lundi 2 avril 2012
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Intervention au Colloque Association des Economistes catholiques/Fondation de Service politique du 11 février 2012
Devant l’ampleur des crises que nous subissons, parler d’irresponsabilité va quasiment de soi. Mais elle va au-delà de ce qu’on dit habituellement.
Il y a deux crises emboîtées. La première crise, celle de 2007, portait sur des crédits bancaires américains, empaquetés comme valeurs mobilières, mais sans marché secondaire actif. Cela n’a donc rien à voir avec la spéculation. La crise en a révélé les failles : des prêts trop souvent octroyés n’importe comment par n’importe qui, des instruments illisibles ou trop compliqués, des notations peu fiables, un filtre insuffisant des professionnels qui mesuraient mal leurs risques. Des erreurs professionnelles graves, personnelles et collectives, qui sont en même temps des erreurs morales. On a péché, moralement, contre des exigences élémentaires de juste prix et de conseil. Encore faut-il rappeler le lien étroit entre compétence technique et moralité. Qui ne comprend pas la technique considérée a du mal à discerner ce qui est bien ou mal. Et qui ne respecte pas des règles morales ne peut être un bon professionnel sur la durée.
On met ici en cause les rémunérations. Ecarter un égalitarisme de principe ne signifie pas qu’il soit justifié de pratiquer n’importe quelle rémunération. Car intervient la justice (justice commutative et justice distributive). Par ailleurs il faut rapprocher rémunération et responsabilité : qui prend des positions risquées doit en assumer sur la durée la responsabilité. Mais la rémunération des traders ne doit pas obnubiler : derrière elle il faut s’intéresser à l’activité elle-même. Certains soupçonnent une position privilégiée de la finance, permettant des profits disproportionnés. En supposant cette analyse confirmée, reste à expliquer comment cela peut se produire : positions dominantes ou privilégiées ? Prise de risque excessive ? Cette dernière a sans doute joué un rôle majeur. Tout ceci pose à nouveau à la fois des questions tant de régulation que de morale personnelle.
Au-delà, il faut rappeler que la confrontation des préférences que constitue le marché donnera un résultat différent si ces préférences sont différentes. Quand on fait une opération, on est responsable du signal qu’elle envoie au marché. Plus largement, la propriété est ordonnée au Bien commun ; et donc le maniement de fonds implique une responsabilité morale personnelle envers la société. La responsabilité des acteurs économiques ne se limite donc pas à la déontologie, elle est bien plus large et relève de la destination universelle des biens ; elle nous touche donc tous, même si celle des professionnels de la finance est première.
Tous les manquements signalés ne sont pas seulement le fait de pratiques aberrantes, mais aussi d’une idéologie socialement acceptée. Face à ceux qui dénoncent sottement le marché sans voir son rôle essentiel, d’autres se cachent derrière une foi aveugle dans un ‘marché’ supposé efficient et capable de trouver spontanément son organisation. Or le marché ne sait pas réguler son propre fonctionnement ; il lui faut des règles du jeu et des arbitres. Ces erreurs subsistent aujourd’hui, lorsqu’on voit le marché envahi comme aujourd’hui par de nombreuses pratiques opaques, CDS et trading haute fréquence en premier lieu. De tels dérèglements impliquent de graves erreurs ou manquements des régulateurs et un manque de volonté de leur part.
Les pouvoirs publics ont failli gravement dans deux autres domaines qui sont de leur responsabilité propre. L’un, au cœur de toute crise, est l’endettement. La détention d’une créance donne au prêteur une sécurité, puisqu’elle lui confère un droit juridique sur les sommes visées ; mais elle peut s’avérer trompeuse si l’endettement n’est pas tenable. L’avenir étant imprévisible, seule la partie raisonnablement très probable peut être financée par endettement, et elle est limitée ; au-delà, la dette est dangereuse. Et donc la moralité, c’est d’abord les fonds propres. L’endettement (les effets de levier) est une drogue dangereuse, d’autant plus qu’il s’accompagne d’un sentiment de sécurité illusoire ou perverse. S’endetter c’est en outre souvent ne pas faire face à un problème et le reporter sur l’avenir. C’est notamment le cas de la dette publique. La facilité de la dette publique ne marche qu’un temps : c’est le feu de paille d’une génération. Mais elle pèse lourdement sur celles qui suivent, aliénant du même coup la capacité de décision politique. C’est donc profondément immoral.
A cela s’ajoute le régime monétaire en vigueur depuis 1973, où rien ne régule les décisions d’une banque centrale. La facilité permet alors la mise à la disposition de liquidités élevées, qui se traduisent dans le prix des actifs. D’où des bulles, dont la formidable bulle immobilière qui s’est développée aux Etats-Unis dans la dernière décennie.
Plus généralement, notre mécanisme politique est basé sur une ‘responsabilité’ élective, où le rôle central est joué par des mesures repérables dans le système médiatique, donc à court terme. Les conséquences importantes des décisions, qui sont structurelles et n’émergent qu’à terme, sont automatiquement évacuées du débat. Qu’il s’agisse de l’endettement public ou de la régulation du marché.
En bref, tant dans ses valeurs dominantes, son idéologie, que dans ses institutions, notre système collectif organise l’irresponsabilité.