon en soi, on l’a vu. Il est même indispensable, si on veut progresser collectivement, qu’une concentration de moyens existe, si c’est en de bonnes mains.
La question est donc ici double. D’un côté, comment contrôler l’utilisation de ce pouvoir lorsqu’elle est nocive ; exemple typique : les campagnes électorales. La transparence s’impose ici. Et de l’autre : comment faire en sortent que les gens qui ont de l’argent et du pouvoir l’utilisent au mieux. Il y a en principe pour cela trois moyens : la culture collective et donc le système de valeurs de la société : c’est l’idéal mais nous en sommes loin ; c’est pourtant là que se fait la différence entre une société civilisée et une société en voie de barbarisation. Il y a ensuite une fiscalité incitative : on en a parlé. Et enfin à l’extrême la coercition. Mais l’essentiel de notre problème n’est pas là : il est dans les valeurs collectives.
Nous avons raisonné implicitement surtout sur la propriété acquise. Que dire alors de l’héritage ? Le premier angle à considérer ici est purement factuel : il n’y a pas de système de propriété privée efficace, c’est-à-dire assurant que les décisions économiques sont prises pour l’essentiel par des personnes responsables de leurs biens, s’il n’y a pas d’héritage. En effet, le nombre de ceux qui peuvent à partir de rien créer une fortune est infime. En dehors d’eux, si chacun partait de zéro il ne pourrait constituer sauf rares exceptions (entreprise nouvelle réussissant exceptionnellement) qu’un capital modeste, qui ne permettrait pas d’action économique (ou de mécénat) efficace. Et donc l’Etat contrôlerait tout. On a vu ce que cela donnait.
Un deuxième angle est le point de vue du testateur. Il a des biens, dont il dispose pendant sa vie ; avec l’héritage cela se prolonge dans la possibilité de choisir leur transmission. Pourquoi cela serait-il illégitime ? Cela ne prive personne d’autre d’une façon qui serait injuste pour ce tiers. On l’a vu, il peut léguer à des fondations, et c’est en soi une bonne chose. Mais ce peut être aussi à des personnes qu’il choisit. Notamment afin de constituer ou de transmettre à son tour un patrimoine, ce qui permet à une famille de se prolonger dans l’avenir, et d’assumer un rôle qui n’aurait pas été possible sans cela. De ce point de vue la liberté de tester, très étroite en France, devrait être beaucoup plus grande. Il faut en outre distinguer entre les biens. Si on parle de biens personnels, de maisons, cela doit échoir naturellement à la famille. Si c’est une entreprise, une considération essentielle est la vie de cette entreprise. Il vaut sans doute mieux qu’elle reste la responsabilité de la famille, si elle est capable de l’assumer, plutôt que d’être vendue à une entité plus grande – ce qui serait inévitable si les droits de mutation sont trop lourds, ou l’héritage impossible. Ce peut être vraie aussi d’une propriété porteuse d’une signification.
Quelle fiscalité alors sur les successions ? Il faut distinguer. Il n’y a pas de raison en soi de frapper automatiquement et fortement tous les héritages, d’autant qu’on a admis un impôt sur la fortune. J’aurais tendance à distinguer trois catégories, ce que la loi ne fait pas ou très peu. Il y a d’abord les biens à caractère personnel (maisons comprises) auxquels j’ajoute les biens à signification familiale (propriété familiale) : ils devraient être exemptés. Il y a ensuite les biens de production, entreprise en premier lieu, exploitation agricole (directe) : la transmission à qui l’assume, en prend la responsabilité, devrait assez libre et être peu ou plutôt pas taxée. Il y a enfin ce qui n’entre pas dans ces catégories : les fortunes qui ne sont que des fortunes. Là un dispositif progressif a sa place. Sauf si l’argent va à des œuvres d’intérêt général.