dimanche 7 janvier 2018
On parle de transhumanisme pour désigner l’utilisation future de technologies récentes et en plein développement afin de transformer l’homme lui-même ; ces technologies relèvent de la biologie, de l’informatique, des sciences de l’information ou d’autres, en général comprises comme combinées entre elles. Quant au but du transhumanisme, il faut distinguer plusieurs niveaux de signification et de portée assez différente. La principale distinction est entre ce qu’on peut appeler ‘homme augmenté’, et l’homme ‘immortel’ ou le ‘post-humain’.
Il y a en effet d’abord un transhumanisme modéré, visant à ‘augmenter’ l’homme. Cela peut se faire en renforçant ses capacités dans des domaines variés, physiques, intellectuelles, cognitives etc. Un individu ainsi doté pourrait par exemple par effet biologique ou par une forme de prothèse technique voir bien mieux et la nuit, courir beaucoup plus vie, calculer et traiter l’information comme un ordinateur, brancher son cerveau sur Internet etc. au point que la différence entre l’individu et son ‘augmentation’ finirait par ne plus apparaître, en tout cas extérieurement.
On pourrait expliquer ici que si on en reste là, le changement apporté par un tel transhumanisme reste limité. Car tout homme utilisant un outil, un véhicule, un instrument etc., est en un sens un homme augmenté, à commencer par des lunettes ou une bicyclette. On pourrait alors dire que ces transformations ne remettent donc pas en cause la conception métaphysique de l’homme. Et même qu’un tel progrès technique est caractéristique de l’homme. En effet dès ses origines l’homme a pour propre d’être capable d’augmentation. Cela résulte du fait qu’il est aussi un esprit, et que donc dans son opération il échappe en partie aux contraintes de la matière, est capable de comprendre assez de celle-ci pour imaginer des moyens d’accroître sa capacité à agir sur elle. Nous avons déjà des gens qui sont plus intelligents, plus rapides, plus beaux etc. que d’autres. Cela ne ferait qu’accroître ce phénomène. Sauf que cela pose plusieurs problèmes...
Le premier est que désormais on pourra et devra acheter cette augmentation ; elle ne sera pas d’emblée disponible à tous. Et ceux qui y auront accès auront un avantage compétitif, dans une société où la compétition est encore plus importante que dans les sociétés précédentes. Ils auront donc tendance à gagner de plus en plus systématiquement. Leur succès sera donc cumulatif. Les plus riches seront les plus dotés techniquement, et ils auront sans cesse plus de succès. D’un côté l’égalité dans la compétition subsistera, au moins en apparence, mais d’un autre côté il sera de plus en plus manifeste que seuls certains en profitent. On s’offusque des inégalités, mais on n’a donc encore rien vu.
Ce sera d’autant plus net que la manipulation génétique permettra de sélectionner les individus les plus aptes, et surtout d’enrichir leur potentiel génétique. De tels individus seront alors par excellence, et pourra-t-on prétendre avec justice, les maîtres de la société. Ils organiseront même le jeu de l’évolution à leur profit et surtout de leur descendance.
S’y ajouterait le fait que ces systèmes nouveaux, au-delà de l’augmentation directe de certains hommes, ont toutes chances d’éliminer les humains ordinaires d’un grand nombre de fonctions que des robots assureront beaucoup mieux. En outre on peut imaginer que des systèmes experts, des algorithmes beaucoup plus perfectionnés, sauront non seulement effectuer bien plus efficacement des fonctions que les humains accomplissent aujourd’hui, mais pourront prendre en charge le guidage généralisé de la société et des personnes. A commencer par la conduite de véhicule, le diagnostic médical et les soins, une bonne partie de l’enseignement, etc. Même si on met de côté le phantasme d’une prise de pouvoir par les robots, le risque est réel d’une société où une grande partie des humains reste largement oisifs et inutiles, entretenus par des machines ’intelligentes’ et donc surveillés par elles. Voire manipulés dans leurs désirs mêmes. Tandis qu’une minorité assez faible restera en état de contrôler le mécanisme ; même si bien sûr elle sera plus que jamais à sous la menace de forces hostiles, à commencer par des hackers venant joyeusement perturber le beau programme de ces surhommes…
Il y a cependant au-delà une deuxième conception du transhumanisme, qui va beaucoup plus loin dans sa logique. Son objectif en fin de compte est un être allant bien au-delà de l’humain tel qu’il existe, et notamment disposant d’une forme d’immortalité. Cela suppose l’émergence d’un être en un sens post-humain, et non plus humain augmenté, et qui ne serait plus dépendant des limites de notre corps biologique actuel. Mais pour qu’on puisse encore parler de post-humain, il faut imaginer qu’il y ait une forme de continuité entre un individu humain et un tel être, mais que ce qui fait la personnalité y compris la conscience de cet individu (et sa mémoire) échappe à son support biologique (ou à ses limites). L’idée est donc que ce qu’on appelle ailleurs l’âme d’une personne puisse être saisi par une forme de technologie en l’abstrayant de ce support biologique tel qu’il est. Mais cela suppose évidemment que cette âme, ou esprit, puisse être appréhendée comme un programme informatique au sens large. Ce qui permet ensuite de la restituer sur une base matérielle différente, qu’elle soit physique ou biologique.
Bien évidemment cela accroît massivement les effets d’inégalité qu’on a relevés. Mais en même temps cela conduit d’un point de vue philosophique à un saut qualitatif majeur. Car pour que cela marche, il faut qu’on puisse traiter par des moyens matériels ce qu’on appelle esprit, âme, personnalité, etc. Ce qui veut dire qu’un tel transhumanisme radical est fondamentalement matérialiste : il suppose vraie la conception matérialiste du monde – ce qui n’était pas nécessairement le cas pour l’homme augmenté. En regard, toutes les conceptions spiritualistes, au sens large du terme, pensent que l’âme humaine n’est pas réductible à une réalité matérielle, qu’elle soit physico-chimique, biologique ou autre. Et beaucoup d’entre elles en déduisent l’immortalité de l’âme, y compris quand ils pensent que l’âme et le corps sont liés dans une seule notion de la personne humaine. Pour un philosophe d’inspiration thomiste par exemple, l’âme est ce qu’il appelle la forme du corps et lui est liée d’une façon irréductible : c’est elle qui fait de ce corps un corps humain et seul l’ensemble des deux est pleinement un être humain. Mais il n’en pense pas moins que l’âme est en soi une réalité non matérielle, éventuellement séparable du corps (c’est pour le catholique ce qui se passe pour l’âme des morts ainsi avant le jugement dernier). Dans tous ces cas, il est exclu qu’un procédé matériel puisse s’emparer de cette réalité, qui n’est pas de l’ordre matériel même si elle a besoin de la matière comme support.
Ce qui veut dire une chose simple : si les transhumanistes radicaux réussissaient leur opération, ce serait la preuve que le matérialisme avait raison, et que les conceptions spirituelles sont fausses. Ce serait donc un cas, rare, où une réalisation scientifique trancherait de façon semble-t-il définitive un débat philosophique majeur. Mais du coup la dignité humaine volerait en éclat. Le devenir essentiel d’un être humain ne serait plus une question de dignité intrinsèque, mais de purs moyens. Aurait droit à une forme d’immortalité celui qui pourrait se le permettre ; les autres étant renvoyés au néant, à un nouveau Schéol. Entre autres victimes collatérales, la démocratie serait alors une farce sans signification.
Mais du coup aussi, même pour les gagnants le résultat resterait métaphysiquement assez dérisoire. Car ce qu’on appelle transcender l’humain dans une telle conception resterait quelque chose de modeste. Au fond cela équivaudrait à passer à la version 2.0 d’un « appareil » qui est resté 1.0 pendant des millénaires, mais qui resterait un simple dispositif technique. En réalité donc même si ça marchait on ne transcenderait rien. Et il y a pire : car si dans le meilleur des cas, on pourrait espérer être ‘immortel’, ce ne serait qu’en ce sens qu’on ne serait pas certain de mourir. Mais ce ne serait pas par nature, car la vulnérabilité de la matière subsisterait. Et donc la vulnérabilité des intéressés : après tout, un programme informatique ça s’efface, une machine, ça se casse. D’où la terrible angoisse qui hanterait ses bénéficiaires : ils pourraient peut-être survivre, mais ils pourraient aussi être liquidés. Notamment par les sous-hommes. Ou les hackers.
Ce qui frappe donc est au fond la grande médiocrité métaphysique de telles aspirations. Comparons avec la foi chrétienne par exemple, qui vous dit que vous êtes ‘capax Dei’, capable de recevoir Dieu (qui Se donne à nous, si nous L’acceptons). Un réel infini, éternel de surcroît. Un tout autre programme !