dimanche 13 juin 2021
J’aborde ici la souveraineté financière en tant que possibilité d’une intervention publique visant à réguler et canaliser le fonctionnement des marchés et le jeu des acteurs financiers à travers les frontières. Ce qui ne vise donc pas l’action financière directe des Etats, les budgets. Je laisse également de côté la monnaie pour d’autres articles dans ce même numéro. Je viserai notamment deux points. D’abord les mouvements de capitaux et leur point d’application - la propriété des entreprises. Ensuite la réglementation financière, celle des marchés et des intermédiaires.
On dira que la question n’a plus beaucoup de sens dans le contexte actuel de libre mouvement des capitaux et de puissance des opérateurs privés. Mais de fait la question subsiste, car même s’il y a largement libre circulation des capitaux, celle-ci résulte d’un état du droit qui peut être modifié. En outre la réglementation proprement internationale est très partielle et elle dépend de l’adhésion des parties, donc des Etats ; c’est le cas par exemple des normes prudentielles bancaires. Dès lors, c’est la souveraineté qui va de soi : la loi applicable aux mouvements de capitaux, aux entreprises financières, aux marchés, et aux titres multiples que sont les instruments financiers, est un acte de souveraineté. Cela dit, quand on parle de souveraineté financière, en général on va au-delà du prudentiel et on vise une politique cherchant à encadrer l’activité financière en fonction des priorités ou intérêts d’une communauté politique. C’est dans cette perspective que nous nous situerons.
Reste la question du choix de niveau de souveraineté, entre l’Europe et les Etats membres. Dans un premier temps je ne préciserai pas et j’utiliserai le terme ‘souverain’ pour l’un et l’autre. Je reviendrai sur ce point ensuite.
Les problèmes soulevés par la mondialisation
Il y a en matière financière un degré élevé de mondialisation. Logiquement on tend à en conclure que le niveau pertinent pour le réguler au moins sous l’angle prudentiel est le niveau mondial. Partant du fait incontestable qu’il y a des domaines nombreux et vitaux d’intérêt commun à toute l’humanité, et une grande liberté de circulation des biens et des capitaux, on conclut alors à la nécessaire mise en place d’une autorité internationale à compétence large. Mais cela se heurte d’évidence à des questions pratiques actuellement très difficiles à surmonter - hors exemples particuliers. Certes, une certaine réflexion normative commune est bienvenue à ce niveau ; ce qui fait qu’il existe des ‘autorités’ internationales, ainsi le Conseil de Stabilité Financière, le Comité de Bâle, l’OICV-IOSCO ou le FMI. Mais même pris ensemble leurs champs d’action ne constituent pas une véritable régulation. Cette observation d’évidence conduit à faire retour sur les prémisses : est- il sain que l’espace économique mondial soit aussi ouvert que possible, s’il ne peut pas sérieusement être régulé ?
Au-delà se pose une autre question de principe. Une réglementation se réclame d’un bien commun à assurer. Le bien commun est le bien de personnes en communautés. Il y a en un sens un bien commun universel, puisque toute l’humanité interagit et constitue de ce fait une forme de ‘communauté’, quoique non organisée. Mais comment ce bien commun doit-il être traité ? Un bien commun est l’affaire de tous, mais en dernière analyse c’est une autorité politique qui en est responsable ; encore faut-il qu’elle existe, et puisse assumer un tel rôle. Et d’autre part, cela n’implique nullement le transfert maximal de pouvoirs vers le haut : la meilleure régulation peut cas par cas être décentralisée et proche du terrain. Or lorsqu’on prend en compte le degré réel d’organisation politiquement disponible, on constate que la communauté nationale est le stade le plus large d’organisation politique réelle. Au-dessus, il n’y a actuellement pas de réalité politique, autre qu’interétatique, ni de base politique à quelque chose de plus large (Europe mise à part).
Des remarques analogues peuvent être faites pour les marchés. L’analyse économique théorique nous explique que le protectionnisme est un mal et qu’une économie même peu efficace ou mal dotée gagne toujours aux échanges internationaux de marchandises. Mais cette théorie, vraie à un niveau abstrait au moins pour les marchandises, est insuffisante pour analyser la réalité. Non seulement parce que sa validité suppose que des conditions spécifiques soient réalisées, rarement réunies, mais plus encore parce qu’elle ignore le développement d’une économie et d’une société dans le temps : en s’ouvrant, on peut perdre le contrôle de son économie et voir étouffés dans l’œuf ses développements futurs, ou sacrifier sa capacité industrielle. Et surtout cela ne tient pas compte du fait que justement la liberté de mouvement des capitaux ruine les prémisses de la théorie des avantages comparatifs, car dans une mesure importante ces capitaux déterminent la compétitivité actuelle et future des économies concernées. Même en termes économiques, une communauté peut donc avoir intérêt à aider ou protéger au moins pendant un temps des activités parce qu’elles sont trop jeunes, ou sous-compétitives. Par ailleurs, du fait des échanges on peut mettre en danger des biens communs essentiels mais non économiques, par exemple culturels. Une autre considération majeure est la sécurité, mise en évidence par la crise de la Covid 19, qui a rappelé qu’il était au minimum indispensable pour un pays de disposer dans la mesure du possible d’un contrôle sur les ressources les plus vitales, et bien souvent d’une capacité de production propre. Cela s’étend bien au-delà de la santé et de la défense proprement dite, pour couvrir la sécurité économique au sens large. Celle-ci ne peut évidemment pas être absolue, ni l’autonomie souveraine, tant s’en faut. Mais la préoccupation en est légitime et même fondamentale.
On ne saurait donc conclure à la liberté absolue des échanges sans autre considération - même si très souvent les appels au protectionnisme sont intéressés et injustifiés d’un point de vue collectif. Dès lors, il faut admettre que l’ouverture maximale des frontières n’est pas toujours conforme au bien des communautés, ou même au bien commun universel, lequel suppose celui des communautés. Excellente dans la plupart des cas, elle peut être nuisible dans d’autres, et notamment ruiner la base même de la solidarité et de la vie commune. Sans parler des considérables problèmes fiscaux que tout cela pose.
L’aspect financier
Tout ceci est encore plus vrai des mouvements de capitaux dont la liberté totale peut présenter des inconvénients réels, éventuellement considérables. D’abord la théorie des avantages comparatifs ne s’y applique pas. Il n’y a pas de pays naturellement dotés en la matière. Bien sûr il y a des pays à excès d’épargne, et d’autres en manque de capitaux. Mais outre que cet argument ne justifierait la liberté de mouvement que lorsque qu’on constate un tel déséquilibre, il fait l’impasse sur l’orientation de cette épargne, notamment en termes de rapports de pouvoir, actuels et futurs.
Les avantages de la libre circulation des capitaux en général mis en avant sont le plus grand choix ouvert aux investisseurs et aux demandeurs de capitaux ; la diversification des risques pour les uns et le moindre coût pour les autres ; et les apports technologiques (ou autres) éventuels en cas d’investissement direct, facteurs de croissance plus forte. Mais ces avantages, souvent bien réels, ne sont pas garantis toujours et partout. Dans le cas des investisseurs financiers, le plus grand choix est souvent compensé et au-delà par une moindre connaissance du terrain et une plus grande volatilité, et par l’absence de solidarité avec les récipiendaires. La diversification des risques peut être compensée et au-delà par une mauvaise mesure de ceux-ci et par les risques systémiques que l’interconnexion induit. Le moindre coût immédiat peut être compensé et au-delà par le coût très élevé de l’interdépendance en cas de crise. Du point de vue de la communauté d’accueil, il y a notamment un risque de déstabilisation qu’on a vu dans la crise asiatique des années 90, et dans la crise de 2008, avec son effet d’entraînement transatlantique. On l’a retrouvé dans la crise européenne à partir de 2010. Il est évident qu’une souveraineté doit en permanence se soucier de ces risques et tenter de les prévenir.
Quant aux investissements directs, moins contestables, ils peuvent échapper au contrôle local et se révéler une source de dépendance forte. Qui dit investissement direct dit en effet contrôle des entreprises. Or même multinationales, celles-ci gardent une dimension d’enracinement national essentielle, et savoir où se situe celui qui les contrôle peut en changer de façon importante le destin. Dans le cas extrême, le pays d’accueil peut y perdre le contrôle de son avenir ; et le pays de départ, sa substance. Et d’un point de vue politique au bon sens du terme, on ne peut accepter qu’une opération boursière fasse perdre à un pays le contrôle d’une activité essentielle.
Il n’est donc pas en soi illégitime qu’un certain contrôle raisonné des investissements et plus généralement des mouvements des capitaux soit effectué ; c’est même indispensable. De même d’ailleurs qu’en sens inverse on puisse avoir à se préoccuper d’attirer des capitaux étrangers. Keynes avait déclaré un jour à la Chambre des Lords que la finance devait être avant tout nationale. Evidemment un décideur public n’est en rien infaillible ; il est en outre sujet à de multiples pressions intéressées. Mais sa responsabilité est suffisamment claire pour qu’il ne puisse se désintéresser de la question.
Ajoutons enfin que la souveraineté financière au bon sens du terme ne repose pas uniquement sur la règlementation des mouvements de capitaux. Elle suppose aussi une base d’épargne forte, orientée dans le bon sens, c’est-à-dire vers l’avenir et donnant une autonomie appréciable. Et donc investie en actions, et dans la recherche. Notons sans développer ce point essentiel que nous en sommes loin en France.
Europe ou nation ?
Dans le contexte de l’Union européenne, la question prend un relief particulier. La libre circulation des capitaux et la liberté d’établissement au sein de l’Union y sont un dogme. Nous n’aborderons pas cette question, sinon pour rappeler l’incohérence radicale entre ce principe et l’absence presque complète d’harmonisation de la fiscalité et des régimes sociaux.
A usage externe, la question se pose du point d’application des idées qu’on vient de développer. Le niveau pertinent est-il l’Europe ou l’Etat membre ? Le débat dépasse largement ce court article. Pour faire simple, le niveau européen est de façon générale défendu lorsqu’on insiste sur la taille du marché unique, et sur l’effet de puissance qui peut être obtenu par l’Europe au niveau mondial. Mais cela suppose pour fonctionner un consensus suffisant entre les pays membres, qui est loin d’être acquis ; les vues sont réellement très différentes entre pays, sans parler des conflits d’intérêt. En outre, hors prudentiel l’approche européenne actuelle est résolument en faveur de la libre circulation (hors atteinte à la concurrence). La « souveraineté » financière européenne est donc assez réelle en matière de régulation technique, mais bien plus faible si on la comprend de la manière plus large dont nous l’avons définie. Et tant les traités que le sentiment de la plupart des états-membres tendent à la réduire à ce rôle.
Il y a donc place pour une double approche (quitte à adapter les traités ou la pratique) nationale et européenne. Le niveau national est alors, au stade actuel, le plus pertinent pour la propriété des entreprises, le droit applicable, leur organisation etc. Et pour l’organisation de l’épargne nationale. Travaillions-y.
Article paru dans Revue Banque juin 2021.