mercredi 18 décembre 2019
A partir des considérations traditionnelles sur "l’usure".
Pourquoi un taux d’intérêt ?
Le taux d’intérêt est censé représenter la rémunération du service rendu par le prêteur qui se défait d’un somme d’argent pour un certain temps en la confiant à un emprunteur qui est censé la rendre à la fin de la période. Cette rémunération couvre cependant plusieurs réalités. Il est intéressant de les examiner à la lumière du débat ancien et fourni sur le taux d’intérêt, appelé alors usure.
Il y a d’abord et surtout l’usage alternatif possible de la somme, et notamment l’investissement, en fonds propres ou en immobilier locatif . On sait que l’Eglise lorsqu’elle prohibait le taux d’intérêt admettait des exceptions, dont ce qu’on appelait le lucrum cessans : le cas d’un professionnel, en général d’un commerçant au sens large, qui distrayait une somme de ses actifs pour la prêter, somme qui utilisée professionnellement aurait contribué à lui faire obtenir un certain gain, lui-même légitime. On admettait alors un certain intérêt. Or à l’époque actuelle on peut considérer qu’il y a une forme de lucrum cessans généralisé, compte tenu des possibilités d’investissement acceptables par ailleurs offertes, ce qui rend un certain taux d’intérêt légitime.
A cela peuvent s’ajouter d’autres considérations, comme le prix du temps : le fait qu’il est plus intéressant de disposer d’un bien tout de suite que dans l’avenir. A l’époque l’Eglise ne le reconnaissait pas comme motif valable pour une rémunération ou un dédommagement. Cela dit, on pourrait le mettre sous le terme de damnum emergens, qui était alors accepté, et qui est le dédommagement dû pour un inconvénient subi par le prêteur du fait même du prêt. Reste alors à l’évaluer. Pour cela, la considération de ce qu’aurait pu produire l’argent s’il était investi est sans doute à nouveau une bonne référence morale : qu’est-ce que mon argent aurait pu contribuer à créer ? Sachant qu’il convient cependant de le préciser, car de l’argent mis de côté et recherchant une certaine sécurité n’est pas a priori placé dans les mêmes conditions que celui inséré dans un processus productif à risque. J’y reviendrai.
Un autre critère alors également accepté était le periculum sortis, qui répond à un autre problème, à savoir la couverture du risque que l’emprunteur ne rembourse pas – évalué en général sur base statistique.
Nous considérerons dès lors ci-après qu’il est en soi légitime qu’il y ait une rémunération ‘raisonnable’ d’un prêt, sur la base de ces différents critères de justification, mais à préciser.
Les taux négatifs
En bonne logique les motivations ci-dessus conduisent à un taux d’intérêt positif, et tout au plus nul. Comment peut-il devenir négatif ? Sans entrer dans le détail technique, deux cas sont à distinguer.
Le premier est celui de la déflation, de la baisse des prix (sur une durée suffisante). Car s’il y a déflation le pouvoir d’achat de la monnaie augmente avec le temps ; et donc si j’emprunte 100 € à Paul et que je lui rends 98 deux ans après, mais que les prix ont baissé de 4 %, ce que je lui rends aura un pouvoir d’achat comparable à 102 aujourd’hui. En termes réels on peut donc considérer que je lui ai payé 2% d’intérêt. Bien entendu dans un monde déflationniste un problème est posé par l’argent liquide, qui s’apprécie tout seul, ce qui pousse les gens à le thésauriser. Dans le cas des espèces, c’est limité par le coût du stockage et le risque de vol. Dans le cas des comptes bancaires, cela justifierait le prélèvement par la banque d’un intérêt négatif par ponction sur la durée, même si cela choque les gens. Dit autrement, s’il y a déflation il faut raisonner algébriquement. Ou encore, ne considérer que le taux d’intérêt réel : taux nominal corrigé par l’inflation ou la déflation.
C’est ce qu’a connu le Japon. Mais ce n’est pas la situation actuelle en Europe, car l’inflation y est légèrement positive. Nos taux d’intérêts réels sont donc négatifs. Pourquoi ? Principalement parce que les banques centrales interviennent massivement sur les taux pour les faire baisser (notamment par achat de titres pour le long terme – le marché financier, et fixation de taux d’intervention pour le court terme - le marché monétaire). L’objectif est le soutien à l’activité et la relance d’une inflation supposée modérée (objectif fixé à 2%). Accessoirement, cela résulte en partie aussi du fait de la masse énorme d’épargne mondiale, ainsi que des principes ou règles régissant l’action des gestionnaires de fonds au vu des risques relatifs des différentes formes d’investissement, ce qui en canalise une part appréciable vers ceux supposés moins risqués, emprunts d’Etat en premier lieu. Nous n’examinerons pas ici le bien-fondé ou les risques de ces politiques – notamment celui de générer des bulles sur le prix des actifs. Mais le résultat clair en est en tout cas des taux d’intérêts nominaux négatifs. Si cela durait cela signifierait une perte de valeur des actifs des épargnants investis en produits de taux ; une baisse de rentabilité des banques ; une perte de l’attrait des placements type assurance-vie, et un report vers des placements plus risqués. Comment l’apprécier éthiquement ?
Nous avons évoqué les taux d’intérêt réel à propos de la déflation. Mais en cas d’inflation même modérée, l’argent perd de la valeur dans le temps (les taux réels sont négatifs). Si je prête 100 et qu’on me rend 100 dans 4 ans après, mais après 6 % d’inflation cumulée, ce que je reçois en vaut en réalité 94 ; je suis donc manifestement lésé si l’intérêt est nul. Même nos docteurs médiévaux hostiles au taux d’intérêt auraient probablement admis alors la nécessité au moins d’une compensation de l’inflation (comme cas de damnum emergens). Ils auraient d’ailleurs condamné vigoureusement l’objectif d’une inflation même légère, considérant que c’était miner la valeur de la monnaie, dont le bien commun exige qu’elle soit stable dans le temps. En résumé, au minimum le taux devrait couvrir l’inflation, sauf à ne pas respecter une règle élémentaire de justice commutative. Les épargnants allemands furieux contre la BCE ont donc quelque raison à l’être.
Au-delà, faut-il moralement un taux réel légèrement positif ? Je pense que oui, du moins pour les taux longs. Les taux courts, eux, se rapportent à des placements courts, donc quasi liquides : il n’y a alors pas de droit manifeste à rémunération, car ce ne sont pas des investissements ; il faudrait donc simplement compenser l’inflation. Pour les taux longs, on devrait comme on l’a dit a priori considérer la possibilité d’investissements alternatifs clairement productifs (actions ou immobilier) ; mais la comparaison directe n’est pas facile, car les risques sont plus élevés dans leur cas, et en outre le sous-jacent peut s’apprécier, ce qui est exclu pour les crédits. Dans leur cas, une considération simple pourrait être la référence au taux de croissance nominal : si en effet la richesse collective s’est appréciée de 2% (croissance), me donner 2 % d’intérêt est me donner une fraction de la richesse collective produite qui est identique entre le point de départ et le point d’arrivée. Cela paraît équitable. Le calcul théorique des économistes montre d’ailleurs qu’en situation parfaite le taux d’intérêt devrait être égal au taux de croissance.
La compensation du risque
Les considérations précédentes sont centrées sur la rémunération de l’argent en général, sans considération de la nature spécifique du débiteur, et notamment du risque de non-remboursement. Ce risque est très différent de celui d’un investisseur en actions, qui est solidaire de la vie de l’entreprise : le prêteur peut exiger les sommes dues devant le tribunal ; et donc (hors disfonctionnement du système judiciaire) son risque est la faillite du débiteur – en principe apprécié par le marché, ou, pour une banque, par des séries statistiques de défaillance par catégories, éventuellement corrigées. Comme il a été dit, il est parfaitement légitime en justice commutative de facturer ce risque (si bien sûr c’est fait équitablement). Si en effet je pourrais prêter à 5 ans à un débiteur sans risque à un taux annuel de 2 %, mais que mon débiteur a 4% de chances de faire défaut à 80 % de ce qu’il doit, il est équitable que je facture 3.2% sur la période, en sus du taux de 2% annuel. Si mon calcul est fait honnêtement, ce n’est pas un gain pour moi.
Ce raisonnement vaut évidemment pour les pays débiteurs. D’autant que dans leur cas il est encore plus difficile de récupérer les sommes dues en cas de défaillance. On dira : les plus pauvres payent plus. C’est souvent vrai, parce qu’ils sont en général moins sûrs. On répliquera : ce n’est pas juste. En justice commutative, si. Si on perçoit cela comme injuste, c’est qu’on a à l’esprit un raisonnement de justice distributive (planétaire) avec une considération de solidarité nécessaire. Cela peut valoir pour les Etats, et d’ailleurs l’aide au développement est normalement bonifiée. Mais cela ne vaut pas pour les opérateurs privés (hors une éventuelle bonification publique), sauf choix de leur part et s’ils sont investisseur final.
Au-delà, ce qu’il faut surtout voir est que la dette publique est en elle-même un problème. Normalement un Etat ne devrait pas s’endetter ; car les déficits (notamment dans les pays avancés) sont essentiellement dus aux dépenses courantes et les investissements éventuels (éducation par exemple) sont à très long terme. Un pays en développement pourrait théoriquement expliquer qu’il a lui d’important investissements à faire. Mais de deux choses l’une : ou c’est vraiment à très long terme et ce devrait être financé par des impôts, des dons, ou des prêts très bonifiés et à très long terme. Ou c’est de type privé, avec un retour réel commensurable à l’horizon du financement ; mais alors cela devrait être isolé et financé comme un investissement privé (avec fonds propres et intérêt normal). J’ajoute qu’en général les pays qui se sont développés rapidement et efficacement, en Asie, ne se sont pas lancés dans des politiques d’emprunts massifs.